Plus encore que le père putatif ou le père adoptif, saint Joseph est, pour Jésus, l’ombre du Père (André Doze), c’est-à-dire l’image visible du Père éternel.
Mais pour notre postmodernité sans père ni repère, ces paroles ont-elles un sens ? Trois temps. Trois mythes.
En 1900 est paru un ouvrage qui a révolutionné notre manière de voir la famille : L’interprétation du rêve. Freud en est tellement conscient que, alors que son livre est déjà prêt depuis un an, il attend cette date symbolique, pour le faire publier. Or, au cœur de sa conception inédite du psychisme, il relit, ou plutôt il réinvente un récit jusque là beaucoup moins fameux que celui d’Antigone : le mythe d’Œdipe. Et il va en faire le parangon de toute histoire, individuelle et bientôt collective, de l’humanité. Le tout petit qui vit en fusion avec sa mère doit tuer le père pour pouvoir épouser celle-ci. Chaque inconscient porte donc en lui le désir du parricide.
Après le meurtre du père, qu’advient-il ? En devenant le compagnon de jeu de ses enfants, en abandonnant toute autorité, en niant toute différence entre génération, il s’affaisse et il s’efface. Mais la nature, comme la culture, a horreur du vide. C’est alors qu’apparaît Narcisse. Ce chasseur d’une grande beauté qui multiplie les conquêtes tombe amoureux de sa propre image et, ne rencontrant plus que lui, meurt là encore symboliquement de n’aimer que lui, avant de se suicider. Désormais fils de personne, ni d’un Dieu absent, ni d’un père rival, notre contemporain se retrouve non pas seul, mais isolé. Et secrètement coupable : « Dieu, nous l’avons tous tué » (Nietzsche) ; la horde primitive qui a dévoré le père ne cesse de digérer la faute dans le repas totémique (Freud). Narcisse est désormais pris(onnier) entre ses désirs, plus, ses exigences, infinies, et cette culpabilité infinie de ne pouvoir les réaliser. Sans figure paternelle sur qui porter son accusation, il succombe à la tentation de la retourner contre lui et, en détruisant ses rêves, de se détruire lui-même. L’homme sans père se perd. Sans origine, il est sans espérance.
Si la déréliction est le dernier des maux, elle n’a pas le dernier mot. C’est ici que germe une troisième figure mythique. Le psychanalyste peut-être le plus fameux d’Italie, Massimo Recalcati, propose un nouveau complexe, celui de Télémaque [1]. Ulysse a quitté l’île d’Ithaque depuis vingt ans, dix pour lutter contre Troie et finalement, par son invention, le cheval dit de Troie, la conquérir et la détruire, dix pour lutter contre les flots et surtout les divinités contraires, et ainsi revenir dans son royaume. Or, loin de rêver à la mort du père chéri dont sa mère Pénélope entretient la mémoire héroïque, le fils unique vient quotidiennement guetter sur le rivage la voile qui annoncera son retour désiré. Le père jalousé jusqu’à être détesté, devenu le père absent et maintenant manquant, renaît comme un père prodigue que le fils espère.
Il ne s’agit plus de nourrir le secret ressentiment qui anime la devise anarchiste et libertaire du ni dieu ni maître, et au fond ni père. Il ne s’agit pas, par ces mouvements de balancier dont l’histoire est trop coutumière, de revenir au modèle patriarcal. Entre « parrilâtrie » et « parriphobie », quelle nouvelle figure du père apparaîtra ? Du père au pire, pour qui parier ? Avec un bel équilibre, Recalcati aspire à un père qui sait dire le sens de la vie, non plus sur le mode de la parole toute-puissante, mais sur celui du témoignage vulnérable. L’espérance chrétienne, fondée sur le Père « riche en miséricorde » qui nous a tant aimés (Ep 2,4), permet d’être plus audacieux. Comme cette espérance, la figure paternelle sera paradoxale : le père sera à la fois aventurier et domicilié (sans être casanier), tourné vers l’extérieur et retourné par l’intérieur, plein d’autorité et débordant de tendresse, loi qui sépare et embrassement qui répare, parole qui légifère et silence qui pardonne.
Comment un programme aussi imposant ne sera-t-il pas désespérant ? Plus que jamais, le modèle autant que l’intercession de saint Joseph deviennent urgents. Qu’il est bon, aussi, de rappeler ou peut-être de découvrir combien l’éducation est œuvre systémique : de même que Dieu a créé l’homme et la femme l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, de même jamais Joseph ne va sans Marie : « Ton père et moi, nous te cherchions ». Et quand, à Cana, Marie probablement veuve dit-demande à Jésus : « Faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2,5), elle reprend les mots mêmes d’un certain patriarche Joseph (Gn 41,56)…
Pascal Ide
[1] Massimo Recalcati, Le complexe de Télémaque. Reconstruire la fonction du père, trad. Patrick Vighetti, Paris, Odile Jacob, 2015.