La rencontre de Jésus avec la Samaritaine dans la perspective du don

L’entretien de Jésus avec la femme de Samarie (cf. Jn 4,1-42) n’est pas seulement le plus long dialogue de Jésus en tête à tête, mais peut-être le plus riche – au point que le père Lagrange disait de ce texte qu’il est « la merveille des merveilles [1] ». Il n’en présente pas moins différentes difficultés, voire différents niveaux de difficulté.

1) À la lumière de l’Ancien Testament

a) La difficulté : les multiples ruptures

Les premières proviennent de son apparente hétérogénéité. En effet, les discontinuités du discours sont au nombre de cinq. 1. Pourquoi Jésus parle-t-il brusquement à la Samaritaine de son mari, alors qu’ils viennent d’échanger sur l’eau vive (v. 16) ? 2. Pourquoi, plus loin, la Samaritaine se met-elle à son tour à dévier, en abordant une question de théologie débattue entre Juifs et Samaritain, à propos du temple légitime (celui de Jérusalem en Judée ou celui de Garizim en Samarie) (v. 20) ? 3. Pourquoi la Samaritaine laisse-t-elle sa cruche ? 4. Pourquoi les disciples semblent-ils si surpris de voir Jésus parler avec cette femme, alors qu’il la reprendra et que cela ne sera pas souligné (v. 27) ? 5. Enfin, pourquoi se met-on à parler de nourriture, de semailles, de moisson ?

Les réponses habituelles font appel soit à l’interprétation historico-critique qui distingue plusieurs étapes rédactionnelles soit à une herméneutique des niveaux de profondeur, les ruptures ne concernant que le récit superficiel, le récit profond étant, lui, continu, à savoir la lente révélation du personnage central de l’histoire qu’est Jésus.

b) La solution : une relecture en résonance avec l’Ancien Testament

L’exégète belge Jean-Louis Ska fait appel à un autre type de lecture qui ne nie pas les précédentes, mais les approfondit, mettant en résonance l’Évangile (ici Jn 4, mais on pourrait faire de même pour d’autres passages) avec l’Ancien Testament. Cette interprétation a l’immense intérêt de considérer le récit dans sa texture achevée (contrairement à la première interprétation), dans sa signification immédiate (contrairement à la seconde interprétation) et, enfin, en relation avec la totalité de la Bible qui résonnait dans l’oreille de ses premiers auditeurs judéo-chrétiens.

Cette interprétation est la suivante. L’Ancien Testament nous propose au moins trois autres récits de rencontre d’un homme et d’une femme autour d’un puits : celle du serviteur d’Abraham chargé d’aller trouver une épouse pour son fils Isaac (Gn 24) ; la rencontre de Jacob et de Rachel (Gn 29,1-14) ; la rencontre de Moïse au pays de Madian avec les sept filles du prêtre Reuel (Ex 2,15-22). Or, ces trois récits présentent les six traits narratifs communs suivants : 1. un homme qui voyage vers une terre étrangère aboutit auprès d’un puits ; 2. une ou plusieurs femmes viennent au puits et la conversation s’engage ; 3. l’homme demande de l’eau (Gn 24,17 ; 1 R 17,10) ou, inversement, en propose et en donne à la jeune fille, aux jeunes filles, voire au troupeau ; 4. la femme retourne chez elle en courant et raconte qu’elle a rencontré un homme auprès du puits ; 5. l’homme est invité par les parents de la jeune fille qui, en général, lui offrent un repas ; 6. l’histoire se termine par un mariage : Isaac et Rébecca, Jacob et Rachel (et Léa), Moïse et Cippora. On ne saurait s’étonner de cette fin qui est préparée par les faits qui précèdent. En effet, le mariage suppose : 1. une rencontre (éventuellement gratuite : cela favorise l’éclosion de l’amour) ; 2. une communication, un échange, une prise de parole réciproque ; 3. une ouverture bienveillante : « demander de l’eau signifie essayer de connaître les dispositions de la personne à qui l’on s’adresse. Donner de l’eau à qui la demande signifie se montrer accueillant. Et c’est pourquoi la conversation continue [2]« ; 4. dans le monde antique, le consentement des parents et, partout, le besoin de s’épancher, de parler de la personne rencontrée ; 5. l’acquiescement des parents.

Or, on retrouve les mêmes caractéristiques dans le récit évangélique : 1. Jésus est ce pèlerin Juif qui arrive sur la terre étrangère de Samarie pour s’asseoir sur la margelle du puits ; 2. il engage la conversation avec la Samaritaine ; 3. c’est lui qui demande à boire ; on notera cependant qu’aussitôt après il propose d’étancher la soif de la femme ; 4. celle-ci retourne dans son village et parle de Jésus ; 5. le village invite Jésus à rester deux jours et si on ne parle pas de repas offert, on parle plus généralement de moissons et de semailles.

 

Cette nouvelle interprétation éclaire les cinq difficultés soulevées ci-dessus :

  1. On comprend d’abord pourquoi Jésus dit : « Va chercher ton mari et reviens ici. » (v. 16) En effet, la Samaritaine connaît l’Ecriture. En acceptant l’eau vive, la Samaritaine entre dans une dynamique qui doit conduire au mariage. Il est donc grand temps que Jésus lève toute ambiguïté.
  2. Une seconde rupture tout aussi abrupte est instituée par la question : « Où faut-il adorer ? » En fait, si la Samaritaine évoque les épouses de l’Ancien Testament, elle renvoie aussi à l’épouse infidèle d’Os 2,4-25 [3]. Déjà, le cadre est le même, à savoir la Samarie. Ensuite, les deux femmes sont des infidèles. De plus, l’épouse d’Osée parle de son mari qui lui donne de l’eau (v. 7). Or, Jésus, de même, offre à boire à la Samaritaine. Donc nous nous retrouvons là encore en contexte matrimonial. Mais il y a plus. Chez Osée, l’épouse infidèle se trompe : elle croit que le don de l’eau (notamment) vient de ses amants, alors qu’il vient de Dieu (v. 10). Ce qui est donc souligné dans le texte d’Osée n’est pas un vrai lien matrimonial, mais une alliance adultérine (avec les Baals) et un oubli de la véritable Alliance (avec le vrai Dieu). Or, Osée parle des Baals de la femme infidèle, terme qui signifie maître, mari, mais aussi les dieux de la religion cananéenne, l’un de leurs rôles étant d’assurer la fertilité du sol. Le contexte est donc non seulement matrimonial mais religieux. Voilà pourquoi la Samaritaine pose une question cultuelle ; plus encore, l’enjeu n’est plus seulement son mari, mais le « vrai mari », comme dit Jésus.
  3. S’éclaire aussi la raison pour laquelle la femme laisse sa cruche. En premier lieu, comme dans les récits de l’Ancien Testament, elle quitte le puits en courant, ici pour parler non pas à ses parents mais aux habitants du village ; or, il est difficile de courir encombré par une cruche. D’ailleurs, qu’elle oublie cette cruche, ne signifie-t-il pas qu’elle est comblée par une joie « plus que pleine », pour reprendre la belle formule de saint Anselme ? Plus encore, la Samaritaine est changée par la rencontre avec le Christ, comme l’amante par la rencontre de son possible futur mari ; mais la cruche symbolise la vie antérieure qu’elle a décidé de quitter.
  4. La réponse à la quatrième difficulté est désormais évidente : le Christ ne fait pas que parler avec une étrangère ; il échange avec une épouse potentielle, lui qui se présente comme l’Epoux…
  5. Enfin, le thème de la moisson est une transposition du thème du repas dans l’Ancien Testament.

2) À la lumière du Nouveau Testament

a) La difficulté : une nouvelle rupture

Mais notre solution ne pose-t-elle pas au moins autant de questions qu’elle n’en résout ? Ici, intervient un second niveau de difficultés. Le lecteur aurait le droit de s’inquiéter : suis-je en train de proposer un mauvais remake du film si contestable de Martin Scorcese, La dernière tentation du Christ ? Je suis plutôt en train de soulever une difficulté. En effet, le texte ne s’achève pas par le sixième point : le mariage de Jésus avec la Samaritaine. Et différents indices montrent de subtiles mais réelles différences entre notre texte et les récits vétérotestamentaires, à commencer par le temps étrange du déroulement : la sixième heure ; or, la femme vient normalement puiser le soir, lorsque la température est plus clémente et qu’elle va pouvoir bavarder avec les autres femmes (cf. par exemple Gn 24,11 ; 1 S 9,11). Dès lors, une difficulté nouvelle se lève : pourquoi ce récit qui présente tant de ressemblances avec les récits de rencontre matrimoniale dans l’Ancien Testament diverge-t-il au terme ? Quelle est donc la signification de cette similitude dissemblable de Jn 4 ?

b) La nouveauté du Christ

Des éléments mettent sur la piste de la réponse. Si le texte évoque fortement la rencontre des futurs époux auprès du puits, certains éléments soulignent des divergences tout aussi grandes. Du côté de Jésus, la distance est nettement marquée par le v. 16 ; il en est de même du côté de la femme : qu’on compare son infidélité à la pureté de Rébecca (Gn 24,16 : « La jeune fille était toute charmante à voir, elle était vierge et nul homme ne l’avait connue »). On ne peut donc pas conclure, ce que montre à l’évidence le texte, que l’achèvement normal de l’épisode devrait être les épousailles humaines de Jésus et de la Samaritaine.

Mais on a vu que le récit johannique recourt souvent à l’histoire de l’épouse infidèle d’Os 2 : la femme samaritaine, en effet, présente bien des points communs avec elle. Or, la Samarie est actuellement en peine de retrouver le seul vrai Dieu. Comme le texte prophétique traite du vrai mari dans un contexte éminemment religieux, le texte évangélique parle bien de mariage, mais de mariage spirituel.

On pourrait ajouter une confirmation à partir d’un élément implicite. Le récit est placé sous le chiffre 6 : les six hommes connus par la femme ; la sixième heure à laquelle se déroule le récit ; les six jarres de pierre, deux chapitres avant (Jn 2,6). Or, 7 est le chiffre parfait donc 6 (7-1) celui de l’inachèvement. Ne faut-il pas dire que la femme est en attente d’un septième mari. Mais il faut alors ajouter autre chose : le septième n’est pas commensurable à la liste des 6, il est d’une autre nature (cf. Gn 2,1-3). Dès lors, si Jésus est le septième mari, il ne le sera pas de la même manière.

Une question voire une difficulté peut se poser : qui est ce nouveau mari, Dieu ou Jésus ? D’une part, Jésus se présente comme « l’Époux » (Jn 3,39) ; d’autre part, si l’on file la métaphore du récit abrahamique, c’est le serviteur qui est présent au puits pour conduire la future épouse au maître qui n’est pas présent. Ne peut-on répondre que justement, Jésus est celui qui manifeste, révèle le Père (cf. Jn 1,18 ; Jn 14,6) ?

3) À la lumière de la dynamique de l’amour-don

La structure narrative de cette rencontre en particulier, et des récits de rencontre dans l’Ancien Testament et dans l’Évangile, ne dessine-t-elle pas une dynamique du don et de l’arrachement ?

a) Le moment du don originaire

– en négatif, l’arrachement à sa condition d’origine : 1.

– en positif, rencontre, découverte du nouveau pays : 2.

b) Le moment de la rencontre

– du côté de l’homme : l’entrée en contact, par la médiation d’une demande et d’une demande portant sur un don naturel : 3. On notera que c’est l’homme qui prend l’initiative.

– du côté de la femme : celle-ci s’en réfère à son origine : 4., mais pour ouvrir au présent : 5.

c) le moment du don de soi, dans le mariage : 6.

Alors que l’homme, lui, s’est arraché à son origine terrestre, la femme, elle, s’y enracine : elle assure une continuité. [4]

Pascal Ide

[1] Marie-Joseph Lagrange, Evangile selon saint Jean, coll. « Etudes bibliques », Paris, Gabalda, 1925, p. 100-123.

[2] Jean-Louis Ska, « Jésus et la Samaritaine (Jn 4). Utilité de l’Ancien Testament », Nouvelle revue théologique, 118/5, 1996, p. 641-652, ici p. 644.

[3] Cf. Walter Vogels, « ‘Osée-Gomer’ car et comme ‘Yahweh-Israël’. Os 1-3 », Nouvelle revue théologique, 103 (1981) n° 4, p. 711-727.

[4] On pourrait reprendre les six points de la rencontre et les appliquer au mariage : 1. un homme qui voyage vers une terre étrangère aboutit auprès d’un puits ; 2. une ou plusieurs femmes viennent au puits et la conversation s’engage ; 3. l’homme demande de l’eau (cf. Gn 24,17 ; 1 R 17,10) ou, inversement, en propose et en donne à la jeune fille, aux jeunes filles, voire au troupeau ; 4. la femme retourne chez elle en courant et raconte qu’elle a rencontré un homme auprès du puits ; 5. l’homme est invité par les parents de la jeune fille qui, en général, lui offrent un repas ; 6. l’histoire se termine par un mariage.

15.3.2020
 

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