Soi-même par un autre (article programmatique)

 

  1. Ce grand observateur de la condition humaine qu’était Paul Ricœur a intitulé son maître ouvrage Soi-même comme un autre (1990). Il s’ouvre sur un parcours historique célèbre de la modernité et de la postmodernité, montrant que le cogito exalté par Descartes s’est défait en un cogito blessé avec les « maîtres du soupçon ». Il demeure que, même humilié, le sujet demeure centré sur lui : qu’il se croit de manière toute-puissante transparent à lui-même ou qu’il se pense de manière dépréciative et même dépressive opaque à lui-même, il fait toujours de son moi la source de la connaissance de lui-même. Or, n’est-ce pas cette conviction qu’il s’agit de partiellement remettre en cause ? Le savoir qui, partout aujourd’hui en sciences et toujours jusqu’à l’époque moderne, en philosophie et en théologie, a été dialogal, ne devrait-il pas le redevenir en philosophie et dans la sagesse commune ? Bref, ne faut-il pas affirmer que je ne suis moi-même – cognitivement, même si c’est encore davantage vrai relationnellement – que par un autre?

Précisons aussitôt, pour ne pas céder à la tentation de la déconstruction et de l’excès : assurément, il y a des connaissances sur soi qui sont communes à soi et à l’autre (la zone publique ou le for externe) et il y a des connaissances sur soi qui ne sont accessibles qu’à la conscience (la zone privée ou le for interne). Toutefois, il faut ajouter qu’il y a un nombre (considérable) d’autovérités qui me sont inconnues à moi-même et qui sont parfaitement transparentes à l’autre [1]. Et c’est de cela dont je veux parler.

 

  1. Cette conviction se fonde sur deux vérités anthropologiques contrastées et complémentaires.

La première est que je suis inévitablement victime d’angles morts (on pourrait parler, plus techniquement de biais cognitifs ou de blessures de l’intelligence, mais en les limitant à cet objet qu’est le propre sujet), c’est-à-dire d’ignorance sur moi-même. Disons plus, ces ignorances sont verrouillées par l’ignorance de mon ignorance. Disons plus encore, ces ignorances redoublées sont remplacées par un pseudo-savoir qui est alors une illusion. Ces illusions sont principalement liées non pas d’abord à ma finitude, comme on le croit souvent, mais à mes habitudes : qu’elles soient blessées (inconscientes) ou non (préconscientes). Pour le dire à nouveau par une image : le poisson ne sait pas que l’eau est mouillée ; pour savoir que l’on est c…, il faudrait être intelligent, chantait Brassens.

La seconde vérité, par certains côtés opposée, est que tout ce qui, à l’intérieur, n’est pas intégré se manifeste à l’extérieur. Autrement dit, je ne peux pas ne pas montrer au dehors ce qui est blessé au dedans. La raison en est d’abord l’articulation corps-âme : le corps n’est pas seulement le sujet matériel et la cause effectuant au mieux l’activité vivante, il est l’expression visible de notre intériorité invisible. Et l’unité somato-psychique est si grande que le corps a la capacité d’exprimer le plus possible ce qui nous habite et nous anime. L’on pourrait objecter qu’une telle affirmation nie la réalité du for interne et la profondeur cachée de l’esprit. Voilà pourquoi a été ajoutée une deuxième note : « non intégré » ou « blessé ». Cette deuxième loi ne vaut que pour ce qui, en notre intimité, n’est pas assimilé. La désunité du dedans s’exprime tôt ou tard par une désunité au dehors et, chez les personnes les plus attentives, se traduit par un malaise ou un trouble, la paix étant le sentiment qui naît de la concorde.

La conséquence de ces deux vérités est donc que, pour le formuler de manière provocante, mes angles morts sont ce que j’ignore et que tout le monde sait

 

  1. Les conséquences pratiques de cette vérité sont d’immense portée. Nous avons tous besoin – et cela, d’autant plus que nous sommes célibataires ou vivons seul – de feedback pour nous connaître, et cela, dans les différents milieux qui sont les nôtres : familial, amical, professionnel, associatif, religieux, etc. Les conditions de ce feedback sont celles mêmes de la correction fraternelle : la vérité dans la charité.

 

  1. Cette intuition mériterait aussi d’être déployée théoriquement, philosophiquement. L’homme ne se connaît lui-même, plus, n’est lui-même, que par un autre. Or, il est cet horizon où se rassemblent toutes les créatures de l’univers, des plus matérielles (corps, vivant, végétal, animal) aux plus spirituelles (angélique) ; voire, il est, avec les anges, le seul être dont la nature ne s’accomplit que surnaturellement, c’est-à-dire divinement. Ainsi ce savoir sur moi-même n’est pas seulement détenue par mon semblable et proche ; il est recelé par l’intégralité de ce qui, m’entourant, est aussi intériorisé. Il s’agirait donc de déployer l’intuition chère à la Renaissance de l’homme microcosme (et plus) de manière non plus seulement synchronique et entitative, mais diachronique et opérative, et d’abord cognitive. Concrètement, il faudrait écrire aujourd’hui l’équivalent de la Phénoménologie de l’Esprit (Hegel, 1807) de L’action (Blondel, 1893) pour montrer que l’homme n’accède à lui-même que par les médiations multipliées de tout le cosmos jusqu’à Dieu lui-même.

Pascal Ide

[1] Nous avons déployé trois des quatre cases de la fenêre de Johari.

10.12.2024
 

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