Une thérapie poétique et mystique de la colère. Comment Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus en-chante la douceur

En décembre 1896 – dix mois avant sa mort –, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face a composé pour une des sœurs carmélites de son couvent de Lisieux, Marie de Saint-Joseph, une brève poésie appelée par ses premiers mots : « Enfant, tu connais mon nom » [1]. Nous nous proposons de montrer que cette poésie contient un enseignement riche de sens sur la douceur, voire possède une vertu thérapeutique pour guérir de la colère.

1) Lecture

1. Enfant, tu connais mon nom,

Et ton doux regard m’appelle

Il me dit : Simple abandon

Je veux guider ta nacelle.

 

2. De ta petite main d’enfant

O quelle merveille !

De ta petite voix d’enfant

Tu calmes le flot mugissant

Et le vent !…

 

3. Si tu veux te reposer

Alors que l’orage gronde

Sur mon cœur daigne poser

Ta petite tête blonde…

 

4. Que ton sourire est ravissant

Lorsque tu sommeilles !…

Toujours avec mon plus doux chant

Je veux te bercer tendrement

Bel enfant !

2) Quelques raisons générales

Plusieurs raisons générales le donnent à croire :

a) Le contexte

Sœur Marie de Saint-Joseph a demandé cette poésie à Thérèse ; or, « la destinataire » est « une compagne à l’humeur tempétueuse, dont Thérèse a entrepris l’apprivoisement ». Des « couplets comme ceux-ci pouvaient transformer une mer orageuse… en mère câline [2] ». De fait, il faut croire que « cette douce incantation est particulièrement adaptée à » et a profondément touché sa destinataire puisqu’elle l’a gardée avec elle, jalousement.

b) La modalité de l’écriture

L’écriture porte à la douceur : a) La forme poétique y invite : les « mots enfantins désarment bien mieux qu’un raisonnement [3] » ; b) Il s’agit d’une des rares poésies qui ne nomment pas Jésus soit par son nom [4], soit par son équivalent thérésien « mon Dieu » [5], soit par l’équivalent transparent « Seigneur » [6]. Cette poésie l’appelle par une métonymie qui pourrait tromper le lecteur qui l’ignore, « Enfant » [7] ; or, le colérique est particulièrement sensible à la culpabilisation et l’appel à une autorité spirituelle pourrait l’y induire, ce qui redoublerait son ire intérieure ; c) Thérèse interpelle Jésus ; or, pour la même raison que celle qui vient d’être énoncée, il est plus facile au colérique d’interpeller que d’être interpellée (sauf si à son irritation se joint une secrète bouderie ou fermeture).

Ajoutons que cette poésie était faite pour être chantée ; or, la musique accroît l’impression et le vécu de la mansuétude : ne dit-on pas que « la musique adoucit les mœurs » ? [8]

c) La structure de la poésie

La structure souligne son thème. En effet, elle présente une forme concentrique. Pour le montrer, numérotons les vers et plaçons les termes en vis-à-vis :

 

1 : Enfant

3 : simple abandon

7 : ta petite voix d’enfant

8 : Tu calmes

8 et 9 : le flot mugissant et le vent

10 : te reposer

11 : l’orage gronde

13 : ta petite tête blonde

15 : lorsque tu sommeilles

18 : Bel Enfant

 

Or, une structure en oignon met en valeur le centre qu’elle entoure et enveloppe : elle a pour fonction de souligner les termes ou les propositions qui en forment le cœur. Comme celles-ci font jouer – en chiasme – les couples « tu calmes » – « flot mugissant » et « te reposer » – « orage grondant », Thérèse propose donc une poésie sur – voire, une poétique de – la douceur.

d) Le contenu

La poésie traite en détail et avec une rare profondeur de la pratique, de la mise en œuvre de la douceur, ainsi que nous allons maintenant le voir.

3) Analyse du contenu

La sainte de Lisieux décline le double mouvement de la douceur : la douceur reçue et la douceur redonnée. La structure de la poésie épouse avec précision cette pulsation : les deux premières strophes traitent de réception de la douceur et les deux dernières de sa communication.

a) La douceur reçue

La douceur apparaît en premier lieu comme un don reçu de Jésus.

1’) L’interpellation

« Enfant… »

Cet appel résume, à lui seul, tout un programme de douceur. En effet, « enfant » désigne bien évidemment Jésus : comment celle qui a pris comme nom de religion notamment « l’Enfant-Jésus » n’associerait-elle pas intimement les deux noms ? Qui d’autre que lui à la fois connaît son nom, la regarde, la guide, lui parle, etc. ? Or, Jésus s’est dit lui-même « doux et humble de cœur » (Mt 11,29). Et la titulature employée – « Enfant » – est aussi discrète que suave : qui pourrait craindre un « Enfant » ? Mais la peur fait souvent le lit de la colère. A fortiori qui n’est pas attiré par la beauté d’un « Bel Enfant » ? Or, ce terme et cette expression ouvrent et ferment la poésie ; mais cette configuration stylistique souligne l’importance du terme en inclusion.

Cette interpellation est comme une ouverture qui introduit aux deux strophes. Elles vont désormais détailler les quatre moyens par lesquels Jésus distille sa bénignité.

2’) La mémoire

« Enfant, tu connais mon nom ».

Thérèse fait d’abord appel à la mémoire de Jésus : elle demande à sœur Marie de Saint-Joseph de tourner toute son attention vers Celui qui est Douceur. Thérèse développe sa pédagogie habituelle : elle détourne aussitôt la personne colérique d’elle-même ; au lieu de perdre du temps à l’axer sur son sentiment et ainsi retarder son union avec Jésus, elle la centre sur Lui [9]. Attention, non pas sur Jésus « en soi », général, qui pourrait être lointain, mais sur Jésus en tant qu’il connaît l’âme colérique personnellement et intimement, sur Jésus en tant qu’il s’intéresse à elle, Marie de Saint-Joseph : en effet, qu’y a-t-il de plus unique que le nom ? Or, Jésus connaît « mon nom ».

3’) Le regard

« Et ton doux regard m’appelle : / Il me dit simple abandon / Je veux guider ta nacelle ».

Le regard de Jésus est, lui aussi, toute suavité. Déjà Thèrèse le qualifie expressément de « doux ». De plus, ce regard l’« appelle » ; or, appeler n’est pas exiger, mais convoquer de l’intérieur. En outre, les paroles sont dénuées de toute culpabilisation : elles constituent une invitation à la bienfaisante passivité du « simple abandon ». Or, le colérique envahi par son ire ne se maîtrise plus ou que très peineusement, et l’action de l’autre risque d’aviver son irascible, autant que de souligner son incapacité croissante à la maîtriser. Voilà pourquoi l’appel à l’abandon apaise la personne courroucée. Plus encore, pour Thérèse, l’abandon ne se conçoit qu’entre les mains de Dieu ; or, celui-ci seul peut apporter sérénité et sécurité. Et à cette parole (« Il me dit ») est jointe une raison : « Je veux guider ta nacelle », car c’est Dieu qui va désormais conduire l’âme de l’emportement à l’apaisement.

D’ailleurs, la musique originelle qui sous-tend la poésie – dont le titre est : « Où vas-tu quand tout est noir ? » – n’évoquait-elle pas une angoisse d’abandon – l’abandon étant compris dans le sens psychologique négatif de l’« avoir-été abandonné », rejeté. Or, une telle angoisse est souvent le ressort secret, invu autant que non-dit, de la colère et ne peut être guérie que par l’abandon, dorénavant entendu dans son sens spirituel et positif – la confiance inconditionnelle en l’amour miséricordieux [10].

4’) La main

« De ta petite main d’enfant / O quelle merveille ! »

Thérèse fait ensuite appel à la main de Jésus, dont tout dit la douceur : « petite », « d’enfant ». En effet, qui ne craindrait d’être conduit en bateau – même si c’est une « nacelle » – ? Mais qui continue à s’effrayer lorsque la main qui s’est glissée dans la sienne est celle d’un enfant ? D’où l’expression enthousiaste : « O quelle merveille ! » qui souligne le don gratuit autant qu’inattendu.

5’) La voix

« De ta petite voix d’enfant / Tu calmes le flot mugissant / Et le vent !… »

Pour finir, Thérèse convoque la voix de Jésus, pour en souligner la mansuétude, mais aussi la puissance plus puissante que toute colère.

Tout d’abord, la voix s’adresse non pas à la personne mais au « flot mugissant », métaphore transparente, mais éloquente, de l’agitation colérique ; or, en distinguant la personne du flot, c’est comme si Thérèse dissociait le colérique de sa colère et ainsi découplait sa destinataire de la passion qui soulève son cœur.

Ensuite, grâce à ces métaphores cosmiques, choisissant avec précision les deux éléments évoquant l’irritation – l’eau et le vent –, elle permet un recul – donc un humour – et comme une excuse – après tout, si le colérique partage cette émotion avec la nature, ce n’est peut-être pas si grave !

Enfin et surtout, Thérèse fait allusion à la scène évangélique de la tempête apaisée (cf. Mc 4,35-41 et //) : Jésus y calme les éléments en furie ; puisque ceux-ci symbolisent la colère, il a donc pouvoir sur elle. D’ailleurs, les disciples crurent qu’ils allaient mourir : de fait, les vagues qui soulèvent le lac de Galilée peuvent former des creux de plusieurs mètres. Si Jésus est capable d’adoucir des flots mortifères, a fortiori le peut-il pour nos tempêtes intérieures.

L’intention principale de Thérèse est donc de tourner le cœur du colérique non seulement sur la représentation qu’il se construit de Jésus, ce qui pourrait rester assez imaginaire, mais vers le Christ de la foi, à la fois homme et Dieu Tout-puissant. Et la poésie le fait au terme de la première partie de la poésie, répondant ainsi au premier mot « Enfant ».

Mais cette figure de Jésus ne risque-t-elle pas d’impressionner ? N’a-t-il pas menacé les flots mugissants ? Thérèse a comme prévenu l’objection : faisant preuve d’une belle audace, elle affirme que la parole apaisant la mer démontée n’est pas la puissante voix qui fait autorité (cf. Mc 1,27 ; Mt 7,29), mais une « petite voix d’enfant » ; or, qui ne connaît la pacification procurée par une douce voix ?

6’) Conclusion

Thérèse a d’abord mobilisé la mémoire qui, bibliquement est plus que le sens interne et s’identifie au cœur. Elle permet ainsi de l’orienter vers et de l’enraciner aussitôt en Jésus. Puis, elle fait appel aux trois sens externes, à savoir : la vue, le toucher, l’ouïe. En effet, il arrive qu’une personne colérique ne puisse plus rien entendre tant elle est submergée par sa fureur, enfermée dans une pièce dont chaque angle vif l’écorche. Comment en sortir ? Seul le corps est en contact avec la réalité extérieure par la médiation des sens justement qualifiés d’externes. Autrement dit, la seule interface entre monde extérieur et monde intérieur réside dans la vue, l’ouïe et, plus encore, le toucher. En employant ces « ancrages » [11] sensoriels, Thérèse permet à sa lectrice de se désarrimer de cette colère qui la clôture en elle-même.

La « méthode » thérésienne est donc doublement efficace : par son « objet » qui décentre de soi pour centrer sur Jésus ; par les humbles médiations corporelles et sensorielles.

b) La douceur offerte

1’) Une surprenante transition

Le poème n’est pas terminé. En effet, le don appelle la réponse. Or, les deux premières strophes ont détaillé la douceur reçue de Jésus. Les deux dernières traitent donc de la douceur que sœur Marie de Saint-Joseph est maintenant invitée à offrir, et à offrir en retour à son divin donateur : l’Enfant Jésus.

Ce constat fait difficulté. Thérèse n’est-elle pas arrivée à son but en adoucissant le cœur de l’irascible sœur Marie de Saint-Joseph par les deux premières strophes ? Pourquoi donc en ajouter deux nouvelles ?

Si la consolation était purement psychologique, il faudrait en effet s’arrêter au seul effet intérieur ; mais la consolation théologale conduit jusqu’à devenir soi-même principe de consolation : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ, le Père plein de tendresse, le Dieu de qui vient tout réconfort. Dans toutes nos détresses, il nous réconforte ; ainsi, nous pouvons réconforter tous ceux qui sont dans la détresse, grâce au réconfort que nous recevons nous-mêmes de Dieu » (2 Co 1,3-4). Or, la douceur dont parle Thérèse est éminemment spirituelle : en sa cause qui est divine ; en sa raison qui est Jésus même ; en sa modalité, car elle s’exerce même dans l’épreuve ; or, sans la grâce, l’homme se laisse aisément décourager par la colère qui tempête dans le cœur de celui qui a besoin d’être consolé. Voilà pourquoi, cette poésie ne s’arrête pas à la consolée mais à la consolée devenue consolatrice. D’ailleurs, quoiqu’elle ne puisse le formuler ainsi, la sainte carmélite a fait l’expérience que, plus encore qu’attendre la consolation, vivre de la douceur, la partager rétroagit sur son âme, l’adoucit et la guérit.

2’) Comment consoler ?

Désormais, Thérèse invite sa destinataire consolée, c’est-à-dire adoucie, à consoler Jésus, c’est-à-dire adoucir son Cœur endolori. Or, à l’instar de la consolation reçue, la consolation offerte s’incarne dans des gestes corporels. Et ceux-ci, au nombre de trois, épousent là encore les trois médiations sensorielles, quoique dans un ordre différent : le toucher, le regard et la voix.

a’) Le toucher

« Si tu veux te reposer / Alors que l’orage gronde / Sur mon cœur daigne poser / Ta petite tête blonde… »

Thérèse console d’abord Jésus par son toucher. Si la main peut frapper, broyer, le geste est ici d’une grande mansuétude.

D’abord, à cause de la modalité de la demande. En effet, il s’agit d’une proposition, d’une demande faite par Jésus : « Si tu veux ».

Ensuite, par son objectif, son intention : le propos est tout orienté vers la paix – « te reposer » –, précisément l’apaisement d’un mal qui est nommé sans brutalité puisqu’il est une nouvelle fois fait appel à la métaphore cosmologique – « alors que l’orage gronde » –, dont nous avons vu qu’elle déculpabilise et introduit le recul de l’humour. Or, celui qui est tourmenté – et tourmente autrui – par la colère oublie parfois combien son cœur recherche la paix (cf. Ps 34[33],15) ; voire, l’irascible finit par l’oublier et croit qu’il ne peut vivre qu’avec sa rage – se droguant d’elle, dépendant d’elle, l’homme de la colère se transforme alors en homme du ressentiment [12] et du murmure [13].

Enfin, grâce à la nature du moyen mis en œuvre : « reposer […] sur mon cœur ». En effet, le cœur est le centre le plus intime de la personne ; or, seul Dieu et celle-ci peuvent y pénétrer ; même le démon en ignore le code d’accès. Puisque la violence caractérise le mouvement qui contrarie la nature, le cœur est ce qui, en nous, ne peut jamais être violenté. De plus, le noyau de l’être est inaccessible à notre propre violence ; le coléreux vit à la surface de son être, il ne repose plus en lui. Le cœur est donc le lieu de la non-violence : l’ennemi, quel qu’il soit, s’arrête au seuil de notre intimité. Par conséquent, inviter Jésus à reposer sur notre cœur, c’est l’assurer de notre douceur.

Mais une lecture anthropologique ne suffit pas. Nous verrons plus loin que, pour être pleinement comprise, cette troisième strophe requiert une lecture christologique.

b’) Le regard

« Que ton sourire est ravissant / Lorsque tu sommeilles !… »

Thérèse console ensuite par son regard. On sait combien celui-ci peut être dur, dominer, condamner sans appel. Ici, tout au contraire, le regard dont elle parle n’est que douceur.

D’abord, le regard de Thérèse est émerveillé : il se réjouit du « ravissant sourire ». Or, l’enthousiasme naît dans le cœur qui se laisse envahir par la beauté de ce qui est donné et est un témoignage rendu à la merveille qu’est l’autre. Le philosophe Frederik Buytendijk écrit quelque part que la femme n’est jamais si belle qu’endormie ; n’est-ce pas aussi vrai de l’enfant ? En revanche, la personne en colère se déjuge souvent elle-même. En effet, après avoir tempêté, il n’est pas rare qu’elle soit saisie de honte. Grande est alors la tentation de retourner la rage contre soi ; or, saint François de Sales, qui parlait d’expérience, note que les courroux seconds de ceux qui s’encolèrent de s’être mis en colère sont pires que les courroux premiers, car ils conduisent à l’amertume et nourrissent l’orgueil [14]. Par conséquent, le regard – inconditionnellement – bienveillant posé sur l’âme en ébulition l’apaise et la console en profondeur : toi, au moins, tu ne me condamnes pas…

Ensuite, le regard – mais aussi le repos sur le cœur, donc le contact – est tellement apaisant que l’Enfant (Jésus) a pu s’endormir et s’endormir en souriant. Le fait mérite d’être souligné. On a constaté que le Français et, plus généralement l’Européen peine à s’endormir en public, surtout lorsqu’il est entouré de personnes connues (membres de la famille, amis, collègues) ; or, seule la personne éveillée peut se défendre et contrôler son corps ; quelle sombre passion soigneusement dissimulée affleurera-t-elle sur mon visage endormi ? Le philosophe français Maine de Biran disait que notre visage ne nous révèle jamais mieux que lorsque nous sommes assoupis. Le sommeil en compagnie témoigne donc de la confiance à son égard. Inversement, si le Japonais n’a pas de difficulté à se laisser aller au sommeil face à autrui, cela tient à la relation toute différente au groupe qui caractérise le pays du Soleil levant. Quoi qu’il en soit, le sommeil de l’enfant en dit long sur la sécurité abandonnée qu’il ressent dans les bras de Thérèse (et bientôt, sœur Marie de Saint-Joseph) qui le regarde et le veille, donc sur la douceur qu’elle lui offre. C’est ce que confirme le sourire qui est le signe physique par excellence de la joie née de la paix intérieure.

c’) La voix

« Toujours avec mon plus doux chant / Je veux te bercer tendrement / Bel Enfant ! »

Enfin, Thérèse accompagne le toucher et le regard d’un chant. Là encore, nous savons combien, jugeante, une parole peut violenter ou, cérébrale, s’arrêter au seuil du cœur. S’il est souvent malaisé de parler tout de suite à celui chez qui gronde l’orage, il est possible de le rejoindre d’abord en le reconnectant avec ses sens. De plus, le chant, donc la musique, dit l’harmonie. Et le corps est spontanément adapté à vibrer à ce qui est harmonieux et l’union intra- et inter-personnelle qui est la paix, mais aussi l’unisson amoureux des sons – « Je cherche les notes qui s’aiment », disait Mozart – insuffle paix et amour au corps.

Voire, on peut se demander si le bercement n’est pas un chant accompagné d’un geste physique de balancement. On ne peut imaginer intimité et proximité plus grandes que ce triple geste : regarder (ou contempler), chanter, bercer. Si donc « le propre de l’amour [est] de s’abaisser [15] », donc de s’approcher, l’ensemble très unifié contempler-chanter-bercer constitue l’action physique à la fois la plus suave et la plus expressive qui soit, pour dire l’amour qui s’approche au plus près.

Arrêtons-nous un instant et relisons ces deux dernières strophes. Ne sentons-nous pas la paix profonde qu’elles insufflent ? Plus encore, relues dans le prolongement des deux premières, n’inclinent-elle pas le cœur à recevoir puis offrir cette douce consolation !

3’) Qu’est-ce que consoler ?

En décrivant les modalités de la consolation, Thérèse en approche le mystère. Elle la dépeint par trois touches aussi précises que discrètes.

Son point de départ (qui est comme la matière de la consolation) est le cœur tourmenté. Thérèse nomme cette tourmente « orage ». Il est essentiel que la souffrance soit nommée. En effet, la tendance (et la tentation) de celui qui souffre est de fuir sa colère et surtout d’en refouler la véritable cause – intérieure, beaucoup plus que seulement extérieure – et donc le besoin sous-jacent à l’émotion – être aimé, donc être consolé par l’amour offert.

Le point d’arrivée (qui est aussi la fin de la consolation) est la paix, c’est-à-dire le repos : « Si tu veux te reposer ». Le consolateur, tout tourné vers l’autre, sans nul retour sur lui, apporte ce grand bien qu’est le repos au cœur tourmenté dont on a vu qu’il y aspire quand bien même il l’aurait oublié ou n’y croirait plus.

Enfin, sa cause est la volonté. Trop souvent, nos consolations sont mesurées par nos seules émotions, nos sympathies spontanées, autrement dit sont commandées par la seule sensibilité ; dès lors, elles héritent de ses limites, dans l’espace (nos sentiments s’étendent à quelques personnes et en excluent beaucoup) et dans le temps (nos sentiments fluctuent, en leur existence, leur durée et leur intensité). Mais la personne à aimer et consoler, mérite, quelle qu’elle soit, notre attention et demeure la même. Par ailleurs, Thérèse dit expressément : « Je veux te bercer » et la volonté est la source de nos décisions. Par conséquent, au-delà de tout ressenti, la consolation est un acte et une décision.

La consolation se définit donc comme l’acte qui apaise la personne tourmentée. D’un mot comme une douceur offerte.

Une double inquiétude pourrait surgir : du côté du consolé, ce contact physique si rapproché n’est-il pas régressif ? inversement, du côté du consolateur, la douceur offerte n’entretient-elle pas inconsciemment des besoins tout aussi archaïques de domination ? Nullement. En effet, le consolateur sauveteur se caractérise en ce qu’il fait le bien du consolé, que celui-ci le veuille ou non. Or, Thérèse écrit : « Si tu veux te reposer » ; d’ailleurs, ces mots initient la seconde partie de la poésie et donc l’éclairent. De même que la source de la consolation est une décision émanée de la volonté du donateur, de même sa destination suppose la volonté consentante du bénéficiaire. Donc, la consolation offerte par Thérèse n’est pas une manipulation.

4’) Pourquoi consoler ?

Nous avons vu les fruits du côté de la personne consolée : la paix, le repos qui descend jusque dans les profondeurs de l’inconscient puisqu’un sourire éclaire le visage même du consolé dans le sommeil, voire la joie et surtout l’entrée dans la dynamique de la consolation en retour : devenir soi-même porteur de mansuétude.

Mais il est un autre fruit du côté du consolateur : celui-ci se trouve épanoui dans sa vocation la plus profonde. En effet, la femme s’accomplit dans la maternité comme l’homme dans sa paternité. Or, le geste de regard-chant-bercement est par excellence celui de la maternité [16] : certes, parce qu’il reproduit en partie celui de l’enfantement ; mais aussi parce qu’il le prolonge dans une douceur qui n’est plus seulement naturelle, donc passivement reçue, mais libre, donc activement choisie. Et la paternité est appelée à se mettre à l’école de la maternité de la femme en découvrant la douceur qui caractérise la virilité.

4) Difficultés

Cette analyse pose deux objections : de méthode et de contenu.

a) Poésie et discours

Certains s’étonneront de la richesse de cette simple poésie, voire s’inquiéteront de ce que le commentaire y projette, plus qu’il n’y puise, les différents éléments ici distingués et commentés.

Ce serait oublier la différence des genres littéraires : la poésie exprime sur mode non conceptuel, ce que l’analyse expose en régime conceptuel. Or, le verbe supraconceptuel est dense et synthétique, alors que le concept analyse et découpe : à l’instar du germe, il contient sur mode replié ce que l’organisme déploie. Par conséquent, notre analyse à la fois ne dit pas plus que ce que Thérèse exprime ; voire, elle le dit plutôt moins, car nul discours ne pourra jamais prétendre épuiser le sens déposé dans la nuée obscure de l’œuvre poétique. Mais elle le dit autrement, sur le mode thématique qui est le sien. Ce que la raison notionnelle perd en jaillissement, en chaleur, en suggestion, en mystère, elle le gagne en clarté et parfois même en communication.

Saint Jean de la Croix, un autre saint Docteur carmélitain, n’a-t-il pas répondu à la difficulté en pratiquant simultanément les deux genres littéraires ? Or, les commentaires de ses poésies sont toujours plus longs que celles-ci – et parfois considérablement !

b) Douceur et don

La rupture entre les deux premières strophes et les deux dernières est si brutale que les trois premiers vers de la troisième strophe semblent prolonger les deux derniers de la seconde strophe qui laissaient parler Jésus ; ce n’est que l’apparition de la « petite tête blonde » qui fait soudain comprendre que c’est Thérèse (ou sa destrinatrice, sœur Marie de Saint-Joseph) et non plus le Christ qui parle. Pourquoi la poésie n’a-t-elle ménagé aucune transition… en douceur ? La forme contredirait-elle le fond ?

Cette difficulté se redouble. En effet, la douceur dont il est question est un don de Dieu ; or, le don est rythmé par trois moments : la réception, l’appropriation et la donation en retour ; mais la première partie traite de la réception et la seconde de la réponse ; il manque donc le moment intermédiaire qu’est l’appropriation. Cette carence introduit une claudication ou une arythmie qui sont d’autant plus alarmantes que l’appropriation a notamment pour fonction de conjurer les inconvénients de la mystique du canal [17], à savoir la violence de la traversée : passer du « je reçois » au « je donne » sans s’approprier le don, c’est risque d’être utilisé, donc violenté.

La réponse reprendra un point qui ne fut qu’évoqué. Comment ne pas reconnaître dans la troisième strophe une scène de l’Évangile : celle de Jean reposant sur la poitrine – métonymie du cœur – de Jésus (cf. Jn 13,23). Mais, à l’instar de la scène de la tempête apaisée, cette Cène est détournée de son sens – à moins qu’elle ne l’accomplisse, avec toute l’audace de l’amour(euse). En effet, désormais, Thérèse se met à la place de Jésus et celui-ci à la place de Jean. Par conséquent, le cœur dont elle parle n’est pas moins que le Cœur sacré de Jésus ! Thérèse a donc bénéficié de la plus extraordinaire greffe cardiaque que ce soit…

C’est ce que confirme la troisième occurrence de « veux » : « Je veux guider ta nacelle ». Son sujet (« Je ») est assurément Jésus. Or, Jésus nous guide de l’intérieur en nous conformant à lui : il nous conduit par l’Esprit-Saint, selon Rm 8,14 ; or, l’Esprit nous façonne à l’image du Fils, puisqu’il nous fait nous écrier « Père », ce qui est la prière même de Jésus (selon le verset suivant, le v. 15). De plus, « l’Esprit en personne se joint à notre esprit » (Rm 8,16) et donc ne le violente pas. Enfin, la douceur n’est-elle pas un don de l’Esprit-Saint (cf. Ga 5,23) qui est « répandu en nos cœurs par la charité » (Rm 5,5) ?

Par conséquent, si Thérèse passe de la douceur reçue à la douceur agie, c’est parce que Jésus qui l’a consolée devient maintenant principe d’action. Le génie thérésien est de transformer les actions qu’elle voit accomplies par Jésus en principes intérieurs d’action [18] : l’exemple est intériorisé, par la grâce de l’Esprit, et l’action imitée ; or, n’est violent que ce qui est imposé de l’extérieur.

5) Conclusion

Ce dont Thérèse parle, c’est ce qu’elle vit ; celle à qui elle s’adresse, sœur Marie de Saint-Joseph, elle, est appelée à le vivre. Selon une heureuse symétrie, le poème de Sainte Thérèse fait alterner douceur reçue et douceur donnée, selon la dynamique du don et de la réponse.

Ce poème est d’autant plus précieux que, des deux qualités (vertus) que Jésus a attribuées à son cœur (cf. Mt 11,29), l’humilité est de loin celle dont Thérèse a le plus parlé ; cette poésie est donc un précieux et dense témoignage de la théologie thérésienne – qui est une christologie implicitement trinitaire – de la douceur. Le Docteur de la science d’amour nous explique, sur le mode littéraire et mystique qui est le sien, la manière dont Jésus nous conduit à la douceur pour faire de nous des porteurs de douceur : « Bienheureux les doux, ils posséderont la terre » (Mt 5,4).

Pascal Ide

[1] Sainte Thérèse de L’enfant-Jésus et de la Sainte-Face, PN , dans Œuvres complètes (Textes et dernières paroles), éd. Conrad de Meester, Paris, Le Cerf/DDB, 1992, p. 727.

[2] Commentaire Ibid., p. 1387.

[3] Ibid. Grâce à ce que la psychologie nous apprend des mécanismes de défense, cette remarque faite pour sœur Marie de Saint-Joseph peut aisément être généralisée : une personne d’allure violente est souvent un hypersensible qui s’est cuirassé.

[4] Des 54 poésies, 9 ne nomment pas Jésus par son nom : PN 9, 26, 30, 37, 39, 40, 42, 49 et 50.

[5] PN 9, 30, 39.

[6] PN 49.

[7] Le seul autre cas est la poésie qui appelle Jésus « Bien Aimé » (50) ; mais le terme « Enfant » est encore plus discret. Il demeure la brève poésie 37, du 21 août 1896, qui est une commande de pure circonstance, l’anniversaire de sa cousine Jeanne La Néele.

[8] J’ignore si l’on connaît la musique originelle : « Où vas-tu quand tout est noir ? » Aujourd’hui, la poésie a été mise en chant de manière neuve par Jean-Bernard Calixte (Jeter des fleurs. Les plus beaux poèmes de Saint-Thérèse de Lisieux, CD) ou Pierre Eliane (site consulté le 19 juillet 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=6SY5ZYALFrM).

[9] Cf. par exemple Victor Sion, Réalisme spirituel de Thérèse de Lisieux, coll. « Foi Vivante » n° 143, Paris, Le Cerf, 1986, p. 49-62.

[10] Cf. Ibid., p. 138-166.

[11] Ce terme, développé par la PNL (Programmation Neuro-Linguistique), se définit comme l’association d’une réponse interne à un déclencheur externe ou interne. S’il est positif, l’ancrage associe un état émotionnel agréable à un geste précis en vue de créer un conditionnement bénéfique.

[12] Cf. Max Scheler, L’homme du ressentiment, trad. non signée, Paris, Gallimard 1933, coll. « Idées » n° 244, 1971.

[13] Cf. saint Benoît, Règle, 23, 1 ; 34, 6-7 ; 40, 8-9 ; etc.

[14] « Plusieurs qui, s’étant mis en colère, se courroucent de s’être courroucés, entrent en chagrin de s’être chagrinés, et ont dépit de s’être dépités; car par ce moyen ils tiennent leur cœur confit et détrempé en la colère : et si bien il semble que la seconde colère ruine la première, si est-ce néanmoins qu’elle sert d’ouverture et de passage pour une nouvelle colère, à la première occasion qui s’en présentera ; outre que ces colères, dépits et aigreurs que l’on a contre soi-même rendent à l’orgueil et n’ont origine que de l’amour-propre, qui se trouble et s’inquiète de nous voir imparfaits » (Introduction à la Vie Dévote, Troisième partie, chap. 9).

[15] Sainte Thérèse de L’enfant-Jésus, Ms A, 3 r°, p. 72.

[16] Cf. Lucienne Salé, Femmes pour L’aimer, Laval, Nantes, Siloë, 2000, par exemple le superbe exemple du préambule, p. 7-8, et le commentaire, p. 9.t-il utre carmélitain, n’apaise-

[17] Selon l’image de saint Bernard qu’il oppose à celle de la vasque : « Un canal [canal] reçoit l’eau et la répand presque tout de suite . Une vasque [conqua], en revanche, attend d’être remplie et communique ainsi sa surabondance sans se faire de tort » (Bernard de Clairvaux, Œuvres complètes. XI. Sermons sur le Cantique. 2. Sermons 16-32, trad. Paul Verdeyen et Raffaele Fassetta, coll. « Sources chrétiennes » n° 431, Paris, Le Cerf, 1998, Sermon 18, p. 89 s).

[18] C’est ce que montre en détail Loïs de Saint-Chamas dans sa thèse de théologie : Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dieu à l’œuvre, Venasque, Éd. du Carmel, 1998.

20.7.2018
 

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