Comme dans ses autres ouvrages sur le progrès [1], le burn-out [2], la transition [3], la résistance [4], Pascal Chabot, parce qu’il est un authentique philosophe s’attaque à un concept : ici celui de qualité [5]. Son intuition centrale, me semble-t-il, est la suivante : de même que la modernité a dominé la nature en la réduisant à la quantité, l’hypermodernité cherche à dominer l’homme par la qualité. La seule issue n’est pas de nous affranchir de la qualité qui est le lieu propre de l’humain, mais de nous affranchir de ce qui l’aliène. D’où le propos qui est aussi le titre : les libres qualités.
La première partie de l’ouvrage (« Le sursaut qualitatif ») expose ce que l’auteur entend par qualité : en son essence comme « nouvelle figure du Bien » (chap. 1) et en son extension (chap. 2), en son histoire (chap. 3), son contraire, le « merdique » (chap. 4), son corrélatif, la quantité (chap. 5) et ses risques (chap. 6).
La seconde partie (« Terrains du qualitarisme ») applique le concept de qualité aux différents champs où il est employé : l’écologie (chap. 7), la production (chap. 8), l’argent (chap. 9), les normes (chap. 10), le travail (chap. 11), le pouvoir (chap. 12), avant de conclure en proposant une éthique minimale des qualités (chap. 13).
J’adhère avec enthousiasme à la thèse historique : dans le projet fou du Moderne et toujours plus radicalisé de l’Hypermoderne qui a oublié la déconstruction postmoderne, la qualité est bien l’un des rares bastions qui résistait, mais a fini par céder à la raison opératoire, calculatrice, individualiste et utilitariste.
En revanche, je récuse la thèse doctrinale. D’abord et avant tout, je demeure atterré que, dans la plus aveuglée des soumissions à l’idéologie des Lumières, Pascal Chabot fasse commencer sa réflexion avec Descartes – se contentant d’une vague incursion dans la théorie médiévale si collatérale des « qualités occultes ». C’est ainsi que, plus par méprise que par mépris, il ne prend pas le temps de commencer par le commencement : analyser la manière très inductive et très précise dont le premier philosophe de la qualité l’a soigneusement distinguée non seulement de la quantité, mais d’autres notions sommitales (dix en tout) comme la substance et la relation. J’ai bien sûr nommé Aristote, dans cet opuscule qui est un bijou et a structuré tout l’Occident : Les catégories. S’il avait pris le temps de le lire avec attention, quitte à le déconstruire avec la même rigueur que le Stagirite a pris pour l’élaborer, le philosophe ouvert n’aurait pas ouvert son discours par cette déclaration sceptique selon laquelle la qualité est une « abstraction » « difficile à définir » p. 15), « un terme si vague et relatif » (p. 18).
Faute de ce balisage élémentaire (au sens des Éléments d’Euclide), Pascal Chabot en est donc réduit à tout con-céder à la modernité (la qualité comme propriété de l’homme et le primat du pratique sur le contemplatif), l’hypermodernité – « le vrai problème contemporain, c’est l’excès » (p. 20) et la culture de la singularité – et la postmodernité (le relativisme et la lecture déconstructionniste de la qualité suspecte d’être l’objet de tous les pouvoirs).
Une généreuse ouverture à la métaphysique aurait fourni à notre auteur les deux issues hors de la dialectique léthale de la qualité et de la quantité : centralement, par la substance qui, en l’homme, se fait libre sujet ; latéralement, par la relation qui, en l’homme, se fait don amoureux.
Pascal Ide
[1] Cf. Pascal Chabot, Après le progrès, Paris, p.u.f., 2008.
[2] Cf. Id., Global burn-out, Paris, p.u.f., 2013.
[3] Cf. Id., L’âge des transitions, Paris, p.u.f., 2015.
[4] Cf. Id., Exister, résister. Ce qui dépend de nous, Paris, p.u.f., 2017.
[5] Cf. Id., Traité des libres qualités, Paris, p.u.f., 2019.