« Jésus, s’étant assis vis-à-vis du tronc, regardait comment la foule y mettait de l’argent. Plusieurs riches mettaient beaucoup. Il vint aussi une pauvre veuve, elle y mit deux petites pièces, faisant un quart de sou. Alors Jésus, ayant appelé ses disciples, leur dit: Je vous le dis en vérité, cette pauvre veuve a donné plus qu’aucun de ceux qui ont mis dans le tronc ; car tous ont mis de leur superflu, mais elle a mis de son nécessaire, tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre » (Mc 12,41-44 // Lc 21,1-4).
De prime abord, ce passage nous conte le don, certes généreux, mais simplement le don du bien extérieur qu’est l’argent, fait par une pauvre veuve. Mais, à y regarder de près, il s’agit de plus, beaucoup plus. Cet épisode, surtout dans le récit qu’en fait le deuxième Évangile, en ce 32e dimanche du temps ordinaire, nous offre une illustration particulièrement exemplaire de don de soi, qui est un don sans retour et sans restriction [1].
1) Un don sans retour
La pauvre veuve fait partie des anonymes de l’Évangile [2]. Plus encore, elle ignore totalement que Jésus la voit et celui-ci ne lui dit rien, notamment ne lui promet aucune récompense. D’ailleurs, les disciples n’auraient rien remarqué si Jésus n’avait attiré leur attention. Son acte est donc pur de toute quête de retour et de repli sur soi. Alors que les pharisien, si généreux soient-ils, donnent en cherchant à être « glorifiés par les hommes » (Mt 6,2) et sont donc au sens le plus propre de l’expression des « m’as-tu-vu », cette femme est mûe par un désintéressement absolu.
Or, l’anonymat est un critère essentiel du don de soi, ainsi que Jésus le demande de manière insistante, en particulier au cœur du sermon sur la montagne qui est comme la charte du chrétien (cf. Mt 6,1-6 ; 16-18). Le secret du don est le don secret. En effet, l’amour de charité « ne cherche pas son intérêt » (1 Co 13,5) et est oublieux de soi. Ici, il s’agit de se laisser ignorer comme auteur de l’offrande et ainsi de faire l’expérience d’un don qui n’exige en rien quelque écho que ce soi et même n’en demande pas. Les rencontres anonymes, notamment initiales, de Jésus placent son ministère sous le signe de la gratuité du don. Cette rencontre finale de la veuve – nous le dirons plus loin –, tout aussi dénuée de nom transmet ce message vécu du Christ à toute son Église.
2) Un don sans restriction
Le don de la veuve anonyme n’est pas seulement sans retour, mais sans restriction, c’est-à-dire total. La traduction liturgique dit « tout ce qu’elle avait pour vivre ». Mais le grec est plus radical : « toute sa vie [holon ton bion autês] ». Pour le veuve, l’obole s’identifie au don de sa vie, de sa personne, autrement dit au don de soi-même. Nous retrouvons la même expression dans la parabole de l’enfant prodique où Jésus dit : « Il [le père] leur [ses fils] partagea sa vie [ton bion] » (Lc 15,12)
Un indice textuel le confirme : l’épisode, en saint Marc, se déroule au terme du ministère de Jésus et précède le discours eschatologique (Mc 13) ainsi que l’entrée à Jérusalem (Mc 14). Autrement dit, il assure la transition avec la Passion et résume toute sa vie publique. « Tout l’Évangile est résumé dans cette petite scène. Elle est en quelque sorte l’Évangile en version abrégée [3] ». Or, dans sa Passion, Jésus va donner sa vie pour nous, donc va tout donner ; d’ailleurs, il vient de nous commander d’aimer de « tout son cœur » (Mc 12,30.33). Par conséquent, en cette veuve, il invite à contempler par anticipation ce qu’il réalisera lui-même : l’offrande de tout son être.
Un autre signe est lié non plus au temps, mais au lieu. Cet épisode évangélique a lieu dans le Temple de Jérusalem. Certes, ce centre manifeste en creux le contraire même du don. En effet, Jésus condamne avant tout l’hypocrisie des scribes ; or, celle-ci concerne singulièrement le don (cf. la triple condamnation rappelée ci-dessus : Mt 6,1-6 ; 16-18). Pire encore que cette ostentation, ils font le contraire même du don, ils exploitent les pauvres gens. Mais surtout, le Temple est le centre pulsatile de toute la vie religieuse d’Israël, y compris de la Diaspora : il est le lieu vers lequel convergent tous les pèlerinages et où, dans un culte public et solennel, toute la vie du peuple élu s’élève en sacrifice d’action de grâces vers le Dieu de l’élection. Or, ce Temple que Jésus aime tant, symbolise le Mystère de sa mort et résurrection, le Mystère même de son propre corps donné pour le salut du monde (cf. Jn 2,21) [4]. Une nouvelle fois nous est ici révélé que le sens ultime de l’obole de la veuve n’est rien moins que l’offrande totale du Christ.
La liturgie ne s’y trompe pas qui, dans les textes du 32e dimanche du Temps Ordinaire, met en résonance cet évangile avec, en première lecture, l’épisode de la veuve de Sarepta (cf. 1 R 17,10-16). Or, dans ce passage du cycle d’Élie-Élisée, le prophète bénéficie de l’aide d’une femme ayant perdu son mari (donc sa sécurité et son soutien) qui, elle aussi, en acceptant de lui préparer du pain, donne non seulement de son superflu, mais aussi de son nécessaire : une fois qu’elle aura cuit le pain à partir de la seule farine qui lui reste, il ne lui restera plus rien et elle mourra ; or, à la demande d’Élie, elle accepte de préparer le pain pour lui ; autrement dit, à vue humaine, elle précipite le moment de sa mort, elle donne non seulement son nécessaire, mais tout son nécessaire. Ici, le pain est ce qui donne la vie et, plus encore, il est ce qui vient de la vie même de celle qui le possède et l’offre : il passe ainsi du cœur offert de son donateur au cœur ouvert du récepteur. Un tel pain est eucharistique. Totalement donné, ce pain ne peut qu’être totalement offert, comme celui que Jésus multipliera un jour, être inépuisable. Comment, en contemplant aujourd’hui cette veuve, Jésus qui, à une autre occasion, cite cet épisode marquant de la veuve de Sarepta (cf. Lc 4,26) ne songerait-il pas à cette veuve qui, à l’époque d’Élie, a elle aussi tout donné à Dieu se manifestant par la médiation du prophète ou du temple ?
3) Un don exemplaire
Face à la radicalité du don, nous pourrions être tentés de nous excepter : ce don radical de soi concerne Jésus et ses Apôtres. Deux signes interdisent cette trop commode restriction.
D’abord, Jésus offre ce don en exemple à ses disciples, c’est-à-dire nous. En effet, l’Évangile met en scène Jésus en train de regarder. Et ce regard signifie toujours chez saint Marc, une grande intensité (Mc 3,5), voire un acte d’amour (Mc 10,21). Or, Jésus invite ses disciples à entrer dans son regard, autrement dit à regarder comme lui :
« Comment deviendrions-nous ses disciples sans apprendre à connaître son regard, sans faire nôtre sa manière de voir – commente Christophe Schönborn, le cardinal-archevêque de Vienne – ? Il enseigne à ses disciples à voir les choses, les situations, les hommes par ses yeux. C’est ainsi que Jésus constitue son Église. Voir par ses yeux, comprendre par son esprit, vouloir par sa volonté, ressentir par son cœur : de là naît l’Église, en cela consiste la sainteté [5] ».
Ensuite, le texte dit que Jésus « appelle » ses disciples, les regroupe autour de lui. Or, le terme grec désignant « église », ekklésia, est formé sur la racine du terme kaleô, « appeler » ; il en est d’ailleurs de même en hébreu : le rassemblement, qahal, vient aussi du verbe « appeler » : l’Église est l’ensemble des personnes que Dieu appelle. Le beau verbe français « convoquer » en garde une trace, puisqu’il associe la racine vox, « voix », au préfixe cum, « avec ». Par conséquent, à travers ses disciples, Jésus invite toute l’Église à vivre de l’exemple de cette pauvre veuve qui, à son tour, devient une des plus belles icônes de l’Église : elle n’est pas seulement celle qui reçoit tout du Christ, mais celle qui le donne tout entier en donnant l’exemple de son don total.
Ainsi, cet épisode décisif montre que tout disciple de Jésus est appelé au don de soi à la suite de son Maître et que ce don se concrétise non pas dans le martyre sanglant (ce qui demeure un appel singulier et rare), mais d’abord dans le quotidien de ses gestes, dans les dons les plus cachés et même les plus anodins comme l’obole de « deux piécettes ». Voilà pourquoi Benoît XVI peut commenter :
« À nous aussi, comme ce jour-là aux disciples, Jésus dit : Faites attention ! Regardez bien ce que fait cette veuve, parce que son action renferme un grand enseignement; celui-ci en effet, exprime la caractéristique fondamentale de ceux qui sont les “pierres vivantes” de ce nouveau Temple, c’est-à-dire le don total de soi au Seigneur et à son prochain ; la veuve de l’Évangile, comme celle de l’Ancien Testament, offre tout, s’offre elle-même, et se met entre les mains de Dieu, pour les autres. Telle est la signification éternelle de l’offrande de la veuve pauvre, que Jésus exalte parce qu’elle a offert davantage que les riches, qui n’ont donné qu’une partie de leur superflu, tandis qu’elle a offert tout ce qu’elle avait pour vivre (cf. Mt 12, 44), et s’est ainsi donnée elle-même [6] ».
Pascal Ide
[1] Nous suivons ici pour une part la belle méditation de Christophe Schönborn, Aimer l’Église. Retraite prêchée à Jean-Paul II au Vatican, février 1996, trad., Saint-Maurice (Suisse), Éd. Saint-Augustin, Paris, Le Cerf 1998, conclusion, p. 179-181.
[2] Cf. Vianney Bouyer, Les anonymes de l’Évangile. Rencontres de Jésus dans les évangiles synoptiques, coll. « Cahiers Évangile » n° 160, Paris, Le Cerf, 2012. Cet ouvrage fut d’abord une thèse de doctorat en théologie biblique.
[3] Christophe Schönborn, Aimer l’Église, p. 179.
[4] Cf. Yves-Marie Congar,
[5] Christophe Schönborn, Aimer l’Église, p. 179-180. Souligné dans le texte.
[6] Benoît XVI, Homélie, Brescia, dimanche 8 novembre 2009.