« Sanctifie-les dans la vérité ». Un des sommets de la Révélation

« Ne cherche pas au dehors, rentre en toi-même : c’est dans l’intimité de l’homme qu’habite la vérité [1] ».

 

« Sanctifie-les dans la vérité [ἁγίασον αὐτοὺς ἐν τῇ] » (Jn 17,17). Cette parole de Jésus, dans la prière dite sacerdotale ou prière de l’Heure (Jn 17), en constitue un des centres, sinon le cœur lumineux. Encore faut-il éviter trois chausse-trappes qui sont des mésinterprétations des trois mots la composant.

 

  1. « … la vérité », qu’il faudrait peut-être traduire avec une majuscule « la Vérité », ne s’entend pas de la vérité au sens théorique, grec, qui est le nôtre, à savoir l’adéquation à la réalité. Assurément, être saint, c’est dire la vérité et agir en vérité, c’est-à-dire vivre en cohérence avec ce que l’on pense et croit. Mais, en saint Jean, la vérité prend un sens beaucoup plus radical, un sens ontologique, centré sur l’être qui se donne à connaître : il s’agit de la vérité qui se révèle. Elle adopte aussi un sens théologique. Ultimement, celui qui se donne à voir, c’est Dieu : « Dieu, personne ne l’a jamais vu » (Jn 1,18). Enfin, elle possède une signification éminemment personnelle [2]: « … mais le Fils unique l’a fait connaître » (ibid.) ; « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,6). Donc, pour le quatrième Évangile, la Vérité, c’est Jésus même, c’est le Fils incarné en Personne. « Sanctifie-les dans la vérité » signifie donc : « Sanctifie-les en moi-même, dans la lumière que Je suis ». C’est ainsi que l’expression johannique, qui résume toute son éthique, c’est-à-dire toute sa vision de la vie chrétienne, « marcher dans la vérité » (2 Jn 4 ; 3 Jn 3.4), signifie : « vivre dans la lumière de la Révélation qu’est Jésus ».

Or, on ne rentre en relation avec une personne que par l’amour. Donc, la vérité dont parle l’Apôtre n’est jamais une vérité froide, abstraite, séparée de l’amour. Aussi Jean les conjugue-t-il : « Aimer dans la vérité » (1 Jn 3,18 ; 2 Jn 1 ; 3 Jn 1) ; « dans la vérité et dans l’amour » (2 Jn 3). Ainsi, entrer en relation avec la Vérité, c’est identiquement entrer dans la communion avec le Christ, et donc avec son Père – dont parle le début de la première épître (cf. 1 Jn 1,1-3).

Mais que signifie « entrer dans » ? C’est ce que va expliciter le deuxième mot de la prière que le Christ adresse à son Père.

 

  1. « … dans… ». Avouons-le, cette expression « dans la vérité » est mystérieuse. Autant, nous pouvons comprendre « par la vérité » ou « pour la vérité », autant la préposition « dans » demeure impénétrable. Comme dans la doxologie qui achève les différentes prières eucharistiques : « Par lui, avec lui, en lui ». Là encore, si nous saisissons quelque peu les deux premières prépositions, la troisième, qui est équivalente à « dans », semble plus obscure. Pourtant, Jean présente ce point commun avec Paul – dont la théologie diffère pourtant sur tant d’autres points –, de multiplier les expressions qui associent le « dans » avec une Personne divine : « dans le Christ », « dans l’Esprit ». Et, reconnaissons-le, les commentaires de nos homélies contournent souvent et soigneusement cette originalité grammaticale ! Affrontons-la.

Mystique authentique, S. Jean est (donc) incarné. Or, l’incarnation s’exerce dans un temps et un espace. Aussi accorde-t-il une grande importance au lexique spatial [3] – comme au lexique temporel qui ne nous concerne pas ici [4]. Et la préposition ἐν, « dans », en fait partie. Or, comme en français, elle signifie un déplacement. Mais le Christ veut demeurer en nous (cf. Jn 14,23). Donc, le transfert qu’exprime le « dans » est une intériorisation : l’eau vive doit pénétrer « en lui » (Jn 4,14), c’est-à-dire dans le croyant qui est appelé, selon la superbe formule trinitaire offerte à la Samaritaine, à « adorer le Père dans l’Esprit et la Vérité » (v. 23-24). Par conséquent, Jésus prie pour que cette Vérité qu’il est nous soit intime : « la vérité demeure en nous » (2 Jn 2. Cf. 1 Jn 3,18).

Voilà pourquoi les mystiques ont toujours insisté sur cette présence intime du Christ : « Notre titre d’enfants – affirme admirablement saint Clément d’Alexandrie – traduit le printemps de toute notre vie. La vérité qui est en nous [tèn èn ‘émin alèthéian] ne vieillit pas et toute notre façon d’être est irriguée par cette vérité [5] ». Et la Parole vivante qu’est la Bible est le moyen par lequel le Christ ne cesse de nous transformer, ainsi que Pascal l’avait si bien compris : « Avant tout la Bible est parole de Dieu, mais cette parole doit pénétrer dans le cœur de l’homme et le transformer [6] ».

Mais qu’opère la vérité qu’est le Christ présent en nous ? C’est ce qu’explique le troisième mot de la prière.

 

  1. « Sanctifie-les ». Il n’est pas rare que l’on entende encore la traduction « Consacre-les ». Outre qu’elle risque de réduire l’extension de la parole du Christ aux seuls consacrés (prêtres et religieux, religieuses), elle court le péril d’en affadir la compréhension : la sainteté est beaucoup plus que le sacré. Mais l’expression « Sanctifie-les », donc le devenir activement saint, n’est pas non plus dénué de falsification. L’on imagine volontiers le saint parfait, dénué de péché et de faiblesse – en éloignant la puissance d’attraction et en exténuant l’appel. Il est significatif que, depuis les origines de l’Église jusqu’à aujourd’hui, les vies de Saints qui attirent le plus profondément sont celles des convertis, de saint Paul au bienheureux Charles de Foucauld, en passant par saint Augustin, ou des chrétiens ayant connu une « seconde conversion », comme les deux saintes Thérèse.

Enfin, une fois conjurée cette confusion sainteté-perfection, demeure le risque de réduire la sainteté à un héroïsme moral et d’en manquer l’essence qui est rien moins que la divinisation. Pour les Saintes Écritures, seul Dieu est Saint. Mais, s’il est Saint, il est sanctifiant. C’est-à-dire que son vœu le plus intime est de verser cette sainteté qui n’est rien d’autre que sa vie, d’abord et nécessairement en son propre sein, faisant naître la circulation trinitaire, ensuite et gratuitement, au dehors, dans l’économie de la création, de la rédemption et de la glorification. Et tel est le sens profond de la demande de Jésus, dont saint Thomas a bien vu que la fine pointe était la sanctification [7] : être sanctifié, c’est être divinisé, c’est-à-dire être transformé dans l’être même de Dieu. Et puisque nous sommes appelés à être sanctifiés dans la Vérité qu’est le Christ, Jésus prie son Père pour que nous soyons métamorphosés en lui, que notre être intime devienne le Christ même. Et que le Père nous aime comme il aime son Unique, le « Monogène » (Jn 1,18). Personne de moins jaloux, séparé et autocentré que Dieu… Voilà pourquoi Jésus continue en affirmant : « je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’eux aussi soient sanctifiés par la vérité [ἡγιασμένοι ἐν ἀληθείᾳ] » (Jn 17,19).

C’est ce qu’un autre mystique, qui porte le nom de Jean dans le sien, a bien compris. Si saint Jean de la Croix ne cite jamais explicitement notre passage, « Sanctifie-les dans la vérité », en revanche, il en a recueilli le cœur qui est rien moins que la transformation du chrétien dans le Christ lui-même, ce que le Docteur mystique appelle « l’union transformante » [8]. Commentant la parole très voisine de Jésus à son Père : « Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi (Jn 17,10) », il précise : « À lui par essence et en tant que Fils de Dieu par nature, à nous par participation et en qualité de fils adoptifs [9] ». Mais si, d’un côté, il s’agit d’écarter tout risque de panthéisme (monisme), il faut aussi en excepter la tentation opposée, extrinséciste et dualiste. Ne minimisons donc pas la portée de la prière du Christ qui est rien moins que la transformation en Dieu même. C’est ce qu’affirme un passage de La vive flamme d’amour au sujet du mariage spirituel qui cite à nouveau le même passage de la prière sacerdotale :

 

« Il se forme ainsi entre Dieu et l’âme un nouvel amour réciproque, résultant de l’union et du don mutuel que comporte le mariage. Ici les biens des deux époux, qui sont ceux de la divine essence, sont librement possédés par chacun, à raison du don mutuel qu’ils se sont fait ; et ils sont possédés par tous deux ensemble, chacun disant à l’autre cette parole que le Fils de Dieu adrese à son Père en saint Jean : Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi, et j’ai été glorifié en eux (Jn 17,10) [10] ».

 

Avec l’audace, mais aussi la vérité que seule donne l’expérience de foi, saint Jean de la Croix affirme que, dans le mariage spirituel, les biens que se partagent les époux, Dieu et l’âme, sont rien moins que « la divine essence », c’est-à-dire Dieu lui-même. Et comme Dieu est absolument simple et que l’âme ayant accédé aux épousailles mystiques est aussi purifiée, donc simplifiée, elle reçoit en partage rien moins que la nature divine. Et n’allons pas trop vite affirmer qu’elle est christifiée ou objecter au Docteur mystique qu’il est prisonnier d’une métaphysique de l’essence et contredit les précédentes conclusions sur notre christification. En effet, et nous le montrons longuement ailleurs, l’essence divine a ceci qui lui est totalement propre, d’être éminemment communicable, c’est-à-dire donnable et recevable. Or, le Fils est « Deus ut recipiens, Dieu en tant qu’il reçoit ». Donc, c’est en recevant rien moins que l’essence divine, que l’âme s’identifie par grâce (et non point par nature) au Christ. Ainsi, la prière que le Fils adresse à son Père : « Sanctifie-les dans la vérité » signifie rien moins que le centre brûlant de toute la Révélation, le foyer ardent du Mystère caché depuis l’origine : ma transformation dans le Fils incarné qui est Dieu né (se recevant) de Dieu.

 

Ainsi, la grande loi qui soulève tout l’être consiste bien à recevoir la totalité du Don qu’est Dieu : soit, par essence – et tel est le cas du Fils –, car ce don constitue sa nature ; soit, par grâce (ce qui est plus précis que par participation) – et tel est le cas de la créature spirituelle –, car ce don achève ma nature déjà là par ce don de l’être qu’est la création. Dès lors, l’affirmation selon laquelle l’être est amour signifie : ma nature est surnaturalisée ; dans l’homme (et l’ange), l’acte qu’est l’être s’intensifie maximalement et gratuitement pour devenir ce qu’il doit être, Dieu lui-même [11].

Pascal Ide

[1] « Noli foras ire, in teipsum redi : in interiore homine habitat veritas » (Augustin, De vera religione, 39 : PL 34,154).

[2] En ce sens, la Vérité, le « lieu » de la vérité ne s’identifie pas non plus à Dieu comme chez les gnostiques (sur le « lieu de la vérité » qu’est le Plérôme dans le gnosticisme, cf. Pistis Sophia, 6,142).

[3] Loin de se limiter aux seules localisations qui constellent tout le quatrième évangile, les expressions spatiales décrivant l’« espace johannique » sont employées « pour signifier le mystère chrétien, soit le mystère du Christ, soit le mystère du croyant » (Donatien Mollat, « Remarques sur le vocabulaire spatial du quatrième évangile », Stud Evang., I, p. 321-328, ici p. 321).

[4] Par exemple, la grammaire du « commencement ». Cf., par exemple, Ignace de La Potterie, « La notion de ‘commencement’ dans le écrits johanniques », Die Kirche des Anfangs. Mélanges offerts au prof. H. Schürmann,

[5] Pédagogue, I, 5, 20, trad. Marguerite Harl, coll. « Sources chrétiennes » n° 70, Paris, Le Cerf, p. 147.

[6] Gounelle, La Bible selon Pascal, coll. « Cahiers d’histoire et de philosophie religieuse » n° 42, Paris, p.u.f., 1970, p. 54.

[7] Cf. Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Évangile de saint Jean. II. La Passion, la mort et la Résurrection du Christ, chap. 17, n. 2228, trad sous la dir. de Marie-Dominique Philippe, Paris, Le Cerf, 2006, p. 316.

[8] « Le chapitre XVII de saint Jean s’est retrouvé en cette strophe 38 du Cantico, d’une grande précision dans sa simplicité purement évangélique. L’union transformante est affirmée si réelle et si intime qu’elle rend véritablement l’âme ‘Dieu’ ; transformation par participation seulement, elle assimile cependant si étroitement l’âme au Fils que celle-ci peut produire avec Lui, au sein de la Trinité, par l’acte d’un amour commun, la personne du Saint Esprit » (Vilnet, Bible et mystique chez saint Jean de la Croix, coll. « Les études carmélitaines », Paris, DDB, 1949, p. 118-119. Cf. la même interprétation chez frère de Sainte-Marie, Initiation à saint Jean de la Croix, Paris, Seuil, 1945, p. 65).

[9] Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel A, strophe 35, n. 3, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990, p. 505 (même formule dans Cantique spirituel B, strophe 36, n. 5, p. 1409).

[10] Id., La vive flamme d’amour A, strophe 3, n. 69, p. 1170 (même formule dans La vive flamme d’amour B, strophe 3, n. 79, p. 1534).

[11] Gustav Siewerth développe cette intuition selon laquelle la grâce est l’intensification de l’acte d’être (cf. notamment Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, Einsiedeln, Johannes, 1959, p. 412-424). Ce continuisme qui conjure définitivement l’extrinsécisme dualiste, ne verse pas pour autant dans le monisme panthéiste, car, au même titre que le don créé de l’être, la grâce demeure de cet achèvement demeure gratuite.

 

9.6.2023
 

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