Le juste milieu vertueux. Une redécouverte de la psychologie

Dans leur sagesse pratique, les Anciens avaient noté que la vertu morale se tient dans un juste milieu [mésotès] : « La vertu est une disposition à agir […] consistant en une médiété [1] », c’est-à-dire un juste milieu. Et ce juste milieu est à distance entre deux extrêmes, l’excès et le défaut : il se situe, continue Aristote, « entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut [2] ». Quelques exemples parmi beaucoup. La douceur n’est ni la dureté (ou la violence), ni la mollesse ou la (fausse) gentillesse (avec laquelle on la confond souvent). La chasteté, qui est la vertu morale de tempérance règlant le plaisir sexuel n’est ni la luxure (qui est la jouissance sexuelle désordonnée), ni la continence (qui est l’abstention), du moins dans le cadre de la vie conjugale. Le courage, qui modère et, mieux encore, emploie la peur au service de l’objectif poursuivi, n’est ni la fuite ou la lâcheté qui cèdent à cette peur, ni l’audace qui l’ignore et, avec elle, le sens du danger.

Notre propos n’étant que de rappeler cette doctrine traditionnelle que confirme abondamment l’expérience, je ne préciserai qu’un point. Le juste milieu n’est en rien une médiocrité, une sorte de compromis-compromission entre les extrêmes. Il est au contraire une vertueuse route de crête circulant et sinuant entre deux gouffres vicieux. Là aussi, sans entrer dans le détail, rappelons une éclairante distinction de saint Thomas : entre la matière et la raison (formelle) de la vertu morale [3]. Quant à la matière, la vertu morale avance entre deux extrêmes qui sont deux contraires : l’excès et le défaut de mesure, que nous venons d’illustrer. Mais, quant à la raison, la disposition vertueuse se tient dans un extrême ou un sommet qui est la conformité à la règle vertueuse. En ce sens, elle n’a qu’un seul contraire : la difformité, la désobéissance à cette mesure. Et c’est ce que signifie la métaphore de la route de crête. Par exemple, pour la pratique de la mansuétude, qu’il est difficile d’écouter la colère en ce qu’elle nous révèle d’injuste, en conjurant la double tentation symétrique de céder à cette colère (comme le propose la rhétorique à la mode de l’indignation [4]) ou, tout à l’inverse, de l’éradiquer (comme le propose un autre discours en vogue, celui de la sérénité néo-bouddhiste).

 

Venons-en à l’objet de cet article : les sciences humaines et sociales ont retrouvé cette notion de médiété et l’ont même formalisée. Il s’agit de la loi du U inversé (« inverted U »). Elle adopte la forme d’une cloche.

Cette loi a été découverte pour rendre compte d’un fait paradoxal. De prime abord, toute augmentation d’une ressource, d’un bien devrait produire une augmentation parallèle de son effet, comme le bien-être. Représentons géométriquement cette conviction : nous placerons le premier paramètre (la ressource) en abscisse et le second (le bien-être, la facilité) en ordonné. Le résultat épousera une ligne ascendante :

Or, l’on constate autre chose : elle n’est vraie qu’au début. Par exemple, plus d’argent devrait engendrer plus de facilité pour vivre ou éduquer les enfants [5] ; en réalité, s’il y a un seuil (la pauvreté et, a fortiori, la misère) en-deçà duquel la vie est pénible, il existe aussi un seuil au-delà duquel la richesse pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. De même, la croissance d’une ville ou d’une communauté génère au point de départ plus d’échanges ; mais il arrive un moment où le nombre devient tel qu’il produit l’effet contraire : les habitants de la ville ou les membres de la communauté finissent par ne plus se rencontrer et se connaître. Autre illustration. Les psychologues Robert M. Yerkes et John Dillingham Dodson ont observé que le niveau de performance croît avec le niveau d’éveil ou d’excitation, physiologique ou mentale, mais qu’il diminue, lorsque ce niveau devient trop élevé. La relation entre les deux paramètres suit donc une courbe en cloche qui est appelée loi de Yerkes-Dodson [6]. Les conséquences psychologiques, pédagogiques ou managériales sont patentes. Si je figure géométriquement cette loi, j’obtiendrai non plus une ligne, mais une courbe en U inversé :

Cette loi du U inversé rejoint les analyses d’Olivier Rey dans son livre justement remarqué : « La limite n’est pas seulement le lieu où quelque chose s’arrête : elle est ce qui fait advenir cette chose, la rend présente [7] ». Elle est contre-intuitive, parce que nous sommes habitués à penser à la partir de la seule quantité et que nous ne nous rendons plus compte que cette quantité mesure en réalité une qualité.

 

Ce qui est vrai de réalités extérieures à l’homme l’est, plus encore, de réalités intérieures comme les vertus. De fait, deux psychologues, Barry Schwartz et Adam Grant soutiennent que cette loi du U inversé régit de nombreux processus :

 

« Dans de nombreux secteurs de la psychologie, on découvre que X fait augmenter Y jusqu’à un certain point avant d’avoir l’effet contraire. […] Le bien pur n’existe pas. Lorsqu’elle atteint un niveau très élevé, une qualité ou une expérience positive ou une situation favorable a un coût qui peut dépasser ses avantages [8] ».

 

En particulier, cette évolution en cloche modélise la médiété. En effet, la courbe en U comporte trois phases : la première, verticale ascendante, où la croissance de la ressource s’accompagne d’une croissance de la satisfaction ; la deuxième, horizontale ou en plateau, où l’augmentation de la ressource ne change rien au bien-être ; la troisième, verticale descendante, où la croissance de la ressource s’accompagne d’une décroissance de la satisfaction. Traduisons ce que nous venons de dire et qui vaut pour une réalité extérieure à l’homme, dans le registre endogène qui est celui de la vertu. La ressource correspond à ce que nous avons appelé la matière de la vertu, alors que le bienfait ou la satisfaction correspond à ce que nous avons appelé la raison de la vertu, c’est-à-dire l’atteinte de l’objectif vertueux. Or, le juste milieu délimite deux zones extrêmes qui sont deux vices, par défaut et par excès, et encadre ainsi une région intermédiaire ou mitoyenne qui est la vertu. Donc, la courbe en U formalise bien la médiété.

Illustrons notre propos avec l’exemple d’un avocat qui doit défendre un client injustement accusé. Il devra faire preuve de ferme douceur au sens où, nous l’avons dit, celle-ci n’est ni mollesse, ni violence, mais intégration mesurée de cette colère, pour pouvoir servir la cause de la justice. Sans courroux, sa plaidoirie manquera d’énergie et de conviction. Trop colérique, elle cherchera la vengeance, indisposera l’auditoire et perdra la mesure. Si donc nous plaçons la colère en abscisse et la douceur (avec les deux vices opposés) en ordonnée, nous obtenons une courbe en U inversé :

La courbe en cloche ne se contente pas de confirmer la doctrine traditionnelle sur la médiété, elle l’enrichit en la mettant en mouvement ou plutôt en histoire [9] – la moralité en moins [10]. En effet, en suivant la ligne des ressources (l’abscisse), la courbe peut être lue dynamiquement et progressivement. Reprenons l’exemple de l’avocat : un degré trop bas de colère ne lui permet pas de donner toute sa mesure ; l’augmenter lui offre plus d’efficacité ; il arrive un stade où lui donner toujours plus d’espace est inutile ; enfin, continuer à la laisser croître ou l’injecter devient contre-productif (pour l’avocat, pour le client et pour la cour).

Il en est de même dans le plaisir : insuffisant, il ne procure pas la gratification attendue, il ne détend pas. Inversement, trop important, trop prolongé, il détourne de sa finalité qu’est la seule détente, se substitue à notre devoir d’état, voire rend dépendant. Une méta-étude a appliqué la loi du U inversé à la vertu de tempérance ou plutôt, directement à la santé et, indirectement, à la sobriété (boire du vin). Elle atteste notre interprétation graduelle avec d’autant plus de clarté qu’elle porte immédiatement sur la cause de la joie (le nombre de verres de vin qui sont bus) – qui est aisée à quantifier –, et non sur cette joie elle-même – qui est qualitative. En effet, toutes les enquêtes montrent que, pour un hommme, l’espérance de vie augmente progressivement quand on passe de l’abstinence à un rythme hebdomadaire de un verre de vin, puis deux, jusqu’à sept ; entre sept et quatorze verres par semaine, la courbe s’horizontalise ; en revanche, si la consommation dépasse les quatorze verres hebdomadaires, l’espérance de santé se met à diminer [11]. À bon entendeur (buveur), salut (salute signifie « santé » en italien) !

Pascal Ide

[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. II, 6, 1106 b 36, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21972, p. 106.

[2] Ibid., 1107 a 2, p. 106.

[3] Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 64, a. 1, ad 1um. Il cite Aristote : « Dans l’ordre de la substance [ce que Thomas va appeler avec plus de précision la « matière »], la vertu est une médiété, tandis que dans l’ordre de l’excellence et du parfait, c’est un sommet » (Éthique à Nicomaque, L. II, 6, 1107 a 6-7, p. 106-107).

[4] Cf. Stéphane Hessel, Indignez-vous !, coll. « Ceux qui marchent contre le vent », Montpellier, Indigène Éd., 2011.

[5] Les chercheurs ont ainsi découvert que, aux Etats-Unis, le revenue familial optimal correspondant à environ 75 000 $ par an : Daniel Kahneman & Angus Deaton, « High income improves evaluation of life but not emotional well-being », Proceedings of the National Academy of Science, 107 (2010) n° 38, p. 16489-16493.

[6] Cette loi, découverte en 1908, fut complétée un demi-siècle plus tard par James A. Easterbrook, « The effect of emotion on cue utilization and the organization of behavior », Psychological Review, 66 (1959) n° 3, p. 183-201.

[7] Olivier Rey, Question de taille, coll. « Essais », Paris, Stock, 2014, p. 112.

[8] Barry Schwartz & Adam Grant, « Too much of a good thing. The challenge and opportunity of the Inverted U », Perspectives on Psychological Science, 6 (2011) n° 1, p. 61-76.

[9] Elle rejoint aussi un constat plus systémique de Pascal auquel nous consacrerons un prochain paper : « L’harmonie des contraires. La morale selon Pascal ».

[10] En effet, cette évolution est psychologiquement progressive, continue, ainsi que nous allons le voir. En revanche, elle est éthiquement discontinue : il y a une mesure au-delà ou en-deça de laquelle l’acte, de vertueux, devient vicieux, donc moralement répréhensible.

[11] Cf. Augusto Di Castelnuovo et al., « Alcohol dosing and total mortality in men and women: an updated meta-analysis of 34 prospective studies », Archives of Internal Medicine, 166 (2006) n° 22, p. 2437-2345.

7.6.2022
 

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