Thomas d’Aquin, la sainteté de l’intelligence

En cette mémoire du saint dominicain, le 28 janvier 2021, une fois n’est pas coutume, méditons non pas la splendeur de sa doctrine, mais le rayonnement du Docteur. Frère Thomas nous donne à méditer la sainteté de l’intelligence. En effet, il a pleinement vécu les quatre vertus théologales (oui, vous avez bien lu !) dans sa vie de précheur toute ordonnée à contempler la vérité et porter aux autres le fruit de sa contemplation.

 

Cette sainteté de l’intelligence se lit d’abord dans sa foi.

Certes dans la foi théologale par laquelle, toujours, Thomas a accueilli dans la plus vertueuse obéissance (le contraire même de la soumission-démission) la lumière dispensée par l’enseignement de l’Église. C’est ce qu’exprime une de ses dernières prières où il témoigne qu’il n’a jamais enseigné qu’à l’écoute du magistère de celle qui est d’abord Mater avant d’être Magistra. C’est ce que manifeste aussi le geste éloquent par lequel, ayant composé son traité si novateur sur l’Eucharistie, il le dépose sur l’autel, l’abandonnant au jugement ecclésial – et l’on se souvient que les frères qui sont restés ont vu des anges danser sur le manuscrit !

Mais aussi dans la docilité (ce mot admirable) à la lumière naturelle des sens et de la raison. Celui qui fréquente assidument le saint Docteur sait combien celui-ci ne dit jamais plus que ce qu’il sait et donc que ce qu’il croit et voit. C’est ainsi que ses jugements sont précisés par des « manifestum est », « probabile », etc., qui en mesurent très exactement la portée de vérité. De sorte que son disciple éprouve une grande sécurité dans un propos qui jamais ne cède à la tentation de combler un vide ou d’ajouter à la vérité objective qui se donne une assurance subjective qui la trahirait.

 

La sainteté de l’intelligence s’emmembre d’espérance.

L’une des plus étonnantes surprises attend celui qui étudie l’histoire de Thomas et du thomisme. Encore aujourd’hui, qui professe la doctrine de l’École est suspecté d’être au mieux « classique », au pire « tradi », « conservateur », voire « intégriste ». De fait, le progressisme théologique s’est constitué en grande partie contre un enseignement scolastique qui a dominé dans les Séminaires pendant des décennies et a marqué la théologie dogmatique pendant des siècles. Pourtant et tout à l’opposé, saint Thomas fut le plus audacieux des novateurs. Certes, son herméneutique est celle de la réforme dans la continuité et non celle de la rupture. Mais nous n’imaginons pas à quel point le xiiie siècle, âge d’or du Moyen-Âge avec le siècle précédent, fut en proie à de profondes tensions, d’ailleurs fécondes. Et l’une d’entre elles a opposé, d’un côté, les tenants conservateurs de la doctrine de saint Augustin et donc des platonici contre l’irruption jugée périlleuse d’Aristote (non pas à cause de son paganisme, puisque Platon son maître était aussi un philosophe grec, mais à cause de la trop grande place accordée à la nature, sa prétendue éternité, etc.), et, de l’autre, les partisans considérés comme progressistes accueillant avec gratitude et gourmandise toute l’œuvre enfin traduite du Stagirite. Certes, Thomas qui à la suite de son maître Albert le Grand, a longuement commenté Aristote, l’a accueilli avec discernement. Mais il l’a aussi reçu avec espérance et s’est autorisé à proposer des thèses profondément innovantes, dont la plus célèbre et non la moins géniale est celle de l’acte d’être. Quelle confiance dans la lumière de la raison, don de Dieu à celui qu’il a créé à son image ! L’encyclique Fides et ratio ne demande-t-elle pas de joindre l’audace de la foi à la parrhésia de la raison ?

 

Plus encore, la sainteté de l’intelligence resplendit dans la charité.

Certes, plus d’un lecteur assidu du Docteur commun fut découragé par l’extrême rigueur de son exposé qui semper formaliter loquitur, la brièveté de son verbe qui jamais ne se répète, la sécheresse d’une parole qui se refuse à toute immixion du « je », l’apparente froideur d’un raisonnement qui presque jamais ne s’autorise au débordement. Mais, là encore, à qui le fréquente avec constance et bienveillance, Thomas montre, dans les interstices, que la lumière de son intelligence surgit de la chaleur de son cœur. Un de ses plus illustres et pénétrants commentateurs, Étienne Gilson avait relevé l’enthousiasme pointant derrière le « haec sublimis veritas » face au « Ego sum qui sum » (« Je suis celui qui suis ») de la révélation que Dieu fait de son nom à Moïse (Ex 3,14). Surtout, tout ce qu’écrit Thomas jaillit de l’âme d’un enseignant qui constamment se met au service de l’enseigné. Rappelons-nous combien son œuvre la plus aboutie et la plus légitimement fameuse, la Somme de théologie, est d’abord une œuvre de miséricorde. Le prologue, fameux entre tous, atteste que son auteur en a rédigé les 11 millions de signes, en plus de ses très lourdes charges, uniquement par compassion pour les étudiants ployant sous et se noyant dans les traités trop difficiles où ils perdaient courage autant qu’intelligence. Et, si l’arduité technique de certains développements est proverbiale, observons que jamais, je dis bien jamais, Thomas n’avance un énoncé universel et abstrait, sans aussitôt l’illustrer d’un exemple. Toujours le Maître se penche du haut de sa chaire pour aller à la rencontre de la chair son disciple. Ce qui nous ouvre au dernier trait caractéristique de cette si désirable sainteté.

 

Enfin, il n’y a pas de sainteté de l’intelligence sans humilité.

Thomas ne fut le « bœuf muet de Sicile » que parce que sa parole se prépare dans ce silence en ébullition. Il n’est ce voyant qui perce de son regard acéré les réalités les plus opaques et les textes les plus serrés que parce qu’il fut cet écoutant toujours à tendre l’oreille vers la vérité qui murmure d’où qu’elle provienne. « Quand quelqu’un parle, regarde à ce qu’il dit et non pas à qui le dit ». Il ne fut ce maître exigeant que parce que, toute sa vie, il s’est lui-même mis à l’école d’autorictates toujours plus variées. Un exemple entre mille : la lecture si attentive et si inédite des Pères grecs (le Christ comme organon, la divinisation), lors de la rédaction de son traité de l’Incarnation. Thomas n’a pu « remplir l’univers de son mugissement » que parce que, pour chaque enseignement, il allait placer sa tête, non pas dans le tabernacle, mais juste à côté, comme à l’écoute de l’unique Rabbi, parce que, mendiant chaque goutte de lumière, il y pleurait comme aucun des autres saints Docteurs. Il attendait humblement d’être consolé de la seule Consolation qui nous sort de notre dé-solation esseulée : la Vérité qui, plus que d’être index sui, est diffusiva sui (diffuse d’elle-même), parce qu’elle est bonne et, plus encore, parce qu’elle est amour.

 

Comment ne pas se mettre à l’école (cf. Mt 11,29) de ce plus savant parmi les saints qui fut le plus saint parmi les savants ?

Pascal Ide

28.1.2021
 

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