La comparaison est-elle toujours toxique ? (note programmatique)

 

  1. « Comparaison poison », disent certains psychologues. Pourquoi les comparaisons sont-elles tellement toxiques dans les relations interpersonnelles ? L’on pourrait distinguer deux grands cadres.

Le premier est tout intérieur en son origine (et en partie extérieur dans ses multiples conséquences délétères). Il s’agit de la fusion jalouse, de cette indifférenciation par laquelle la comparaison se double d’une évaluation et conduit à une dévalorisation du comparateur à l’égard du comparé. Observant une qualité dont il pense, être démuni, le comparateur en vient à s’exclure pour se fondre dans le comparé. Le mécanisme est bien connu des moralistes qui y a vu l’essence de la jalousie. La psychanalyse en a cherché l’origine dans le processus archaïque par excellence, la régression incestuelle. Il est vrai que la comparaison peut fonctionner dans l’autre sens (me comparant à autrui, je l’estime désormais non plus supérieur à moi, mais inférieur) et alors nourrir le narcissisme : la violence qui nie et absorbe l’altérité est aussi grande et destructrice.

La comparaison peut s’exercer dans un autre cadre, mais conduire à des interactions tout aussi mortifères, car le mécanisme est toujours la rature de l’altérité. Elle se produit ici non pas d’abord au-dedans, mais au dehors, lors d’un échange. Pour plus de clarté, symbolisons les différents protagonistes : A et B, les personnes en interaction : C, l’éventuelle troisième personne invitée par B. A, qui parle en « je », expose une opinion ou une expérience, et B l’autre protagoniste réagit en introduisant une comparaison : « C’est comme moi » (B) ou « comme un tel » (C). Or, en faisant ainsi, B centre l’attention sur cet autre C qui sert de point de comparaison et subtilement déplace le centre de l’attention de A qui parlait à partir de lui-même, vers B lui-même. La comparaison conduit donc à un secret narcissisme. On objectera que le terme comparateur (C) peut être autre que le comparateur B, par exemple si celui-ci dit : « Cela me fait penser à Churchill ». Nous répondrons que si C, c’est-à-dire l’objet dont traite B, diffère de B, l’acte provient de l’initiative de B et, quoi qu’il en soit, le « je » de l’interlocuteur A est biffé au profit du « je » de ce C qui est invité par le « tu » B sensé écouter et se centrer sur le « je » de A. Bref, la violence ressentie par A vient de ce que, par sa comparaison, a déplacé le centre de l’attention. Or, l’amour est volonté du bien de l’autre. Donc, la comparaison fait sortir de cet amour extatique de soi. Disons-le en termes éthiques : il fait passer de la norme personnaliste (désintéressée) à la norme utilitariste (intéressée) qui est à la racine de toutes les violences faites à autrui.

 

  1. Est-ce à dire qu’il faille bannir toute comparaison ? Non point. D’abord, la comparaison est nécessaire à la vie intellectuelle, c’est-à-dire à l’intelligence des choses et des personnes qui procède souvent à partir du même pour accéder à l’autre. L’on sait, par exemple, combien la constatation des similitudes statiques entre les vivants a pu conduire à celle de leur généalogie historique, donc à la saisie historique et évolutionniste du vivant, au nom du principe métaphysique selon lequel la communauté présente provient d’une origine passée elle-même commune. La méthode comparative se fonde sur deux lois : l’une, concernant le connu, selon laquelle les choses se ressemblent ; l’autre, concernant le connaissant, selon laquelle nous procédons du connu à l’inconnu.

La comparaison est aussi indispensable à la vie morale. En effet, celle-ci suit trois voies : la loi, la vertu et l’imitation. Or, la troisième procède par assimilation du modèle, donc par intériorisation de celui auquel d’abord nous nous sommes comparés. C’est d’ailleurs pour cela que la mimésis est si ambivalente. Elle peut conduire à la plus stimulante des émulations ou la plus violente des rivalités.

 

  1. Il resterait à établir une critériologie précise permettant d’opérer un discernement à la fois théorique et pratique (utilisable) entre les comparaisons, quant à l’objet et quant à l’intention.

Pascal Ide

27.1.2025
 

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