Tueur sans gage fait partie de ces pièces de la maturité dans lesquelles Eugène Ionesco a abandonné le style plus fantasque de la Cantatrice chauve et de Chaises. Toutefois, il n’y explore pas encore une possible ouverture comme dans Rhinocéros ou Amédée. Entre la dérision et l’espoir, cette pièce exprime idéalement la confrontation avec le mal inconcevable, la rencontre impossible avec l’absolument autre, la désagrégation du sujet.
1) Le monde du sujet
La pièce s’ouvre sur la visite enthousiaste de la Cité radieuse. Peu importent les hypothétiques résonances (Le Corbusier). De prime abord, ne sommes-nous pas d’emblée plongés dans une transgression des limites du don 2 ? L’émerveillement de Bérenger ne signifie-t-il pas son entrée dans une expérience qui le déborde en le comblant ? Son rêve d’un amour absolu avec la blonde Dany n’exprime-t-il pas sinon la réalisation du moins le désir d’un bonheur à venir ?
Déjà la répétitivité peu créative de son expression laudative fait craindre un enfermement dans le monde du même. Surtout, la visite est conduite, normée, réglée par l’Architecte. En quoi consiste cette règle qui reconduit tout à l’identique ? De prime abord, sa nature est politique (les utopies politiques socialistes dont la Mère Pipe sera le porte-parole) ou administrative : l’univers où se meut Bérenger est terriblement emmuré par une Administration tatillonne et froide. Mais, selon un effet de zoom, constant dans la pièce, ce qui est dit de la communauté est métaphorique de l’individu. Derrière le politique ou l’administratif uniformisant, monochrome, c’est la raison toute-puissante qui est en jeu. Le monde qui fait rêver Bérenger et que l’Architecte a mis en œuvre est entièrement mesuré à l’aune de la rationalité triomphante. Certes, l’Architecte a toutes les compétences, est omniscient ; du moins toutes ses sciences sont autant de conquêtes de la raison instrumentale : commissaire, psychanalyste, médecin.
Mais, plus encore que la Cité, c’est Bérenger, c’est toute personne qui est clôturé dans un monde identitaire. L’expérience que le héros va vivre n’est donc pas la destruction de son désir par l’absurde mais la destruction de l’absurde d’une vie qui ignore que tout la déborde.
2) La menace d’éclatement
La Cité radieuse est en effet menacée par un Tueur sans scrupule qui frappe, plusieurs fois par jour. La Cité radieuse ne fait que vivre de manière multipliée ce que chaque personne expérimente : soit la mort, l’éclatement par l’inconcevable ; soit la négation dans la fuite ou le déni, ce qui revient au même. Inconcevable, le Tueur n’est accessible à aucun raisonnement. Indicible, le Tueur ne profère aucune parole. Impassible, le Tueur froid n’est poreux à aucun sentiment. Inassimilable, le Tueur se contente de ricaner, ce qui est une forme mineure de rire aux éclats, de ce rire qui fait éclater les limites les mieux assurées, qui transgresse les bornes les plus sécurisantes.
Bien évidemment, Ionesco se garde d’identifier cette terrible menace. Assurément, ce mal qui ronge inéluctablement a à voir avec la mort. D’abord car elle se présente sous la forme de la mort violemment infligée ; ensuite car elle exerce une létale fascination : le Tueur ne serait pas si efficace si quelque complicité ne l’attendait pas secrètement chez l’assassiné, comme en témoignera la mort de Bérenger. Ionesco puise à des traditions multiples qu’il mêle allègrement. On y trouve autant la tradition grecque avec l’image du labyrinthe et du retour éternel que la tradition judéo-chrétienne de la chute. Nous sommes en tout cas chaque fois reconduit au tragique essentiel de la condition humaine vouée à la finitude.
3) Les résistances inefficaces
Mais ne peut-on lutter contre cet éclatement menaçant de rompre l’harmonie si vulnérable du sujet ? C’est là que la galerie des figures, notamment dans les actes 2 et 3, prend tout son sens. Le dramaturge y essaie, sur mode tragicomique, toutes les formes de réduction du mal. Ionesco les désavoue d’emblée en les remisant dans le musée des antiquités : On y rencontre la misérable figure, vite évacuée, de la théodicée, dans la bouche de l’Administrateur commissaire :
Au-delà des tentatives de réduction intellectuelle, on trouve les propositions de réduction pratique, politique, l’utopie socialiste dans la bouche de Madame Pipe.
Il reste la figure très ambivalente d’Edouard dont la fonction n’est pas, on s’en doute, de seulement alimenter le suspense, de relancer l’intrigue pseudo-policière, en paraissant doubler le Tueur. Il semble résumer toutes les figures de la pièce : complice du mal, subissant le mal, cherchant à le combattre ou à le fuir. Mais ce malade du froid n’est-il pas lui-même déjà rongé par le mal de la raison réfrigérante ?
A son tour, confronté au Tueur, face au mal, Bérenger va redoubler en sa propre personne les multiples tentatives inefficaces de réduction de ce neutre irréductible, de cet autre résistant à toute identification et dont la rencontre engendre une ineffable angoisse. L’angoisse est cette mort de l’âme qui prélude à la mort du corps. L’angoisse ne possède-t-elle pas cette propriété redoutable d’arrêter le temps qu’il appartient à l’âme de nombrer ?
Bérenger tentera de lutter contre le mal ; par un beau sursaut, il se refusera, longuement, de laisser s’éteindre l’espérance. Il voudra sauver la ville, convertir le Tueur, retarder l’avènement de l’inéluctable, changer le cours du temps. Mais il s’inclinera, finalement.
4) La relation à la lumière
Une confirmation des précédents développements réside dans la lumière. On sait l’attention extrême que lui portait le dramaturge. La didascalie presque scrupuleuse accompagnant le texte en fait foi. Au début, Bérenger évolue dans une lumière de plus en
Pour autant, cette lumière est artificielle et ne tardera pas à s’éteindre. D’ailleurs, sa source qu’est le Soleil est invisible. Puis, la rencontre du mal est symboliquement celle de la nuit : la ténèbre ne cesse d’accompagner l’indicible. Enfin, lorsque Béranger se trouve confronté au Tueur, étrangement, la scène qui donne sur un Soleil couchant gigantesque, est éclairée par une lumière qui vient d’ailleurs, selon les indications expresses du dramaturge.
5) Une ouverture ?
S’il était ami de son compatriote philosophe Emil Cioran, Ionesco n’en partageait pas les convictions sceptiques et dépressives. Certes, les pièces ultérieures de Ionesco proposeront des échappées, écriront en quelque sorte une autre fin à Tueur sans gages. Certes, Ionesco lui-même critiquera sa pièce. Mais celle-ci ne comporte-t-elle pas, immanente à son écriture, un dépassement qu’elle n’a pu complètement congédier, une espérance qu’elle n’a pu totalement étouffer ? En d’autres termes, l’homme est-il voué à l’alternative désespérante de la clôture aveuglée dans l’autonomie du sujet ou sa transgression suicidaire dans la décomposition ?
Pascal Ide