Le célibat non choisi. Une blessure qui n’est pas une fatalité

Pascal Ide, « Le célibat non choisi. Une blessure qui n’est pas une fatalité », Sources vives. Le célibat, n° 117 (septembre 2004), p. 59-75.

Le célibat non choisi est une blessure. Multiples en sont les souffrances : extérieures (le regard des autres, l’incompréhension de la famille, voire la culpabilisation, etc.), intérieures (la solitude, l’absence d’enfant, de vie érotique, etc.). Mais unique est la cause : l’absence de mariage ; en effet, la destination de toute personne adulte, sauf appel particulier qui demeure toujours minoritaire, est de fonder un foyer [1]. Voilà pourquoi les principales meurtrissures du célibat sont liées aux deux finalités du couple, la communion conjugale (qui engage autant l’intériorité que le corps) et la procréation.

Le célibat non choisi, une blessure qui vient d’une blessure

Le célibat non choisi n’est pourtant pas une fatalité. En effet, s’il est blessant, il est aussi blessé, c’est-à-dire qu’il trouve chez le célibataire une partie de ses raisons. La formulation de cette phrase dont je sais d’expérience qu’elle peut susciter de violentes réactions chez certains célibataires, est pesée et ne cherche nullement à redoubler la blessure par un jugement. Que celui qu’une telle phrase hérisse me fasse crédit et prenne la peine de lire ce qui suit.

Je dis d’abord « pour une part », car bien évidemment, la vie en solo s’explique par un contexte sociologique particulier. Pour ne donner qu’un fait : une célibataire catholique de trente-cinq ans qui cherche un époux partageant ses convictions religieuses se trouve largement majoritaire (certains disent que la proportion hommes-femmes est de un pour cinq), au sein des lieux habituels de rassemblement (paroisse, communauté, retraite, session, etc.). Pour des raisons statistiquement évidentes, la difficulté de la rencontre est proportionnelle à ce pourcentage. S’ajoute à ce facteur sociologique le hasard de la rencontre. Même le Roméo le mieux disposée (« Tonight… ») ne peut, par son seul désir, engendrer l’apparition de sa Juliette. Depuis que le mariage n’est plus arrangé [2], il est laissé à l’arbitraire incompressible et incontrôlable de la rencontre. Souligner ces facteurs extérieurs n’est pourtant pas suffisant [3]. Conditionnement (ici sociologique) n’est pas nécessité. Une preuve parmi beaucoup : j’ai très régulièrement l’occasion de célébrer des mariages de quadras. Et, pour reprendre l’exemple ci-dessus, les inscriptions aux agences matrimoniales (par exemple chrétiennes) montrent que les hommes ne sont ni rares ni dégénérés ! Les racines du célibat non choisi plongent donc partiellement en nous.

Je dis ensuite « blessé » car, d’expérience, je pense que le célibat non choisi est, là encore partiellement, lié à des blessures intérieures qui trouvent leur origine dans notre histoire et, comme c’est presque toujours le cas pour les blessures, dans notre histoire ancienne et familiale. Une telle affirmation se fonde sur de nombreuses confidences de célibataires tardifs notamment mariés : en effet, les épousailles consolant, ils peuvent relire paisiblement leur histoire ; or, combien de fois ne m’ont-ils pas dit : « En fait, je me rends compte que, jusqu’à maintenant, je ne pouvais pas me marier. Je n’avais pas réglé tel aspect dans ma vie personnelle [une dépendance à l’égard des parents, une immaturité affective, une trop grande tendance à la fusion, un ressentiment entretenu, etc.] et ne pouvais pas rencontrer l’autre de manière durable. » Je préciserai deux points. D’une part, être blessé ne signifie pas être malade. Il faudrait distinguer une psychologie des personnes bien portantes – c’est-à-dire la majorité de l’humanité – et une psychologie des personnes malades, profondément et durablement inadaptées à la réalité (tel est par exemple le cas d’une personne anorexique ou d’une personne souffrant de troubles obsessionnels compulsifs). La blessure à l’origine du célibat relève le plus souvent du premier type de psychologie. Mais, pour être universelle, la meurtrissure intérieure n’en est pas moins handicapante.

Ce constat selon lequel nous sommes tous blessés ouvre à une objection qui appelle la seconde remarque. La blessure n’est pas le privilège des personnes célibataires. Elle touche tout autant les personnes mariées. Si elle ne les a pas empêchés de convoler en justes noces, pourquoi donc en faire grief aux célibataires ? L’accompagnement de couples en difficulté montre en effet que les souffrances intraconjugales plongent le plus souvent ses racines dans l’histoire personnelle de chaque conjoint : que les difficultés apparaissent lors de la vie conjugale signifie que celle-ci en est non pas la cause (au moins principale) mais le révélateur. Comme le disait un psychothérapeute : « Quand je reçois un couple en crise, je reçois six personnes (le couple et leurs parents respectifs) ! » Je me suis parfois dit que, étant donné les blessures affectant certains conjoints, telle personne aujourd’hui mariée pourrait tout aussi bien être célibataire et vice versa. Un nombre pas si rare de mariages s’expliquent par un – bienheureux ! – aveuglement passager permis par la passion, la jeunesse, etc. Mais ensuite, les inévitables tensions de la vie conjugale et bientôt parentale se chargent de réveiller-révéler ces souffrances intérieures. Je dis « bienheureux » car l’essentiel est bien le travail de construction du couple : la relation conjugale, la relation parentale, mais aussi et avant tout, la relation à soi-même. Faut-il donc attendre cet aveuglante lumière de la passion ? Non, car la blessure qui, ignorée, permet le mariage des époux l’empêche chez les célibataires. Il est donc essentiel d’y travailler, du fait de ses effets qui apparaissent clairement négatifs.

Enfin, je dis « ses raisons » et non pas « sa raison ». En effet, mon propos n’est pas plus de déresponsabiliser qu’il n’était de culpabiliser. Nos blessures, par définition involontaires et donc non coupables, font souvent le lit de péchés qui, eux, par essence, engagent la liberté. Voilà pourquoi dans la brève proposition de chemin, en trois étapes, que je vais maintenant brosser, je conjuguerai le volontaire et l’involontaire (blessé).

Résumons brièvement ce chemin. En son cœur, le mariage est une communion féconde entre un homme et une femme. Or, la communion est un libre échange de dons : « je te reçois comme époux (épouse) et je me donne à toi », dit la plus riche des trois formules du rituel du sacrement de mariage. La première blessure, source de l’état de célibataire, consiste donc dans l’incapacité à se donner. Mais comment se donner sans s’estimer ? L’amour de l’autre, explique saint Thomas d’Aquin, suppose l’amour de soi [4]. La seconde blessure, plus profonde, à la racine du célibat non choisi, se fonde dans le manque de don non pas de soi, mais à soi, c’est-à-dire à soi-même. Enfin, comment s’aimer si l’on ne fut pas aimé ? Le don à soi(-même) qui ouvre sur le don de soi, suppose l’expérience d’un amour originaire, d’un don enveloppant inconditionnel. Telle est la dernière et plus radicale blessure du célibat subi : s’étant senti mal-aimé, il a du mal à aimer (gratuitement) ; son mal-aise est un mal-être [5].

1) Le don de soi blessé :

Marc, 37 ans, est un brillant commercial qui parcourt l’Europe, conquérant des marchés toujours plus alléchants pour le compte de son entreprise de cosmétiques. Sa famille, son entourage s’étonnent de ce que cet homme doué, plutôt beau garçon, à l’intelligence déliée, à la situation enviable, agréable de contact, volontiers serviable, ne soit toujours pas marié. Ce n’est pas qu’il ne rencontre personne. Tout au contraire, dans les soirées, il est toujours entouré d’amis. Son carnet d’adresses regorge de jeunes filles qui rêveraient que Marc leur passe une alliance au doigt. Il a même été fiancé une fois. À qui lui demande pourquoi il imite si bien Hugh Grant dans Quatre mariages et un enterrement, Marc répond une fois qu’il ne ressentait plus rien, une autre fois qu’il avait peur de ne pas assez aimé sa future femme, etc. Trop de raisons ne font pas raison.

On ne trouvera d’explication que si l’on dépasse les apparences et que l’on demande son avis à l’une de ses proches, mariée, ce qu’elle pense de Marc. Son jugement est sans aménité mais pas sans amitié : « Aimable, Marc ? Oui, surtout s’il se sent aimé. Beau garçon ? Mais séducteur ou séduisant ? Entouré ? Oui, pour tester son pouvoir de séduction, non pour rencontrer. Serviable ? Oui, car il sait qu’une jeune femme « craque » toujours face à un homme attentif. D’ailleurs, je ne me souviens pas qu’il ait jamais pris l’initiative d’organiser un week end ; plus encore, il tient en suspens jusqu’au dernier moment les trois ou quatre invitations qui lui ont été adressées ; son unique critère de choix : celle qui l’arrange le mieux. Vous voulez mon avis ? Marc est égoïste : son amour est calculé. Je me demande parfois s’il fait une différence entre sa vie professionnelle et sa vie relationnelle. » L’amie ajoute : « Vous croyez peut-être que je suis une des multiples conquêtes que Marc a laissées sur le carreau ? En réalité, je ne parlerais pas ainsi si, d’abord, je ne l’avais dit à Marc lui-même, longuement. Il m’a écouté, visiblement très remué. C’était la première fois que quelqu’un osait lui parler ainsi. Quelle ne fut pas ma joie lorsque j’ai reçu hier un carton d’invitation à un week-end prolongé qu’il organise dans les Cévennes. » J’ajouterai un dernier point : Marc confond l’amour sentiment avec l’amour de volonté [6]. Ne ressentant plus rien pour sa fiancée, il a cru ne plus l’aimer. Mais, là encore, son égoïsme est au moins partiellement en cause : qui a appris à se donner découvre qu’au-delà du plaisir éphémère né de la maximisation calculée de ses intérêts, de multiplier les avantages, se trouve une joie, ce que Mère Teresa aimait appeler : la joie du don.

Amélie, 35 ans, est maître assistant dans une Faculté de lettres. Jolie, elle conquiert le cœur des étudiants ; pleine d’humour, elle séduit les étudiantes ; simple et très disponible, elle est la coqueluche de ses collègues. Elle n’hésite pas à corriger jusque tard dans la nuit les copies, rencontrer longuement les étudiants angoissés par leurs perspectives d’avenir, leur concours. Par ailleurs, elle se dévoue pour sa voisine et fait de l’écoute pour les personnes en difficulté. Ce qui ne l’empêche pas de sortir, de rencontrer des garçons. Il n’empêche, elle a déjà coiffé dix fois Sainte Catherine.

Comme Marc, elle suscite la stupéfaction de son entourage : selon l’expression consacrée, elle a tout pour elle : pleine de charme, fine, enjouée, dévouée. Pourquoi revient-elle si souvent de ses soirées, seule au volant de sa Fiat ? Pourquoi n’est-elle pas encore mariée ?

Les attitudes de Marc et d’Amélie ne sont pas si éloignées qu’il le semble. Elles ont en commun d’être ce que j’appellerais volontiers « un don de soi Canada dry » : elles en ont l’odeur, la couleur, mais ce ne sont pas de véritables dons de soi. En revanche, leurs motivations sont radicalement opposées : Marc est égoïste, Amélie altruiste. Je veux dire que le premier ne cherche jamais le bien de l’autre que s’il peut servir à ses intérêts personnels ; autrement dit, il construit l’amour de soi sur les décombres de l’amour de l’autre ; en revanche, la seconde a édifié l’amour de l’autre sur les décombres de l’amour de soi. Tous deux chantent, avec Charles Trénet, l’impossible rendez-vous du soleil et de la lune : « La lune est là, la lune est là, la lune est là mais le soleil ne la voit pas. Pour la trouver, Il faut la nuit, il faut la nuit, mais le soleil ne le sait pas et toujours luit. » En effet, pour rencontrer l’autre, il faut accepter la nuit : de son trop grand amour de soi chez l’égoïste ; de son trop envahissant service de l’autre chez l’altruiste.

Un signe ne trompe pas : Amélie la joyeuse est aussi, secrètement, très secrètement (seule une de ses amies est au courant), Amélie la douloureuse. Depuis trois ans, elle souffre d’une endométriose pour laquelle elle fut opérée déjà deux fois. Lorsque la bouche ne dit rien (ici de son besoin d’être aimé), le corps parle : la maladie ou « le mal a dit » [7].

Pour qu’il y ait don de soi, il faut un don, mais il faut aussi un soi, autrement dit une personne construite. Quand l’estime de soi est blessée, le don de soi ne peut que l’être ; la personne en déficit de confiance de soi ne peut sortir d’elle-même pour aller à la rencontre de l’autre et se risquer à une relation gratuite. La relation à l’autre est toujours menacée soit par la domination-utilisation, soit par la fusion-servilité, soit, enfin, par la fuite. Dans l’exemple qui va suivre, l’auto-dénigrement de Magali la conduit à fuir la relation à l’autre.

2) L’estime de soi blessée :

Le quatrième des Contes des quatre saisons, Conte d’automne (1998), se demande : existe-t-il un automne de l’amour ? Peut-on encore aimer, être aimé, lorsqu’on est arrivé à la saison des vendanges, lorsque l’âge est mûr comme un fruit, lorsque le corps commence à s’incliner sous le poids des années comme les sarments des vignes sous celui des grappes ? Oui, répond résolument ce grand amoureux de l’amour qu’est le cinéaste français Eric Rohmer. Une des deux héroïnes, Magali, veuve de 45 ans, mère de deux grands enfants et viticultrice dans l’Ardèche, dit ne pas souffrir de la solitude et ne pas vouloir se remarier. On découvre progressivement que derrière cette apparente indifférence, se cachent bien des résistances. Magali est habitée par les craintes qui sont celles de toute femme disponible de son âge : comment pourrait-elle intéresser un homme (« Les hommes aiment les plus jeunes ») ? peut-elle encore plaire ? etc. Ensuite, elle campe sur un refus de principe qui rend impossible la quête de l’homme : « C’est plus difficile que de trouver un trésor. » Enfin, lorsque Magali se trouve déçue de sa première rencontre avec Etienne, son premier réflexe est de s’isoler dans un coin du jardin et de mettre en avant son travail : « Pour l’instant, je n’ai plus d’intérêt qu’à ma vigne. Je ne veux plus penser aux hommes. » Spontanément, la personne blessée se rétracte pour recevoir moins de coups. Ne dit-on pas travailler à corps perdu ?

A ces diverses résistances, ne s’ajoute-t-il pas un autre motif, plus subtil, qui verrouille autrement le cœur que toutes les blessures, je veux dire l’orgueil ? L’amour-propre étouffe l’amour. Avec quelle colère et quelle énergie Magali refuse la proposition que lui fait sa grande amie Isabelle de passer une annonce matrimoniale. Ses arguments contre celle-ci sont trop cinglants (les hommes qui mettent des annonces sont « tous des crétins et des obsédés ») et trop disproportionnés (« C’est le principe même qui me déplaît. J’aurais l’impression de me vendre ») pour ne parler que de l’agence. Derrière ce pseudo-argument pointe le même désappointement que cette parole providentialiste cherche aussi à camoufler : « Chaque fois que je fais l’effort de parler à un autre homme, ou je le déçois ou il me déçoit. Si jamais ça devait marcher, ça serait absolument indépendant de moi. » Dit autrement, le prétendu détachement n’est que la face valorisante de la crainte de l’échec et de la souffrance.

Enfin, on pourrait aussi se demander si, derrière ce refus, ne pointe pas un dédain de soi. A son amie qui lui parle de rencontrer Etienne, Magali avance deux arguments qui sont autant de dénigrements : « Il ne voudra pas vivre avec une paysanne. Et je suis trop vieille. » La joie que suscite chez Magali la réponse pleine d’esprit de Rosine – « Il y a des femmes qui ont le privilège de ne pas vieillir » – ne confirme-t-elle pas la présence de cette mésestime ? D’autres motifs affleureront lorsqu’Isabelle insistera pour qu’elle vienne à un mariage : « ça m’ennuie de m’habiller. Je ne connais plus personne. Je suis très timide. »

L’accompagnement de couples me fait de plus en plus découvrir que le manque d’amour de soi ne crée pas seulement des ravages chez celui qui se déteste mais dans l’entourage, notamment immédiat : celui qui se hait ne supporte pas non plus qu’on l’aime ou bien estime qu’on ne l’aime jamais assez. Il est urgent de croître dans l’estime de soi au nom de l’amour de l’autre. Ne vivant pas en couple, le célibataire perçoit plus difficilement combien son manque de confiance en soi, de connaissance de soi et d’estime de soi altèrent considérablement les possibilités de rencontre amoureuse.

Magali sortira de son splendide et douloureux isolement par ces jardiniers de l’âme que sont les amis. Lorsqu’Isabelle ose formuler à Magali ce que celle-ci n’ose s’avouer : « Ce qui te manque, c’est un homme », Magali ne peut plus résister : « Je crois que tu as raison. » Et la prise de conscience est si forte qu’elle se met à pleurer : « Tu vois juste et tu as touché le point sensible. » Pleurs libératrices d’une tension longuement niée.

L’amitié révèle donc la mésestime de soi en douceur, car le véritable ami est celui qui écoute sans juger, parle sans calcul et aime sans condition. Mais si l’amitié dévoile le manque d’amour de soi, elle ne suffit pas toujours à en guérir. Pour s’aimer soi-même, il faut s’être senti aimé.

3) L’origine blessée ou donner du poids à ses parents :

Marie, 42 ans, célibataire, française, se retrouve, à cause de son travail, déplacée à Londres. Contrairement à ce qu’elle imaginait, son nouveau poste est peu prenant ; pire que cela, il n’est pas gratifiant. Pour la première fois de son existence, son travail est la partie la moins importante de sa vie. De plus, exilée, elle sort moins le soir. Du coup, elle a du temps pour elle, elle rentre en elle-même. Elle avait toujours expliqué son état de célibataire par les contraintes de sa vie professionnelle. Etait-ce si vrai ? Marie fréquente un groupe de prière. Elle entend un jour la parole de l’Evangile à laquelle il était fait allusion plus haut en note : « Quitte ton père et ta mère. » (Mt 19,5) Et le berger du groupe de prière de commenter : « Il ne s’agit pas seulement de quitter physiquement ses parents, de partir de la maison. Il s’agit aussi de couper intérieurement les amarres, de construire sa propre vie. » Marie est ébranlée par cette parole du Christ et son commentaire sans concession. Dans sa solitude londonienne, tous deux résonnent fortement. Elle prend alors conscience que les rares moments libres laissés par son travail ces dernières années, elle, fille unique, les passait au téléphone ou chez ses parents à s’occuper d’eux. Il ne lui restait plus un instant de libre pour sortir, entretenir des amitiés, nouer de nouvelles relations. Elle se souvient alors qu’elle n’avait pas donner suite à une lettre d’un ami qui voulait la revoir et, manifestement, ressentait pour elle plus que de l’amitié. Elle s’était dit que si elle commençait à le fréquenter, elle devrait voir moins souvent ses parents et donc n’accomplirait pas son devoir de piété filiale. Mais était-ce la véritable raison ? Quel prétexte rêvé que ces parents malades pour fuir son vide affectif ? Quelques semaines plus tard, toujours au groupe de prière, une parole du Christ produit un choc similaire à la précédente : « Laisse les morts enterrer leurs morts. » Là, Marie n’a pas besoin d’un commentaire pour comprendre que ces « morts » sont, symboliquement, ceux qui la tirent en arrière. Ces cadavres logent dans ses propres placards. Au fond, elle attend secrètement que ses parents lui donnent l’autorisation de prendre du temps pour elle, qu’ils aillent mieux pour se donner un peu de temps libre. Comme si ses parents vieillissant n’auraient pas de plus en plus peur de se trouver seuls et s’attristeraient de plus en plus de son éloignement ! Marie a décidé d’aller voir une personne pour débrouiller l’écheveau. Elle ne veut plus subir sa vie. Maintenant, elle peut se dire et se redire qu’elle veut se marier et qu’il lui appartient à elle et à elle seule de prendre les moyens.

Gérard, 43 ans, ressemble à l’altruiste Amélie. Il est l’exemple même de l’homme prêt à rendre service. Comme par hasard, il est responsable des relations humaines dans une entreprise. S’il y a un problème, on sait que l’on peut toujours compter sur lui. Mais comment se fait-il qu’un garçon aussi doux et attentif à autrui soit encore célibataire ? Un épisode est significatif. Rencontrant à la machine à café Lucien, un de ses collègues, Gérard lui fait remarquer, avec le plus de délicatesse possible, qu’il a sans doute vexé sa secrétaire l’autre jour en oubliant de prendre des nouvelles de son enfant qui avait dû passer plusieurs jours en clinique. Ennuyé, Lucien aborde le sujet avec sa secrétaire. Etonnée, celle-ci lui répond qu’elle était bien placée pour savoir que le poste de directeur financier occupé par Lucien, dans la période de récession que connaissait l’entreprise, le surchargeait de soucis ; elle comprenait donc bien que Lucien ait oublié cette hospitalisation pour une affaire de surcroît bénigne. Rassuré, Lucien sent alors monter une colère contre Gérard. Tout de go, il se rend dans son bureau, lui dit qu’il s’était trompé et que, de manière générale, il en a assez de son caractère inquisiteur, paternaliste. Et il conclut par cette flèche de Parthes : « Au lieu de passer votre temps à vous occuper du bonheur de tout le monde, occupez-vous du vôtre. » Contre toute attente, Gérard remercie Lucien de ses remarques constructives et lui promet de s’améliorer. En réalité, il est profondément affecté. Il est même tellement remué, qu’il décide de commencer une psychothérapie, ce qui, pour un altruiste comme lui, constitue une véritable révolution. Au cours de cette thérapie, il prendra notamment conscience qu’avec un père qui rentrait dans sa chambre sans prévenir, même lorsqu’il était devenu adolescent, il faisait de même avec autrui ; et, comme son père, il justifiait son attitude d’un irréfutable « c’est pour ton bien ». Surtout, il comprendra que son intimité n’ayant pas été respectée, il acceptait que d’autres fassent indûment intrusion chez lui. Ces collègues, ses amis, notamment ses amies qu’il pensait conquérir par sa serviabilité, au fond le méprisaient de se laisser ainsi toujours utiliser, voire manipuler.

Nous touchons ici la racine ultime qui bride le désir qu’a le célibataire de se marier. L’amour est une affaire de juste distance : trop proche, l’affection rime avec fusion et bientôt avec destruction ; trop éloignée, elle s’anesthésie et finit par s’éteindre. La Carte du Tendre est d’abord intérieure. Or, cette juste distance avec autrui s’apprend dans la juste distance avec ses parents : ni dépendance, ni révolte, ni indifférence.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler le sens du quatrième commandement : « Honore ton père et ta mère » (Ex 20,12). Classiquement, on interprète ce précepte comme une demande de respect, de vénération pour les parents car ils représentent Dieu dans l’exercice de l’autorité, etc. Toutefois, l’enseignement profond du texte ne se réduit pas à la pietas, si importante soit cette vertu. Les parents transmettent le don, précisément trois dons : la vie, la Torah et la terre. Voilà pourquoi le commandement se termine par une promesse de récompense : « afin d’avoir longue vie sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne. » L’exégète belge André Wénin commente : « Dans ces conditions, on comprend qu’honorer père et mère dépasse, sans l’exclure, le respect concret des personnes. […] En ce sens, honorer père et mère revient à les recevoir, avec ce qu’ils transmettent, comme un don de Dieu [8]. » Les honorer, c’est faire mémoire de ce que la vie est un don. Enfin, kibbed, honorer, a aussi pour sens rendre lourd, alourdir. Or, explique le Père Wénin, tout être humain tend à se décharger de ces poids d’angoisse sur l’autre ; ainsi il n’est pas rare que les parents délestent ce poids sur leurs enfants et leur demandent de réaliser leurs espoirs déçus et de combler leurs manques. Le commandement signifie alors que les parents doivent porter eux-mêmes le poids de leur vie et de leur blessure, sans le faire peser sur leurs enfants. Car c’est à ce prix que ceux-ci peuvent vivre librement. « D’ailleurs, n’est-ce pas les honorer comme êtres humains que les estimer capables de se libérer de leurs poids autrement qu’en les faisant porter par leurs enfants [9]? »

Un chemin de reconnexion :

Ainsi donc, le célibat non choisi, à côté des conditionnements sociologiques et de la malchance d’une rencontre inexistante ou inaboutie, s’enracine dans une blessure du don de soi qui seul fonde l’engagement dans une communion durable ; cette blessure, où involontaire et involontaire sont diversement dosés selon les histoires, peut trouver sa source dans une privation de don à soi, autrement dit dans la mésestime de soi, et elle-même, enfin, dans un manque à être aimé parfois abyssal.

A côté des aides classiques, psychothérapiques ou autres, à côté des propositions, encore trop rares, de cheminement vers un possible mariage, je valoriserai ici les outils de développement personnel mais aussi de reconstruction qui, outre leur brièveté et leur ouverture sur la décision, ne le cédant en rien à l’efficacité, ont le mérite de souvent épouser implicitement la dynamique tripartite du don ébauchée ci-dessus. Je songe par exemple aux thérapies cognitivistes-comportementalistes [10], à l’approche inspirée de la psychanalyse jungienne élaborée par le prêtre québécois Jean Moubourquette [11], sans oublier les démarches plus spirituelles dont les propositions fleurissent en France ou au Canada [12].

Très brièvement, pour finir, j’évoquerai une autre approche, originale, la communication non violente, développée par un américain, Marshall B. Rosenberg [13], et récemment popularisée par un ouvrage à succès de Thomas d’Ansembourg [14]. Des stages, indispensables, complètent les ouvrages. Je ne proposerai que l’épure de leur démarche. Aimer, construire une communion durable avec l’autre, requiert d’entrer en communication avec l’autre. Malheureusement, la plupart de nos communications sont violentes. Pour sortir de cette violence le plus souvent inconsciente mais bien réelle, Marshall Rosenberg propose une démarche en quatre étapes : 1. observation ; 2. sentiment ; 3. besoin ; 4. demande. Prenons un exemple : vous conduisez la voiture et votre ami, à côté, semble en colère. Comment entrer en relation de manière non violente ?

  1. Observation : « Je remarque que tes poings sont crispés et que tu ne me parles pas depuis que j’ai freiné un peu brusquement. Je suppose que tu es en colère. » Ayant observé un comportement concret qui affecte mon bien-être, cette étape consiste à exprimer le plus objectivement possible ce que je constate. Inversement, juger ou interpréter au lieu de constater est violent.
  2. Sentiment : « Lorsque tu es en colère, cela éveille en moi une inquiétude. » En effet, le constat provoque en moi des affects. Cette étape consiste à énoncer le sentiment éprouvé au vu de ce que j’observe. Inversement, émettre une idée ou un jugement (par exemple : « J’ai le sentiment que ma conduite n’est pas sécurisante ») est violent.
  3. Besoin : « J’ai besoin de sécurité quand je conduis. » En effet, le sentiment est sous-tendu par un besoin. Cette étape consiste à exprimer le besoin qui a éveillé ce sentiment. Inversement, transformer l’expression du besoin (à la première personne) en exigence, voire en accusation (à la seconde personne) est violent.
  4. Demande : « Aurais-tu la gentillesse de m’adresser la parole au lieu de te taire ? Cela réduira mon stress. » Cette étape consiste à demander à l’autre une action concrète qui contribuera à mon bien-être. Inversement, exiger, c’est-à-dire ne pas être prêt à accepter que l’autre décline notre requête est violent.

Or, cette démarche reconstruit en profondeur notre relation à l’autre en parcourant chaque moment du don. Par l’observation, nous réapprenons à recevoir le réel tel qu’il se donne ; par le sentiment et le besoin, nous descendons en nous-même ; par la demande, nous acceptons de recevoir de lui, et donc à nous donner à lui. Dit autrement, la communication non-violente nous reconnecte avec la réalité, avec nous-même pour nous reconnecter avec l’autre. Par ce chemin, aussi simple à comprendre que difficile à mettre en œuvre (tant nous avons pris l’habitude de violenter comme d’être violenté), le célibataire entre dans la joie du don de soi et se prépare à la possible rencontre avec l’être aimé.

Pascal Ide

[1] Sur l’existence de deux vocations, le mariage et la consécration, et le refus de faire de « la vie en solo » (cf. Jean-Claude Kaufmann, La femme seule et le Prince charmant. Enquête sur la vie en solo, coll. « Essais et recherches », Paris, Nathan, 1999) une vocation à part entière, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Célibataires : osez le mariage !, Versailles, Saint-Paul, 1999, troisième étape : p. 47-58.

[2] Ce progrès véritable qui ôte aux parents toute immixion dans une histoire qui, par définition, leur échappe, puisqu’elle se fonde sur la décision de quitter leur histoire pour créer la sienne propre, plonge ses racines dans l’Écriture (cf. Gn 2,24 et Mt 19,5) et trouve sa forme propre et définitive, grâce au Concile de Trente, dans le sacrement de mariage constitué par le libre consentement des époux scellé par la grâce du Christ.

[3] Sur la place, dans la rencontre, des conditionnements biologiques, cf. Lucy Vincent, Comment devient-on amoureux ?, Paris, Odile Jacob, 2004, et sociologiques, cf. Coll., La rencontre., éd. Félicie Nayrou, coll. “Mutations” n° 135, Paris, Ed. Autrement, 1993.

[4] Cf. Somme de théologie, IIa-IIae, q. 26, a. 4 ; et plus encore In III Sent., d. 29, a. 5. Cf. J. Roland et E. Ramirez, « L’amour de soi base de l’amour d’autrui », in Laval théologique et philosophique, XIV/1, 1958, p. 77-88.

[5] La blessure épouse donc le rythme du don, rythme dont j’ai montré ailleurs qu’il est à trois temps. Cf. notamment Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997. « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique, n° 5. Sortir de l’école unique, été 1998, p. 29-48 ; « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean-Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 151-180 et 17/2 (2001), p. 129-163. En distinguant « don ouvert » et « don fermé », et en faisant du « recevoir » et de l’estime de soi, les conditions de la première espèce de don, le psychiatre Vincent Laupies rejoint exactement notre intuition, à partir de son expérience de soignant et l’exprime en des termes simples (Donner sans blesser. Approche psychologique de la générosité et du pardon, Paris, Ed. de l’Emmanuel, 2004).

[6] Cf. Xavier Lacroix, Les mirages de l’amour, Paris, Bayard et Centurion, Outremont, Novalis, 21997, notamment le chap. 2.

[7] Amélie est une « altruiste » au sens décrit avec précision par la méthode de connaissance de soi et de développement personnel qui s’appelle l’ennéagramme (cf. Pascal Ide, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999).

[8] André Wénin, « Le Décalogue. Approche contextuelle, théologie et anthropologie », in Coll. (sous la direction de Camille Focant), La loi dans l’un et l’autre Testament, coll. « Lectio divina » n° 168, Paris, Le Cerf, 1997, p. 9 à 43, ici p. 37 et 38.

[9] Ibid., p. 38.

[10] Cf. par exemple Christophe André et François Lelord, L’estime de soi. S’aimer pour mieux vivre avec les autres, Paris, Odile Jacob, 1999, repris en coll. « Poches Odile Jacob », 2002. Cf. aussi Christophe André, Vivre heureux. Psychologie du bonheur, Paris, Odile Jacob, 2003.

[11] Cf. par exemple Jean Monbourquette, A chacun sa mission, Paris, Bayard, 2001. Cet ouvrage très pratique reprend une intuition développée par William Bridges pour qui, dans la vie, tout passage passe par trois grandes phases : le détachement à l’égard du passé ; la « marge » par laquelle la personne approfondit son identité ; la réalisation ou l’achèvement du parcours personnel, l’accomplissement de sa mission (Transitions, Making Sense of Life’s Changes, Menlo Park, CA, Addison-Wesley, 1996).

[12] Les cinq lois de vie élaborées par Simone Pacot (L’évangélisation des profondeurs. II. Reviens à la vie !, coll. “Epiphanie”, Paris, Le Cerf, 2002) et le chemin de retraite de six jours proposée par Jean Vanier (La source des larmes. Une retraite d’alliance, Paris, Parole et Silence, 2001) suivent et développent les trois moments du don.

[13] Marshall B. Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (ou bien ils sont des murs). Introduction à la Communication non violente, trad. Annette Cesotti et Christiane Secretan, Paris, La Découverte et Syros, 1999.

[14] Thomas d’Ansembourg, Cessez d’être gentil soyez vrai ! Être avec les autres en restant soi-même, Québec, Les Éd. de l’homme, 2001. Cf. du même, être heureux, ce n’est pas nécessairement confortable, même éd., 2004.

24.3.2018
 

Les commentaires sont fermés.