« Voyez quel grand amour nous a donné le Père » (4e dimanche de Pâques, 21 avril 2024)
  1. Quelle est bouleversante cette parole que nous donne à entendre la deuxième lecture . Elle vient de celui qui a longuement reposé sur le sein de Jésus à la dernière Cène : « Voyez quel grand amour nous a donné le Père » (1 Jn 3,1), littéralement : « Voyez quel amour nous a donné le Père ! ». Comment ne pas se sentir émerveillé et touché au plus intime par cette exclamation en-thou-siaste ? Comment ne pas entendre en résonance une parole, qui, elle, est directement de Jésus : « Dieu a tellement aimé le monde » (Jn 3,16) ? Mais non sans une différence d’importance.

En effet, dans cette dernière parole, le Verbe nous dit que Dieu (c’est-à-dire le Père) nous aime, donc nous parle de l’acte qui va du Père à nous. Mais, dans la Prima Ioannis, il est parlé non plus de l’acte, mais de son objet, c’est-à-dire de ce qu’il nous donne, à savoir cet agapè, et qui entre en nous. Et puisque, là aussi, est adjoint une précision qui en qualifie la grandeur, il s’agit donc du même amour, non seulement en nature, mais en intensité : cet amour qu’il y a entre le Père et nous passe en nous en quelque sorte intégralement (Dieu est simple !), pour être approprié au point de nous transformer en lui. C’est ce que confirme la suite : « pour que nous soyons appelés enfants de Dieu » (Ibid.) ; or, « Monogène » (Jn 1,18), le Fils est lui aussi l’enfant du Père ; donc, « le grand amour » que donne le Père n’est rien moins que le cadeau de la filiation divine. Loin d’être uniquement l’action du Père ou une relation qui nous unit à lui, il est une qualité interne qui nous transforme substantiellement en nous recréant. Et cet Amour trans-formant qui nous con-forme en fils est l’Esprit-Saint ; mais ce n’est pas le lieu de s’attarder sur cette profonde vérité.

 

  1. Ce que nous dit saint Jean nous invite à entrer dans une conception éminemment relationnelle de la personne humaine. Notre anthropologie, même théologique, même biblique, est souvent centrée sur la personne individuelle. Ainsi, nous interprétons la parole décisive de Gn 1,26-27, sur l’image de Dieu comme une participation intime à celui-ci. Et c’est vrai. Mais comment ne pas voir que, d’abord, il est aussitôt dit que Dieu « les créa homme et femme », donc en couple, en relation ; ensuite, il parle au pluriel, « Faisons ! » ; enfin, pour le chrétien, ce Dieu qui façonne ce « nous » à son image est lui-même « nous », c’est-à-dire Trinité tripersonnelle. Nul, peut-être, ne l’a dit mieux que Karl Barth dans son commentaire de ces paroles : « La forme de vie de Dieu, qui se répète dans l’homme créé par lui, est caractérisée de façon absolument claire par le fait que Dieu dit : ‘Faisons !’ Il y a dans l’être et le domaine propres à Dieu un vis-à-vis : une façon réelle, mais harmonieuse, de se rencontrer et de se trouver […], un rapport d’authentique réciprocité ». Autrement dit, la vie des Personnes divines. Or, « l’homme est précisément une répétition de cette forme divine de vie, son image et sa copie ». Donc,

 

« il l’est en étant le vis-à-vis de Dieu, en sorte que la rencontre qui a lieu en Dieu lui-même se reproduit et se reflète dans la relation de Dieu avec l’homme. Et il l’est aussi en étant lui-même le vis-à-vis de son semblable, et en trouvant dans son semblable son propre vis-à-vis de sorte que la communion d’être et d’action qui se trouve en Dieu lui-même, se répète dans les relations d’homme à homme [1] ».

 

Ainsi, le grand théologien réformé met en correspondance et en résonance trois relations qui sont autant de vis-à-vis ou de rencontres entre un « je » et un « tu » : au sein même de Dieu, entre les Hypostases divines ; entre Dieu et l’homme ; au sein des hommes, entre l’homme et la femme, et, ultimement, entre toutes les personnes humaines.

 

  1. Ces propos très théologiques (un peu théoriques ou lointains) et très théo-logiques (centrés sur Dieu) sont riches d’applications concrètes. Pour être soi-même, l’homme est paradoxalement appelé à se décentrer de lui-même pour se recevoir de Dieu même qui m’aime tellement qu’il me donne sa propre vie. Or, quand je me laisse toucher par ce si « grand amour », comment ne puis-je lui répondre en retour, en l’aimant lui, qui est invisible, et, par lui, ses autres fils qui sont mes frères, qui, eux, sont visibles ? « Celui qui donne, qu’il soit généreux » ; « Ne ralentissez pas votre élan, restez dans la ferveur de l’Esprit » (Rm 13,8.11). Mais cet appel pressant – « La charité du Christ nous presse [caritas Christi urget nos] » (2 Co 5,14), écrit aussi saint Paul – conjure tout volontarisme culpabilisant. Il ne vient pas d’abord d’une sorte d’obligation qui nous contraint, mais d’une gratitude qui nous presse : « Ce n’est pas un ordre que je donne, mais je parle de l’empressement des autres pour vérifier l’authenticité de votre charité. Vous connaissez en effet le don généreux de notre Seigneur Jésus Christ » (2 Co 8,8-9). Convoquons une nouvelle fois cette gratitude qui est le cœur de la vie chrétienne. Et mettons-nous à l’école de la poétesse Marie Noël qu’une conférence de Carême à Notre-Dame nous a récemment fait entendre, en l’occurrence, à ses « litanies du Merci » :

 

« Au temps où je voyais noir, je m’usais, après chaque journée, à fouiller et récurer ma conscience pleine de péchés.

Maintenant, je fais autrement mes comptes du soir. Je ne cherche plus mes taches, mais mes dettes. Je révise en mon cœur tout ce que j’ai reçu d’autrui au cours de la journée, toute cette menue bonté – ou grande – de l’homme qui m’a fait l’aumône en chemin, depuis le prêtre qui m’a dit la messe du matin (et pour la dire, Il m’a fait le sacrifice de sa vie) jusqu’à la bonne femme qui a cueilli dans son jardin, pour ma soupe, une poignée d’oseille.

Mes ‘bienfaiteurs’ de chaque instant, je les rappelle tous à moi dans ma prière d’avant le sommeil.

Mon frère dont je partage, à midi, le repas ; le jeune cousin qui m’apporte parfois du moulin, un sachet de farine ou, du verger, un panier de cerises ; la Sœur de Charité qui me sait trop seule et qui entre; la vieille voisine aux mains fortes qui ferme mes volets, le soir, à la tombée de la nuit ; et l’autre qui me voit de tout embarrassée et qui me conseille ou m’aide sur le pas de la porte.

Que de gens, aujourd’hui, sont venus de bon cœur au secours de mes pauvretés, de ma maladresse, de mon impuissance !… les gens qui m’ont fait du bien plus nombreux, tellement, que ceux qui m’ont fait du mal. Et encore, ceux-ci, la plupart, m’ont nui sans mauvais vouloir et leur don le plus blessant m’a peut-être été utile comme une goutte de potion amère quand je suis malade.

Pour eux tous, je chante mes Laudes du soir, mes litanies du Merci. Et, mes comptes faits, toutes choses en ordre, je m’endors doucement là-dessus, joignant dans mes mains pleines de peu, la Bonté de Dieu à la Grâce de l’homme.

Je crois bien que cet exercice de reconnaissance si confiant, si affectueux, doit faire plaisir à Dieu autant qu’à moi-même – bien plus que, jadis, mes fouilles de conscience – et si j’étais Mère Abbesse, ou simplement mère de famille, je l’enseignerais à mes enfants [2] ».

Pascal Ide

[1] Karl Barth, Dogmatique. Troisième volume La doctrine de la création. Tome premier, trad. Fernand Ryser, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 197.

[2] Marie Noël, Notes intimes, Paris, Stock, 1984, p. 262-263.

22.4.2024
 

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