Célèbre est, dans Le Rouge et le Noir, la rencontre initiale de Julien Sorel avec Madame de Rênal. Relisons-la ou, peut-être, découvrons-la :
« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l’oreille :
— Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question.
— Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur [1] ».
1) L’ambiguïté
Comment ne pas noter l’ambiguïté de la rencontre amoureuse fondatrice ?
a) L’attrait amoureux…
D’une part, le texte souligne l’attirance intense et réciproque.
- Celle-ci est d’abord suscitée par Mme de Rênal. Stendhal la réfracte – nouvelle subdivision ! – selon ses deux rayons. Le premier est objectif. Le texte multiplie les qualités esthétiques, surtout visuelles – son geste (« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles »), son visage (« regard si rempli de grâce », « beauté », « une femme avec un teint si éblouissant ») et son habit (« un être aussi bien vêtu ») –, mais aussi auditives (« une voix douce »). Le second est subjectif. Julien est très ému (« Il tressaillit »), littéralement sidéré (« frappé […], il oublia une partie de sa timidité », « étonné […], il oublia tout, même ce qu’il venait faire ») et intensément bouleversé au point de verser de « grosses larmes »).
- Le précepteur ne suscite pas moins d’émotion chez la mère des enfants. Et là encore, le romancier décrit en détail. D’abord la cause objective : l’apparence vestimentaire (« Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette ») ainsi que l’apparence physique (« extrêmement pâle », « le teint si blanc, ses yeux si doux », « les joues si pâles d’abord et maintenant si roses »). Ensuite le retentissement subjectif chez Madame de Rênal : dans son intuition (aussitôt, elle perçoit que Julien « venait de pleurer » ou que, « évidemment», il « n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette »), son imagination (« l’esprit un peu romanesque » qui va jusqu’à changer le sexe de Julien) et son affection – la compassion (« Elle eut pitié ») et, elle aussi, la sidération (« Mme de Rênal resta interdite »).
- Enfin, Stendhal relie déjà les deux futurs amants. Il le fait d’abord de l’extérieur, par ce décor qui, jusque dans sa description qui permet au lecteur de le visualiser, paraît théâtral, avec les deux côtés que sont la porte-fenêtre et la porte d’entrée : « Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée ». Il décrit ensuite leur mouvement relatif. Profitant de ce que l’attention de Julien est retenue ailleurs, Madame de Rênal s’approche au plus près, d’abord pour parler (« une voix douce lui dit tout près de l’oreille »), ensuite pour regarder (« ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder »). Or, on le sait, les corps ne franchissent la distance et les psychismes n’abolissent la pudeur que dans deux cas : l’affrontement et l’amour.
L’on observera d’ailleurs que, si apparemment simultanée soit cette scène amoureuse, elle présente néanmoins une légère dissymétrie : c’est bien Madame de Rênal qui aperçoit Julien la première, ce qui lui permet de s’approcher au plus près et de susciter une agréable surprise, qui ne compte pas pour rien dans l’effet produit par cette rencontre décisive.
b) … mélangé à d’autres sentiments
D’autre part, le texte atteste la présence d’autres sentiments se mêlant à cet attrait déjà amoureux, voire à ce coup de foudre. De fait, le lecteur attentif aura observé, dans le texte, mais peut-être aussi, empathiquement, en lui-même, que l’attrait sentimental est, sinon contrarié, du moins mêlé, d’autres composantes. Cela est vrai objectivement dans la manière dont est présenté Julien. Stendhal souligne son malaise intérieur qui, à une personne observatrice, se traduit, par son extrême pâleur, et sa mise extérieure qui, toujours à un regard averti comme celui de Madame de Rênal, signale aussitôt la distance sociale (« jeune paysan », à deux reprises)
Cela est encore plus vrai subjectivement. À l’attirance que le précepteur ressent, se joint aussi une gêne (sociale et possiblement psychologique liée à la différence d’âge), donc comme un retrait. À l’inclination amoureuse de Madame de Rênal est mélangé une « pitié », ainsi que nous l’avons dit, pour la « pauvre créature » qui n’a pas osé aller plus loin que « la porte d’entrée » ni « lever la main jusqu’à la sonnette »), une tendresse pour la très grande sensibilité du jeune paysan (la douceur de la voix cherche à ne pas effrayer davantage celui qui vient de pleurer) et une sollicitude maternelle (Julien lui apparaît « presque encore enfant ») qui va jusqu’à imaginer « que ce pouvait être une jeune fille déguisée ».
Précisons qu’il ne s’agit pas de la seule juxtaposition de sentiments hétérogènes, mais de l’opposition de sentiments contrastés : le mouvement du retrait est contraire à celui de l’amour qui est l’avancée ; l’affection maternelle prohibe la passion amoureuse, au nom du plus puissant des interdits, celui de l’inceste ; et le sentiment sororal lui-même, à cette époque, était incompatible avec un amour que l’on ne pouvait se représenter qu’hétérosexuel. Et tout l’art de Stendhal consiste à instiller dans cette scène d’amour toute cette complexité et cette tension.
2) L’interprétation habituelle
Tel étant le fait (la présence de sentiments opposés), comment en rendre compte ? Le contraste est interprété à partir du caractère transgressif ou régressif de l’amour entre Julien et Madame de Rênal. D’une part, il est moralement et socialement interdit : à cause du statut matrimonial, de la différence d’âge et de la différence de milieu. D’autre part, il est psychologiquement inhibé : comment une femme-mère pourrait-elle être attirée par un homme-enfant (voire fille) ? « Le sentiment amoureux s’y fraie un chemin au travers d’une relation d’abord maternelle [2] ».
Ajoutons que la suite du texte montre que Madame de Rênal était aussi implicitement habitée par un autre sentiment : la crainte que le précepteur soit « un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! ». La dissolution de cette crainte ne compte pas non plus pour rien dans l’apparition de ce soudain attrait – ce qui ajoute à l’intrication affective de cette scène inaugurale.
3) Une autre lecture
Ne pourrait-on toutefois interpréter cette rencontre à partir d’un autre point de vue ? En effet, le postulat commun et implicite à toutes les lectures littéraires (ou autres) est que la propension éprouvée par les deux futurs amants relève de l’amour romantique, donc de ce que nous appelons l’amour-attrait (peu importe ici l’intensité de la passion). Mais nous savons que l’on doit distinguer l’amour-attrait de l’amour-extase et, plus encore de l’amour-don. De plus, si, abstraitement considérés dans leur essence et donc leurs différents traits distinctifs, ils s’opposent, en revanche, concrètement approchés en leur existence historique, ils s’articulent : d’abord, successivement, parce qu’il n’est pas rare que l’amour-attrait s’enrichisse de l’amour-don, par le biais de l’amour-bienveillance (ou, ce qui est plus regrettable et, en partie, contraire à l’essence de l’amour, que les deux derniers se substitue au premier) ; ensuite, simultanément, parce que l’unité quasi-immédiate (sans médiation) qu’expérimentent les deux personnes dans la passion amoureuse est une inchoation (une première concrétisation) et, plus encore, une promesse de ce qu’ils sont appelés à vivre dans la communion vertueuse comme échange de dons.
Or, c’est ce dont témoigne peut-être, chez Julien, le souci d’une présentation soignée : certes, il veut donner bonne impression ; mais cette estime de soi est aussi le gage d’une prise en compte des attentes de l’autre. C’est surtout ce que montrent, chez Madame de Rênal, son observation minutieuse, le souci qu’elle a de l’instruction (voire de l’éducation) de ses enfants, son empathie décentrée d’elle-même, sa sollicitude maternelle, sa douceur – autant de traits qui notifient la donation.
Donc, il est possible que l’ambiguïté présente dans la description exprime tout autre chose que l’immixion d’éléments étrangers, voire aderses : la dynamique dative qui est le fond essentiel de l’amour cherche déjà à se réaliser à travers la puissante inclination amoureuse. Bien évidemment, le poids du soupçon que la psychanalyse fait peser sur le narcissisme amoureux et le discrédit dont, depuis l’étude de Rougemont, la passion fait l’objet, inviteront aussi à se défier de ma relecture. Celle-ci se fonde d’abord sur une conviction plus universelle. En trois mots : unique est l’essence de l’amour, à savoir le don de soi ; loin d’être un devoir ou seulement un idéal, cette donation est une dynamique profondément enracinée dans le cœur de l’homme – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas à être éduquée et protégée contre la tendance contraire qu’est le replis sur soi – ; si puissante soit-elle, cette inclination dative est aidée par l’inclination d’attrait. Disons-le d’une manière approximative qui parlera aux lecteurs de Nygren (et aux nombreuses utilisations sécularisées de ses catégories) : loin d’être l’ennemie de l’agapè, l’érôs en est l’une des préparations.
Pascal Ide
[1] Stendhal, Le rouge et le noir, L. I, chap. 6 : « L’ennui ». Le texte est libre d’accès.
[2] Daniel Bergez, La première fois qu’Aurélien vit Bérénice. Scènes amoureuses de la littérature, coll. « Hors collection », Paris, Armand Colin, 2021, p. 39.