Une métaphysique du martyre dans l’Évangile selon saint Luc

« 12 Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et l’on vous persécutera ; on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous fera comparaître devant des rois et des gouverneurs, à cause de mon nom. 13 Cela vous amènera à rendre témoignage. 14 Mettez-vous donc dans l’esprit que vous n’avez pas à vous préoccuper de votre défense. 15 C’est moi qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer. 16 Vous serez livrés même par vos parents, vos frères, votre famille et vos amis, et ils feront mettre à mort certains d’entre vous. 17 Vous serez détestés de tous, à cause de mon nom. 18 Mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. 19 C’est par votre persévérance que vous garderez votre vie » (Lc 21,12-19. Traduction liturgique)

 

Ce passage du discours eschatologique de Jésus offre ce que l’on pourrait appeler une métaphysique du martyre. Le terme pourrait étonner, mais il rejoint d’autres formules paradoxales, joignant nature et grâce, comme « ontologie trinitaire » (Jean Daniélou), « analogia entis christologique » (Hans-Urs von Balthasar), etc.

En effet, autour du martyr se rencontrent, voire se tissent les grands thèmes de la métaphysique :

  1. Le bien sous la forme la plus radicale qu’est le don de soi et celui-ci dans sa forme elle-même la plus extrême et la plus irréversible. Seule l’effectuation du martyr m’assure que la Selbsthingabe, le don de soi n’est pas un vain mot, un leurre : il fait passer à l’acte ce qui est contenu germinalement dans tout don de soi.
  2. Le temps. Le martyr suppose d’abord la « persévérance » (v. 19). Car « l’amour supporte tout » (1 Co 13,7). D’ailleurs, dans cette durabilité, ce conatus essendi se dit aussi quelque chose de la substance (qui est d’abord habens esse). Enfin, plus que tout autre acte, le martyre convoque la mémoire : « Avec le plus grand soin, l’Église a recueilli les souvenirs de ceux qui sont allés jusqu’au bout pour attester leur foi. Ce sont les actes des Martyrs. Ils constituent les archives de la Vérité écrites en lettres de sang [1]».
  3. Le négatif et, plus encore le négatif à la seconde puissance, qui est à l’œuvre dans la dialectique hégélienne. En effet, par le don de soi du martyr, la violence est totalement retournée et convertie en amour. C’est ce qui permet d’approcher au plus près du mystère de la rédemption. En effet, le salut, en son essence est le retournement du mal, de la violence, en amour, autrement dit de la conversion du mysterium iniquitatis en mysterium pietatis. Mais toute sa difficulté vient de ce qu’il s’agit non pas d’un mal naturel, d’un mal à guérir, etc., mais d’un mal volontaire, d’un mal engageant la liberté. Or, par le martyre, alors que le bourreau, donc la liberté violente, paraît triompher, en détruisant la vie de l’autre, nous voyons le sang du martyr devenir semence de chrétiens. C’est au moment où le négatif anéantit qu’il s’anéantit. Le paradoxe insoutenable du martyre est que plus il triomphe, plus il perd. Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Il se résout si l’on passe à la cause qui est l’amour : en faisant souffrir, en poussant la victime au bord du plus insoutenable des désespoirs, en détruisant la vie, le bourreau suscite dans le cœur qu’il détruit, un amour inimaginable, au sens propre. Nous sommes ici au cœur de la véritable dialectique, celle que Hegel a toujours cherché et qu’il a interprété à partir de l’esprit, alors qu’il devait s’expliciter à partir de l’amour. Pour ma part, je n’ai pas encore assez approfondi ce point (qui appartient au chapitre de la métaphysique sur le négatif). C’est ce qu’explicite la relation entre le Fils et l’Esprit : lorsque le Fils est détruit, il se dissémine. L’on n’a en effet pas assez médité sur la médiation concrète dans la parole de saint Ignace : « sang – semence ». Le retournement et la fécondité suppose la liquéfaction. On l’observe aussi dans la nature : la fécondité des sols suppose le retour à l’inerte, la mort. C’est ce retournement, cette conversion que le Retourneur, le diabole, veut éviter à tout prix.
  4. La vérité. En effet, le martyr est le suprême témoignage, jusque dans le nom. Il est donc le geste le plus vrai. C’est ce qu’affirme un passage singulièrement éloquent de Fides et ratio :

 

« Le martyr est le témoin le plus vrai de la vérité de l’existence [integerrimus testis est veritatis de exsistentia]. Il sait qu’il a trouvé dans la rencontre avec Jésus Christ la vérité sur sa vie, et rien ni personne ne pourra jamais lui arracher cette certitude. Ni la souffrance ni la mort violente ne pourront le faire revenir sur l’adhésion à la vérité qu’il a découverte dans la rencontre avec le Christ. Voilà pourquoi jusqu’à ce jour le témoignage des martyrs fascine, suscite l’approbation, rencontre l’écoute et est suivi. C’est la raison pour laquelle on se fie à leur parole ; on découvre en eux l’évidence d’un amour [in illis invenitur evidentia illius amoris] qui n’a pas besoin de longues argumentations pour être convaincant, du moment qu’il parle à chacun de ce que, au plus profond de lui-même, il perçoit déjà comme vrai et qu’il recherche depuis longtemps. En somme, le martyr suscite en nous une profonde confiance, parce qu’il dit ce que nous sentons déjà et qu’il rend évident ce que nous voudrions nous aussi trouver la force d’exprimer [2] ».

 

  1. L’unité. Le martyr joint la parole au geste. Plus encore, ainsi que l’atteste la précédente citation, il fait l’unanimité dans cette cohérence indubitable ; plus que tout discours, sa vie montre la vérité de sa parole. Il s’agit donc de l’acte le plus unifié.
  2. La bonté. Ici, nous pouvons convoquer une autre encyclique de Jean-Paul II qu’il faudrait aussi analyser en détail pour en recueillir tout le suc. L’encyclique Veritatis splendor fait du martyre chrétien « l’exaltation de la sainteté inviolable de la Loi de Dieu » [3].
  3. La beauté. Le martyr manifeste la vérité qui est bonté (et amour), non pas seulement dans sa nudité, mais dans son éclat, autrement dit dans sa beauté : « Le rapport entre la foi et la morale resplendit de toute sa splendeur [fulgide splendet] dans le respect inconditionnel dû aux exigences absolues de la dignité personnelle de tout homme, exigences soutenues par les normes morales interdisant sans exception tous les actes intrinsèquement mauvais [4]». Or, c’est ce que concrétise l’acte martyriel.
  4. La causalité. « Mettez-vous dans la tête… ». Les martyrs sont des « êtres fragiles », comme dit la préface pour les martyrs. Or, un être fragile ou vulnérable atteste la puissance de Dieu dans son impuissance. Et la cause instrumentale n’est rien d’autre que la médiation par laquelle la richesse de la cause principale qui la meut s’exprime en sa pauvreté. Cette loi se vérifie aussi de l’articulation cause première-cause seconde.
  5. La relation nature-esprit. En effet, dans le passage suscité, Jésus dit que même les membres de notre famille nous livreront. Or, les liens de famille sont fondés sur la « chair », c’est-à-dire la nature. Mais les seuls liens assurés, décidément stables, sont les liens choisis, c’est-à-dire fondés dans l’esprit, et vécus en Dieu, c’est-à-dire fondés dans l’Esprit. D’ailleurs, les relations familiales ne trouvent leur accomplissement qu’à être appropriées, c’est-à-dire pénétrées par l’esprit qui est liberté.
  6. L’acte et la puissance. En effet, puissance et acte se tissent de manière complexe pour trouver leur sommet dans la puissance active qui contient en elle toute sa ressource énergétique. Or, si «  le martyre est le suprême témoignage rendu à la vérité de la foi », l’acte sublime de la charité (nous y reviendrons), il est aussi l’achèvement de la fortitudo, de la vertu de puissance : le martyr « supporte la mort par un acte de force [5]».
  7. La relation (comme accident) vis-à-vis de la substance. Les liens naturels sont fondés sur la substance, mais les liens spirituels sont fondés sur le seul amour ; c’est pour cela qu’ils paraissent plus fragiles et que, avant la venue du christianisme, on valorise plus les liens fondés en nature. Dès lors, le martyre atteste que la relation a peut-être la même valeur ontologique que la substance.
  8. L’être comme amour-don. En effet, en son essence, l’amour est don. Mais « il n’y a pas de plus grand amour que donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13). Or, le martyre est le don de sa vie, le don de soi dans son achèvement. Il accomplit donc l’amour dans sa vérité, dans son être. Mais il y a plus. Cet amour n’est pas seulement la cause du martyr, il en est le contenu, car la vérité dont il témoigne est l’amour vivant : « on découvre en eux l’évidence d’un amour [in illis invenitur evidentia illius amoris] ».

Pascal Ide

[1] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 2474.

[2] Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio aux évêques de l’Église catholique sur les rapports entre la foi et la raison, 14 septembre 1998, n. 32, § 3.

[3] Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Eglise, le 6 août 1993, n. 90-94.

[4] Ibid., n. 90.

[5] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2473.

26.3.2021
 

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