Le Saint va en enfer (Samedi Saint, 8 avril 2023)

En 1952 paraissait un des romans les plus fameux de Gilbert Cesbron, Les saints vont en enfer [1]. Dans un quartier pauvre de la ville de Sagny, en banlieue parisienne, le père Bernard tente d’aider les habitants et les hôtes de passages : trouver un logement pour une ou plusieurs nuits, obtenir un travail pour un père de famille depuis trop longtemps au chômage, offrir un repas modeste mais réconfortant. L’on y croise Marcel l’ivrogne qui bat son gosse, Ahmed le Nord-Africain qui est indicateur de police ou Suzanne une Marie-Madeleine d’aujourd’hui. Mais, usé par ce quotidien éprouvant et désespérant, le père Bernard annonce au père Pierre, qui vient de le rejoindre, qu’il quitte la mission. Le jeune prêtre ouvrier qui travaille à l’usine lui succède et donnera sa vie pour que ces personnes apparemment perdues du Quart-Monde aient la vie.

Passons les convictions de Cesbron, catholique « engagé » comme l’on disait à l’époque, qui rêvait d’une Église débarrassée de son organisation pour être au plus près de la vie, donc opposait ingénument l’institution à la prophétie. Passons aussi certaines descriptions un peu caricaturales du militant communiste, de l’enfant battu, de la prostituée repentie. Passons enfin un certain romantisme du doute et de la révolte. Demeure l’intuition centrale. Si les Saints vont en enfer, ce n’est assurément pas qu’ils ont commis des fautes dignes de l’enfer, mais parce que, à l’instar du Christ, ils acceptent de venir y vivre pour y témoigner non pas seulement d’une possible libération, mais d’une espérance.

 

Cependant il faut dire plus que cette solidarité admirable du Christ. Jésus n’a pas seulement vécu avec les déclassés, il fut lui-même un déclassé. Il n’a pas seulement vécu en enfer, il a vécu l’enfer. L’office des lectures du Samedi Saint de ce jour nous donne de méditer une très ancienne homélie anonyme qui adopte de manière inattendue le style narratif, racontant la descente du Nouvel Adam dans les enfers (les lieux inférieurs) et interpelle le premier Adam. L’on en retient souvent l’appel puissant qui rappelle le cri de Jésus qui, « d’une voix forte » (Jn 11,43), appelle Lazare hors du tombeau : « Je te l’ordonne : Éveille-toi, ô toi qui dors, je ne t’ai pas créé pour que tu demeures captif du séjour des morts. Relève-toi d’entre les morts ». Mais j’en soulignerai deux formules d’une grande audace : « Car tu es en moi, et moi en toi, nous sommes une seule personne indivisible […]. Voici que moi, qui suis la vie, je ne fais qu’un avec toi [2] ». Ce que Jésus dit de sa relation réciproque à son Père – « je suis dans le Père, et que le Père est en moi » (Jn 14,11) –, ce que le père de l’enfant prodigue dit de sa relation avec son aîné – « Tout ce qui est mien est tien » (Lc 15,31) –, est aussi notre partage avec le Fils unique : « vous êtes en moi, et moi en vous » (Jn 14,20).

 

Toutefois cette inhésion mutuelle, l’homélie ne l’applique pas directement à l’état de Jésus descendant dans les enfers. Elle n’ose affirmer que Jésus s’est substitué à celui qui s’est enfer-mé. Dans l’un des rares textes (voire l’unique) où il médite sur le Samedi-Saint, Benoît XVI, lui, ose tenter cette identification, alors qu’il contemple le Saint-Suaire du Turin :

 

« Dans ce ‘temps-au-delà-du temps’, Jésus Christ ‘est descendu aux enfers’. Que signifie cette expression ? Elle signifie que Dieu, s’étant fait homme, est arrivé au point d’entrer dans la solitude extrême et absolue de l’homme, où n’arrive aucun rayon d’amour, où règne l’abandon total sans aucune parole de réconfort : ‘les enfers’. Jésus Christ, demeurant dans la mort, a franchi la porte de cette ultime solitude pour nous guider également à la franchir avec Lui. Nous avons tous parfois ressenti une terrible sensation d’abandon, et ce qui nous fait le plus peur dans la mort, est précisément cela, comme des enfants, nous avons peur de rester seuls dans l’obscurité, et seule la présence d’une personne qui nous aime peut nous rassurer. Voilà, c’est précisément ce qui est arrivé le jour du Samedi Saint : dans le royaume de la mort a retenti la voix de Dieu. L’impensable a eu lieu : c’est-à-dire que l’Amour a pénétré ‘dans les enfers’ : dans l’obscurité extrême de la solitude humaine la plus absolue également, nous pouvons écouter une voix qui nous appelle et trouver une main qui nous prend et nous conduit au dehors. L’être humain vit pour le fait qu’il est aimé et qu’il peut aimer ; et si dans l’espace de la mort également, a pénétré l’amour, alors là aussi est arrivée la vie. A l’heure de la solitude extrême, nous ne serons jamais seuls : ‘Passio Christi. Passio hominis[3] ».

Pascal Ide

[1] Gilbert Cesbron, Les saints vont en enfer, Paris, Robert Laffont, 1952.

[2] Homélie pour le Samedi Saint, PG 43, 439. Texte sur le site de l’Aelf, dans l’Office des Lectures.

[3] Benoît XVI, « Vénération du Saint-Suaire », Visite pastorale à Turin, dimanche 2 mai 2010. Si cette interprétation est proche de celle de Hans Urs Balthasar, elle en évite les excès.

8.4.2023
 

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