Takashi Nagai (1908-1951) est un radiologiste japonais qui s’est converti au catholicisme, un rescapé du bombardement atomique de Nagasaki et un écrivain. Certains l’ont surnommé le « Gandhi japonais » [1]. Mais ce Gandhi est d’abord un François d’Assise qui reçoit gratuitement pour donner gratuitement (cf. Mt 10,8). Ce qui frappe chez lui est sa gratitude extrême vis-à-vis du don de Dieu (1) et la réponse généreuse qu’il lui offre (2).
1) L’homme du don reçu
Ce qui caractérise avant tout Takashi Nagai est son ouverture émerveillée et reconnaissante au don de Dieu – y compris à travers la souffrance indicible de la double explosion atomique.
a) Sa gratitude en général
Son ami aveugle, Hihara-san, disait de lui : « C’est lui qui m’a conduit au Christ et à la foi qui découvre que tout, dans la vie, est don et grâce [2] ». L’auteur résume cette conviction en citant l’un des premiers vers du journal, écrit en 1953, de Dag Hammarksjold, second Secrétaire Général des Nations Unies : « Pour tout ce qui a été, merci ; pour tout ce qui viendra, oui [3] ».
En effet, sans surprise, le Japonais épris de beauté qu’est Takashi contemple la présence de Dieu dans la nature: « Nous devons regarder au-delà de la surface des choses, rechercher la beauté cachée qui existe partout […]. Alors chaque jour devient un poème haiku [4] ». Plus surprenant, il la discerne dans les événements quotidiens. « Son refus de devenir pessimiste en toute situation humaine était un trait de son caractère que le cercle grandissant de ses admirateurs trouvait très attirant [5] ». Ainsi, ce n’est pas seulement le cosmos qui est théophanique, mais aussi l’histoire.
b) Sa gratitude paradoxale envers la Bombe A à Nagasaki
1’) Énoncé
Mais l’apport véritablement spécifique de Takashi Nagai est ailleurs. Son originalité qui sera aussi son trait le plus évangélisateur auprès de ses contemporains, sera la manière dont il va relire la vitrification de Nagasaki. Sa relecture sera d’autant plus crédible que la Bombe A qui explosa le 9 août à 11 heures a tué net Midori, sa femme très aimée, et l’a voué à une mort certaine, douloureuse, quoique lente, consécutive à la maladie radique due au surdosage en rayons X. Rien ne remplace la bouleversante relecture qu’il a proposée de ces événements. L’évêque lui demande de prendre la parole le 23 novembre, face à des catholiques démoralisés, boiteux, défigurés par les brûlures, qui s’étaient rassemblés à côté des décombres de la cathédrale dans une messe de requiem pour les morts : 8.000 chrétiens furent rappelés à Dieu en un instant et les flammes réduisaient en cendres en quelques heures ce sanctuaire vénérable de l’Orient. Un certain nombre parlent de tenbatsu, de punition de Dieu. Takashi Nagai se lève, chancelant un peu. Il s’incline devant les prêtres puis devant les fidèles. Et il propose son hypothèse : loin d’être contraire à la volonté de Dieu, cette explosion lui est conforme [6]. La Bombe A va même être l’occasion de la plus stupéfiante des fécondités.
Takashi est préparé par son éducation à reconnaître la bonté de l’origine. En effet, sa mère lui avait appris à découvrir l’univers dans un bol de riz :
« Regarde le riz avec attention et tu verras derrière lui les innombrables générations de paysans qui ont défriché la terre et soigné les rizières à travers les sécheresses et les inondations, la pauvreté, la guerre et les maladies. Vois aussi les générations d’artisans dans la beauté simple et pratique du bol et des baguettes, ainsi que tous les marchands entre les mains desquels ils sont passés [7] ».
2’) Exposé
Takashi Nagai fait d’abord appel à une coïncidence où il discerne un signe : « A minuit ce soir-là, notre cathédrale prit soudain feu et fut consumée. À cet instant même, au Palais Impérial, Sa Majesté l’Empereur fit connaître sa décision sacrée d’en finir avec la guerre. Le 15 août, l’Edit Impérial qui mettait fin aux combats fut officiellement promulgué et le monde entier aperçut la lumière de la paix. Le 15 août est aussi la grande fête de l’assomption de Marie. Ce n’est pas par hasard, je pense, que la cathédrale d’Urakami lui était consacrée. Nous devons nous demander : cette convergence d’événements – la fin de la guerre et la célébration de cette fête – était-elle une simple coïncidence ou n’était-elle pas due à la providence mystérieuse de Dieu ? » Takashi Nagai ajoute deux autres éléments qui, pour lui, accroissent la certitude : la bombe était destinée à une autre ville et il y eut un problème mécanique. Conclusion : « Je pense que ce n’est pas l’équipage américain qui choisit notre faubourg. C’est la providence de Dieu qui choisit Urakami et amena la bombe au-dessus de nos maisons. N’y a-t-il pas un rapport profond entre l’anéantissement de Nagasaki et la fin de la guerre ? Nagasaki n’était-elle pas la victime choisie, l’agneau sans taches, holocauste offert sur l’autel du sacrifice, tuée pour les péchés de toutes les nations pendant la deuxième guerre mondiale ? » Avec une audace sans pareille, Takashi Nagai transforme le constat de la mort si injuste d’une des communautés chrétiennes les plus vivantes du Japon en signe non pas de scandale mais d’espérance.
L’interprétation est tellement puissante, radicale, que des fidèles se lèvent et protestent. Takashi Nagai développe la prémisse :
« Le conflit terrible et mauvais s’est achevé, mais un simple repentir ne suffisait pas à ramener la paix ; il fallait que nous offrions un sacrifice prodigieux… Des villes entières avaient été rasées, mais cela ne suffisait pas… Seul cet hansai [holocauste] à Nagasaki pouvait suffire et, à ce moment-là, Dieu inspira à l’Empereur de signer la proclamation sacrée qui mit fin à la guerre. Le petit troupeau des chrétiens de Nagasaki fut fidèle à sa foi pendant trois cents ans de persécution. Pendant cette dernière guerre, il a prié sans cesse pour une paix durable ». Conclusion : « Soyons reconnaissants que Nagasaki ait été choisi pour cet holocauste ! Soyons reconnaissants car, à travers ce sacrifice, la paix a été donnée au monde ainsi que la liberté religieuse au Japon… »
3’) Systématisation
Systématisons le raisonnement du médecin chrétien. On peut le présenter de deux manières, sans oublier que, face au mystère d’iniquité, tout raisonnement exhaustif échoue, toute mise en lumière intégrale se leurre.
Dieu efface le mal non pas sans l’homme mais avec la participation du bien que fait l’homme. Or, le mal est ici atroce : rien moins que des millions de morts ; et, étant donnée l’attitude des hommes, des Japonais comme des Américains, rien n’indiquait que l’avenir fût meilleur que le passé. En particulier, l’exemple du Christ nous rappelle que seul le sacrifice d’amour efface le péché. Il a donc fallu un sacrifice à la mesure du poids écrasant d’iniquité. Or, à Nagasaki demeurait un poids d’amour suffisant pour annuler le mal accumulé : d’une part, Nagasaki rassemble un peuple de chrétiens, aujourd’hui 8000, fidèles envers et contre tout, dans la persécution, et priant depuis trois cents ans ; d’autre part, les chrétiens n’ont cessé d’y prier pour la paix dans le monde et la prière est efficace. Que Dieu ait jugé que Nagasaki remplisse ces conditions est donc un honneur insigne. Voilà pourquoi Takashi Nagai ose bénir Dieu.
Dieu peut faire surgir le bien du mal, dans le sens où il peut faire surgir un bien qui efface ce mal. Ici, le mal est celui d’une guerre, le bien qui est sorti de ce mal est la fin de la guerre, l’immense bien de la paix et, pour Takashi Nagai, de la paix du monde. Mais la paix est le fruit de l’amour. « La seule chose qui restait à ceux qui croyaient en l’Évangile était de considérer la bombe A comme faisant partie de la providence de Dieu, qui tire toujours le bien du mal [8] ».
4’) Objections
N’est-ce pas du fatalisme ? Takashi Nagai honore-t-il assez le moment du négatif, de l’absurde ? Ne résorbe-t-il pas l’injustifiable ? Ne sombre-t-il pas sous le coup des critiques adressées aux théodicées ?
De plus, en quoi les habitants de Nagasaki ont-ils pu offrir leur vie en holocauste ? En effet, ils n’ont rien su de ce qui leur arrivait ; or, sans liberté donc sans amour, pas de sacrifice.
5’) Réponse
Significative est la différence existant entre Hiroshima et Nagasaki (sans naïvement canoniser cette dernière ville dans laquelle Takashi Nagai distingue deux aspects [9]). « À Hiroshima, il y a de l’amertume, du bruit, c’est très politique, de gauche et anti-américain. Le symbole pourrait en être un poing serré de colère. À Nagasaki, il y a de la tristesse, mais aussi le calme, la réflexion, il n’y a pas de politique, on prie. On n’y blâme pas les Etats-Unis, mais on y pleure plutôt le péché de la guerre et, plus particulièrement, de la guerre nucléaire. Le symbole : des mains jointes pour prier [10] ».
De plus, est-ce un hasard si Nagasaki est la ville que la présence du Père Kolbe a bénie ; d’ailleurs, c’est à l’intercession de ce même Père Kolbe que Takashi Nagai fut miraculeusement guéri.
Comment l’âme accueille-t-elle ces dons ? Takashi Nagai répond avant tout par la louange. Par exemple, à un jeune homme qui a perdu ses parents et dit à Takashi Nagai qu’il veut partir, celui-ci répond : « Je comprends ce que tu ressens. Mais, si tu pars et oublie, leur mort et toute ta souffrance auront peu de sens pour toi. Si, au contraire, tu restes ici, à Urakami, si tu construis une cabane comme la nôtre, tu garderas leur nom en vie et tu donneras à ta souffrance une signification très grande [11] ».
Cette attitude très positive qui consiste à constamment discerner dans chaque événement la main de Dieu, à toujours voir le bien triompher dans ce qui lui est apparemment le plus contraire, Takashi Nagai en vivait non seulement dans des réalités de la taille de la destruction de Nagasaki mais aussi dans des réalités plus humblement quotidiennes.
Plus encore, malgré ce qu’il peut subir et ce que sa famille en a souffert, Takashi Nagai a toujours jeté un regard positif sur l’énergie nucléaire : « L’énergie atomique est un secret que Dieu a placé dans l’univers ». C’est à elle qu’on doit la chaleur du soleil. La question n’est donc pas dans l’énergie elle-même mais dans son usage : « L’énergie atomique est-elle une clé de survie ou de destruction totale ? Il me semble que le seul mode d’emploi de cette clé est une religion authentique [12] ». Un propos aussi équilibré est le signe d’une âme qui a dépassé toute amertume, d’une âme parfaitement réconciliée et pacifiée.
2) L’homme du don offert
C’est seulement à la lumière de cette gratitude fondamentale que s’éclaire l’activité de Takashi Nagai : don de soi permanent, souriant. Ce don de soi rayonne en tout domaine. Dans la relation à l’autre : il accueillait toute la journée ; mais aussi dans le domaine intellectuel : son intelligence elle-même est toute donnée au service de la vérité, de la recherche de moyens pour soulager les hommes.
Et Takashi Nagai s’est donné jusqu’à l’usure la plus invraisemblable de son corps, se dépensant sans compter, écrivant 20 livres de 1945 à sa mort en 1951, malgré une santé déplorable, des douleurs continuelles. Les médecins estiment que sa santé est un miracle permanent.
Voici le conseil qu’il donne à ses deux enfants dans un livre écrit spécialement pour eux, alors que Makoto a 14 ans et Kayano 8 ans : « Bientôt vous serez orphelins et, bon gré mal gré, vous devrez grimper le long d’un chemin escarpé, accidenté et solitaire. […] Demandez-vous souvent : comment puis-je utiliser cela [cette souffrance de la solitude] pour ta gloire ? […] c’est la seule façon de répondre de manière authentique au mystère de la vie ». Takashi Nagai ne fait qu’exprimer à ses enfants la règle de vie qu’il s’est fixée pour lui : toujours chercher le bien que Dieu veut nous faire vivre à travers telle épreuve et surtout quel bien il nous appelle à accomplir, en réponse.
Pascal Ide
[1] Nous nous fonderons sur la biographie de Paul Glynn, Requiem pour Nagasaki. Biographie de Takashi Nagai, le « Gandhi japonais », trad. Jean-Marie Wallet, Paris, Nouvelle Cité, 51994. Depuis cette parution, les mêmes éditions ont publié trois autres ouvrages sur cette même figure attachante : Makoto Nagai, Le sourire des cloches de Nagasaki, trad. Marie-Renée Noir, 2004 ; Une lumière dans Nagasaki. Anthologie de textes de Takashi Nagai, trad. Marie-Renée Noir, 2006 ; Marie-Renée Noir, Prier 15 jours avec le docteur Nagai, 2008.
[2] Ibid., p. 251.
[3] Cité en p. 294.
[4] Ibid., p. 268.
[5] Ibid., p. 226.
[6] Ibid., p. 216-218.
[7] Ibid., p. 134.
[8] Ibid., p. 222.
[9] Ibid., p. 113-114.
[10] Ibid., p. 298.
[11] Ibid., p. 221.
[12] Ibid., p. 224. Takashi Nagai « pensait que l’univers entier était bon et voyait l’énergie atomique comme une des dimensions de son dynamisme merveilleux ». (p. 241)