L’Ascension, une joie paradoxale (Ascension, 25 mai 2022)

La fin de l’Évangile selon saint Luc que nous venons d’entendre est surprenante. Il est dit que les Apôtres « retournèrent à Jérusalem, en grande joie » (Lc 24,52). Pourtant, « se séparant d’eux » (v. 51), Jésus vient de les quitter, ce Jésus ressuscité qui cause leur joie et donne à leur vie tout son sens. Comment ce congé ne les attristerait-il pas ? De plus, Jésus leur a donné pour mission d’être ses « témoins » (v. 48). Comment faire sans lui ? Doivent-ils, eux aussi, finir comme lui ? Décidément, cette joie est bien paradoxale. Tentons d’en approcher le mystère. Par trois chemins.

 

Tout d’abord, de toutes les fêtes liturgique, l’Ascension est sans doute la plus gratuite. À Noël, Jésus descend « du Ciel pour nous et notre salut ». Le Vendredi Saint, il meurt pour nous, et le Dimanche de Pâques, il ressuscite pour nous. À la Pentecôte, il répand son Esprit-Souffle sur nous. Mais aujourd’hui, Jésus monte au Ciel… pour lui. Comme le disait un enfant du catéchisme à qui il était demandé : pourquoi Jésus monte-t-il au Ciel ? « Mais c’est évident : il a quitté son Père, il retourne voir son Père. Il revient à la maison ». Cet enfant avait tout compris !

Quelle joie inimaginable que cette étreinte du Père et du Christ ! Et comment les Apôtres (et Marie), qui ont appris de Jésus à aimer l’autre pour lui-même et donc à se décentrer d’eux-mêmes, ne se réjouiraient-ils pas de cette joie céleste ?

Et nous ? Depuis combien de temps nous sommes-nous adressés à Dieu sans rien lui demander, seulement pour le louer, lui dire combien nous l’aimons pour lui-même, nous nous émerveillons de « toute sa splendeur » (Ex 33,19) ? Ou du moins pour le remercier ? Je me souviens que, dans la première paroisse où j’étais vicaire, on assistait à une spectaculaire montée de la vente des cierges aux approches du baccalauréat ; je ne me souviens pas que, si l’on calcule que la réussite étant de 80-90 %, il y avait un pic de cet ordre après l’examen… Et si nous faisions mentir l’histoire des dix lépreux (cf. Lc 17,11-19) ?

 

Même si Jésus retourne vers son Père, pour être réuni à Lui dans cette indicible communion d’amour, il vit aussi cette Ascension pour nous. Il nous donne un exemple de grande portée.

En effet, Jésus est monté au Ciel, tout en demeurant avec nous. Certes, il est monté avec son corps glorieux, qui est matériel. Mais n’allons pas nous représenter cette ascension comme un voyage spatial, où Jésus s’exilerait dans une galaxie lointaine ! Si tel était le cas, il serait dans un autre lieu, extraterrestre et il nous aurait quitté. Or, c’est lui-même qui, juste avant son départ, nous promet : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » (Mt 28,20). Comment comprendre que Jésus soit à la fois « emporté au ciel » (Lc 24,51) et toujours « avec nous » ? Cette présence-absence est un grand mystère. Benoît XVI propose un éclairant rapprochement :

 

« Il y a dans l’Évangile un petit récit très beau (cf. Mc 6, 45-52) où Jésus anticipe durant sa vie terrestre ce mode de proximité, et le rend ainsi plus facilement compréhensible pour nous.

« Après la multiplication des pains, le Seigneur ordonne aux disciples de monter sur la barque et de le précéder sur l’autre rive, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renverra la foule. Ensuite, il se retire ‘sur la montagne’ pour prier. Les disciples sont donc seuls sur la barque. Il y a un vent contraire, la mer est agitée. Ils sont menacés par la violence des vagues et de la tempête. Le Seigneur semble être loin, en prière sur la montagne. Mais puisqu’il est auprès du Père, il les voit. Et puisqu’il les voit, il vient à eux en marchant sur la mer, il monte sur la barque avec eux et rend possible la traversée jusqu’au bout.

C’est une image du temps de l’Église – qui nous est donc aussi destinée. Le Seigneur est ‘sur la montagne’ du Père. Par conséquent, il nous voit. Par conséquent, il peut à tout moment monter sur la barque de notre vie. Par conséquent, inous pouvons toujours l’invoquer et toujours être sûr qu’il nous voit et nous entend. Aujourd’hui aussi lar barque de l’Église, avec le vent contraire de l’histoire, navigue à travers l’océan agité du temps. Souvent on a l’impression qu’elle va sombrer. Mais le Seigneur est présent et vient au moment opportun. […] C’est cela la raison de notre joie [1] ».

 

Ainsi donc, par son Ascension, Jésus est à la fois séparé et pourtant infiniment proche. Si les Apôtres demeurent dans la joie, c’est parce qu’ils savent que Jésus leur demeure présent d’une proximité nouvelle quoique mystérieuse.

Et nous ? « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut : c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu » (Col 3,1). Le chrétien est, si vous me permettez cet adjectif, un être amphibie. La grenouille a une double vie, dans l’eau et sur la terre. La grenouille de bénitier sur la terre et dans le Ciel ! Et tel est le témoignage que nous livrent les Saints. L’on disait du bienheureux Daniel Brottier que, lorsqu’on le rencontrait, au point de départ, il donnait l’impression d’être absent, puis intensément présent. Il a un jour fait confidence sur cette apparente absence ; en fait, il se retirait en lui-même, se tournait vers le Ciel et priait Dieu pour la personne rencontrée. Et si, régulièrement dans notre journée, par exemple toutes les heures (nos téléphones peuvent nous y aider), nous nous tournions vers le bon Dieu tout en vaquant à nos activités quotidiennes ?

 

Enfin, la joie des Apôtres qui est aussi notre partage provient d’une troisième source. Nous le confesserons dans le Credo : l’Esprit « procède du Père et du Fils ». Une fois réuni à son Père, Jésus veut donc nous envoyer l’Esprit. Et en abondance. Y croyons-nous ? L’espérons-nous ? Le désirons-nous ? La grande joie de Jésus est de nous envoyer l’Esprit sans mesure. Notre grande joie sera de l’accueillir sans mesure. Seule l’assurance que l’Esprit-Saint nous précède dans toutes nos missions déborde nos légitimes craintes et nous installe dans une paix imprenable.

Savons-nous quelle merveille opère pour nous l’Esprit du Père et du Fils ? J’entendais récemment un bouleversant témoignage. Un jeune homme, prêt à se suicider, se trouvait au bord d’une falaise. Avant de se précipiter en contrebas, il lance une prière : « Dieu, si tu existes, montre-toi à moi ! » Et Dieu s’est manifesté à lui. Il s’est converti au Christ. Quelque temps plus tard, il marche dans la rue et voit trois étudiants en train de bavarder. Il entend une voix dans son cœur qui lui intime d’aller leur témoigner de sa conversion. Il résiste : « Je n’ai pas le temps. C’est une hallucination. Ils vont se moquer », etc. Mais la voix est tellement insistante qu’il s’approche et parle. Deux des jeunes, comme prévu, se gaussent. Le troisième, lui, devient livide. Il l’attire à part : « Ce matin, j’ai écrit une lettre où je disais avoir pris la décision de me suicider. Cette rencontre ne peut être qu’une coïncidence… ». Combien une âme docile à l’Esprit peut faire de bien ! Toutes les actions de l’Esprit-Saint ne sont bien sûr pas aussi spectaculaires. Mais ce qui est sûr est que l’Esprit veut passer par nous. Hors de Dieu, je ne peux rien faire (cf. Jn 15,5). Hors de moi, Dieu ne veut rien faire !

Les neuf jours qui séparent et réunissent l’Ascension et la Pentecôte constituent l’ancêtre de toutes les neuvaines. Et si nous décidions d’implorer tous les jours l’Esprit de Pentecôte afin que nous lui devenions toujours plus docile ? « Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14).

Pascal Ide

[1] Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 2. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, trad. inconnue, Paris, Rocher, groupe Parole et Silence, 2011, p. 321-322.

26.5.2022
 

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