L’on doit au psychologue américain, fondateur de l’école de Palo-Alto (ville située au sud du golfe de San Francisco), avec Jay Haley, John Weakland et Don Jackson, d’avoir découvert, au début des années 1950, le mécanisme psychologique du double bind, aussi efficace que toxique (ces auteurs pensent qu’il est à l’origine de nombreuses maladies mentales) [1]. Littéralement, l’expression signifie « double lien » ou « double contrainte ». Il s’agit d’un double message contemporain et pourtant contradictoire : le premier affirme A et le second son opposé. Ce peut être une contradiction dans la formulation même : « Je suis très content de votre travail. C’est pour cela que je vous licencie ». Ainsi, dans Astérix en Corse, le tenancier Carferrix dialogue avec un soldat romain qui est un jeune bleu zélé : « Je n’aime pas qu’on parle à ma sœur [affirme Carferrix foudroyant le Romain qui fond à vue d’œil]. – Mais elle ne m’intéresse pas votre sœur. – Elle te plaît pas ma sœur ? – Mais si, bien sûr, elle me plaît… – Ah, elle te plaît, ma sœur !!! Retenez-moi ou je le tue, lui et ses imbéciles [2] ! »
Plus subtilement, la contradiction peut se situer entre le contenu verbal et le langage non-verbal. Normalement, chez une personne adulte, il y a harmonie, congruence entre sa parole et son corps. Si elle vous dit qu’elle est contente de vous voir, vous sentez dans sa voix une chaleur et vous voyez dans ses yeux une lumière. Tout le contraire de Caféolix – nous ne quittons pas cet album d’Astérix qui est un véritable festival [3] ! –, qui fixe le chef corse Ocatarinetabellatchitchix avec un regard de croquemort, tout en lui assurant : « Ocatarinetabellatchitchix, je suis fou de joie de te voir », et qui s’entend répondre, sur le même ton funèbre : « Caféolix, ta vue me remplit d’allégresse [4] » ! Mais dans ce cas, c’est seulement le décalage culturel que les auteurs d’Astérix veulent pointer et non la manipulation…
La personnalité narcissique, elle, joue en permanence du décalage entre les deux types de communication, verbale et non verbale. Par exemple, elle pratique ce qu’on appelle de l’écoute aversive : elle ne salue pas, ne se lève pas, prend une position exagérément détendue ; ainsi son corps (langage non verbal) envoie-t-il le message : « Tu ne m’intéresses pas. Tu ne vaux rien à mes yeux car je suis supérieur à toi ».
Pascal Ide
[1] Cf. Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, trad. Ferial Drosso et al., coll. « Point Essai », Paris, Seuil, tome 2, 2008 ; Jean-Jacques Wittezaele (éd.), La double contrainte. L’héritage des paradoxes de Bateson, Bruxelles, De Boeck Université, 2008.
[2] René Goscinny et Albert Uderzo, Les Aventures d’Astérix. 20. Astérix en Corse, Paris, Hachette, 1973, p. 23.
[3] Cf. Pascal Robert, « Palo Alto au miroir d’Astérix, l’enseignement de la théorie de Palo Alto assistée par la BD », Colloque « BD et solidarité », Roanne, octobre 2008, dans Éric Dacheux et Sandrine Le Pontois (éds.), La BD, un miroir du lien social, Paris, L’Harmattan, 2012. Accessible le 14 avril 2018 sur le site : http://livre-rose.hyper-media.eu/wp-content/uploads/2013/10/Robert-Asterix.pdf Cet article offre une description particulièrement fouillée et passionnante du double bind ci-dessus.
[4] René Goscinny et Albert Uderzo, Astérix en Corse, p. 17.