« Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole » (6e dimanche de Pâques, 25 mai 2025)
  1. « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons pour nous une demeure chez lui » (Jn 14,23). Henri de Lubac affirme quelque part que cet unique verset de l’Évangile de saint Jean résume l’intégralité de l’Écriture.

Pourtant, cette parole du Christ pose une difficulté. Saint Jean ne cesse de le dire : Dieu nous a aimés le premier (cf. Jn 3,16 ; 6,44 ; 13,34 ; 15,9.12 ; 17,23). Par exemple : « Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés, et il a envoyé son Fils en propitiation pour nos péchés » (1 Jn 4,10). Or, ici, il nous dit le contraire : c’est nous qui aimons en premier, voire notre amour semble être la condition de l’amour qu’il nous porte. D’ailleurs, la même perplexité naît de l’affirmation de Jésus deux versets plus haut : « celui qui m’aime sera alors aimé de mon Père » (Jn 14,21). Cette critique doit d’autant plus être affrontée que, dans son exhortation sur la sainteté, le pape François nomme le pélagianisme comme l’une des maladies mortifères de notre temps [1]. Or, cette hérésie fait de l’action humaine la condition de l’action divine. Plus subtilement, nous sommes tentés de croire qu’il nous faut mériter la miséricorde divine : si nous ne sommes pas bien, Dieu nous aime moins.

 

  1. Pour y voir clair, demandons à une sainte qui a scruté les Saintes Écritures avec le don de sagesse comment elle comprend cette parole de Jésus. Elle commente elle-même cette affirmation de Jésus dans une lettre à sa sœur Céline : « Garder la parole de Jésus, voilà l’unique condition de notre bonheur, la preuve de notre amour pour Lui [2]». Aimer Jésus, ce n’est pas avoir de grands élans, ressentir quelque chose de particulier, mais garder sa parole. Avez-vous remarqué que, lorsqu’on aime quelqu’un, les paroles de l’être aimé comptent pour nous ? Je constate combien les fiancés attendent les textos de leurs fiancés : « Ah, tu ne m’as écrit qu’à midi ! ». Or, c’est l’Esprit-Saint qui imprime en nous ce que la Parole exprime. C’est pour cela que, avant la proclamation de l’Évangile, je prie : « Le Seigneur soit avec vous », et vous répondez, ce dont je vous remercie : « Et avec votre esprit ». Et c’est bien l’Esprit-Saint qui se joint à mon esprit (Rm 8) pour écouter et garder cette parole. Ainsi donc, si aimer Jésus, c’est garder sa Parole et si je ne peux la garder que par son Esprit, c’est donc bien que Dieu, en l’occurrence son Esprit-Saint, est premier – et non pas moi.

Tirons-en une première leçon pour nous : gardons-nous la Parole de Dieu ? La lisons-nous quotidiennement ? Et quand nous la lisons, prions-nous l’Esprit-Saint pour mieux la comprendre et la garder ? D’ailleurs, cette parole est particulièrement efficace dans le combat spirituel. « Munissez-vous de paroles », recommande le prophète Osée (14,2) ; « Prenez aussi le casque du salut, et l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu » (Ep 6,17). C’est en invoquant la Parole de Dieu que, dans le désert, Jésus a lutté contre le démon et l’a efficacement chassé. Avons-nous des paroles spécifiques pour écarter nos tentations spécifiques, contre la paresse, la jalousie, l’impureté, etc. ?

 

  1. Mais Jésus nous dit autre chose : si nous l’aimons, lui, alors, son Père nous aimera. Toujours la petite Thérèse dans une prière qui est aussi un commentaire de ce passage de l’Évangile : « C’est en t’aimant que j’attire le Père [3]». Nous n’avons pas accès directement au Père : c’est par Jésus que nous le connaissons. Voilà pourquoi toutes nos prières se terminent par : « par Jésus-Christ notre Seigneur ». Mais, le Père invisible, Jésus nous l’a fait voir : « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, lui l’a fait connaître (Jn 1,18) ; « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9). Le fruit en est : « nous viendrons vers lui et nous ferons pour nous une demeure chez lui » (Jn 14,23).

Cet aveu a bouleversé de nombreux mystiques : nous sommes la demeure même de Dieu. « quel bonheur de penser que le Bon Dieu, la Trinité tout entière nous regarde, qu’elle est en nous et se plaît à nous considérer [4] ».

Deuxième lumière : prenons-nous assez conscience de cette présence de Dieu dans le cœur de mon cœur ? Cette conscience n’est pas réservée aux Saints. Ou plutôt, en elle réside d’abord la sainteté et la vie mystique. Mais comment en vivre dans une existence quotidienne ? Celle-ci commence tout de suite. Arrêtons-nous un instant, fermons les yeux (conseil de sainte Thérèse d’Avila), descendons en nos cœurs et adressons-nous à la sainte Trinité présente dans le sanctuaire de notre cœur : « Je crois en ta présence ». Avec les mots de sainte Élisabeth de la Trinité : « O mon Dieu, Trinité que j’adore, aidez-moi à m’oublier entièrement pour m’établir en vous ».

 

  1. Enfin, le fruit de cette présence trinitaire est la paix. La prière de la sainte carmélite de Dijon se poursuit : « pour m’établir en vous, immobile et paisible comme si déjà mon âme était dans l’éternité. Que rien ne puisse troubler ma paix, ni me faire Sortir de vous, ô mon Immuable, mais que chaque minute m’emporte plus loin dans la profondeur de votre Mystère. Pacifiez mon âme, faites-en votre ciel, votre demeure aimée et le lieu de votre repos. Que je ne vous y laisse jamais seul [5]».

Si la sainte Trinité est présente en moi, elle l’est aussi chez mon prochain. Dès lors, toute rencontre avec l’autre devient une rencontre divine. Comment le juger, l’exclure ou même être indifférent ? Voilà pourquoi Jésus continue : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » (Jn 14,27). Cette parole est si importante que nous l’entendons à chaque messe, après le Notre Père, juste avant la communion.

Qu’est-ce donc que la paix ? Saint Augustin la définit ainsi dans La cité de Dieu : « La paix est la tranquillité de l’ordre ». La paix n’est pas seulement la tranquillité ; elle demande aussi l’ordre. Une chambre, un bureau mal rangés ne suscitent pas la sérénité. Que chaque chose soit à sa place. Certes, la France vit dans la tranquillité, il n’y a pas de guerre. Pour autant, un pays où l’euthanasie, c’est-à-dire le meurtre d’une personne en fin de vie, menace d’être voté n’est pas ordonné : il ne place pas le respect de la vie innocente au fondement même du bien commun.

Avez-vous noté que cette paix a été l’un des tout derniers mots prononcés par le pape François et l’un des premiers dits par le pape Léon XIV – comme un trait d’union tiré par le ciel. Et, pour que nous n’ayons aucun doute, dans son Homélie pour le début du pontificat, homélie qui est toujours programmatique, le nouveau pape : « Amour et Unité : ce sont les deux dimensions de la mission confiée à Pierre par Jésus ». Et il a continué en l’appliquant à chacun de nous : « Cela frères et sœurs, je voudrais que ce soit notre premier grand désir : une Église unie, signe d’unité et de communion, qui devienne ferment pour un monde réconcilié [6] ».

La troisième leçon surgit d’elle-même. Sommes-nous des « pacifiques » ? « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9). Pardonnons-nous du fond du cœur à nos offenseurs (Mt 18) ? Cherchons-nous d’abord ce qui rassemble et non ce qui divise ?

 

Jeudi prochain, Jésus monte au Ciel pour nous envoyer son Esprit, Esprit de mémoire, d’intériorité et de paix. Qu’il nous rappelle les paroles de Jésus (cf. Jn 14,26) ! Qu’il nous attire souvent en sa présence, celle du Père et du Fils, au plus intime de notre cœur ! Qu’il fasse de nous des pacifiques, donc des fils de Dieu, au sein de l’Église et dans le monde !

Pascal Ide

[1] « Deux falsifications de la sainteté […] le gnosticisme et le pélagianisme […] sont encore d’une préoccupante actualité ». Et les deux sont liées : « le pouvoir que les gnostiques attribuaient à l’intelligence, certains commencèrent à l’attribuer à la volonté humaine, à l’effort personnel » (Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate sur l’appel à la sainteté dans le monde actuel, 19 mars 2018, n. 35 et 48).

[2] Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, LT 165, Œuvres complètes : textes et dernières paroles, éd. Jacques Longchampt, Paris, Le Cerf et DDB, 1992, p. 498. Souligné par moi.

[3] Id., « Vivre d’amour », PN 17, p. 667.

[4] LT 165, p. 499. Souligné par l’auteur.

[5] Sainte Élisabeth de la Trinité , NI 15, 21 novembre 1904, Œuvres complètes, éd. Conrad de Meester, Paris, Le Cerf, 1991, p. 199.

[6] Léon XIV, Homélie pour le début du pontificat, Place Saint-Pierre, 5e dimanche de Pâques, 18 mai 2025. Souligné dans le texte.

25.5.2025
 

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