Raphaël au Vatican, un néo-platonisme chrétien

1) Les stances du Raphaël. La Salle de la Signature

Pourquoi ce nom de Stanze et pourquoi le complément d’objet Raphaël ?

  1. a) Le lieu

Jules II logea dans les appartements Borgia. Mais Alexandre VI était l’ennemi de la famille Della Rovere. Or, il est difficile de vivre avec son propre ennemi sans ressentir de l’amertume. Aussi décida-t-il d’habiter, à partir du 26 novembre 1507 dans une autre partie du Vatican. Il choisit une série de chambres construites par Nicolas V et qui donnaient sur la cour du Belvédère. Voilà pourquoi on parle de Stanze ou de salles ou chambres.

  1. b) Le peintre

Or, à partir de 1508, Jules II décida de décorer ces Stanze et fit appel à plusieurs peintres : Le Pérugin, Pinturrichio, Signorelli, Sodoma et Raphaël. Mais bientôt tous les panneaux furent réservés à Raphaël (en prit-il possession ou Jules II l’exigea-t-il ?), si bien que, peu de temps après, Le Pérugin et Pinturrichio quittèrent définitivement Rome (dégoûtés ?), laissant Raphaël accomplir le plus grand œuvre de sa vie : la décoration de ce qui va devenir les Stances du Raphaël.

  1. c) Les représentations en général. L’intention néoplatonicienne du Raphaël

Devant nous limiter, nous nous attacherons à la Chambre de la Signature. Comme son nom l’indique, c’est le lieu de réunion du Tribunal Suprême de la Signature dont la finalité était d’exprimer les grâces.

1’) Quant au contenu

Jules II voulait que son appartement, en particulier cette pièce soit comme un résumé encyclopédique, un miroir doctrinal de tout le savoir de la Renaissance. En ce sens, il retrouvait le sens des Sommes typique du Moyen Age, mais aussi de l’époque suivante. Voilà pourquoi chacun des quatre murs va représenter l’un des quatre grands domaines du savoir : la Théologie qui la connaissance du monde divin, la Philosophie qui est la connaissance du monde de la nature, la Poésie (dont on parlera plus bas, afin d’en justifier la place) et la Justice qui est la connaissance du droit et de l’équité.

Elle est l’expression de tout le programme néoplatonicien christianisé : le Bien (la théologie), le Vrai (dans une basilique) et le Beau (le Parnasse). A noter aussi les quatre vertus cardinales au plafond, en médaillon. (par exemple, la vertu de prudence tient les rênes)

2’) Quant à l’inspiration, à la perspective sous laquelle considérer le contenu

Raphaël Sanzio insuffla à cette mise en forme doctrinale sa forma mentis, l’esprit néoplatonicien qui anime aussi ses autres œuvres. Et l’intuition fontale du néoplatonisme est la structuration verticale du réel dans un vaste mouvement de descente et de montée.

3’) Quant à la mise en scène, à la figuration esthétique

Ce qui fait de cette pièce une œuvre unique au monde, c’est la profonde harmonie existant entre le contenu doctrinal néoplatonicien et la forme artistique. Montrons-le.

a’) Première preuve

En effet, sur chacun des quatre murs, va se dessiner un mouvement ascendant du plus matériel au plus spirituel : en bas, sur les panneaux des murs, les compositions figurent ce qu’on appelle les « Histoires », présentes dans la réalité quotidienne, non sans relation, déjà, avec les Idées platoniciennes, les Idées pures ; puis celles-ci se purifient et s’expriment dans les médaillons, aux angles de la voûte ; enfin, elles sont révélées dans les personnifications qui figurent les Idées pures dont la voûte est comme l’Empyrée. Soyons plus précis en partant des Histoires. Ce qui frappe en celles-ci, c’est l’absence de détails anecdotiques. Comparez par exemple avec une peinture de Pinturrichio, comme les lapins dans la fresque de la chaste Suzanne. On ne trouve rien de tel chez Raphaël. Pourquoi ? Rien ne doit attirer le regard pour lui-même ; tout élément est appelé à faire signe, c’est-à-dire, par définition, à montrer autre chose que lui-même. Et cet autre, dans un univers néoplatonicien, c’est l’archétype divin. Il serait donc profondément erroné de croire que le monde supérieur est comme juxtaposé au monde inférieur : celui-là y est déjà ébauché, celui-ci le prépare. Les réalités matérielles ne tiennent leur consistance et leur raison d’être que de suggérer à l’esprit les réalités subsistantes et éternelles et d’y conduire. Pire que tout serait de demeurer dans le monde sensible : ce serait manquer notre destination. Le peintre néoplatonicien, Raphaël, invite non pas à regarder, mais à contempler, c’est-à-dire entrer dans un temple, c’est-à-dire dégager l’Idée intelligible de sa gangue sensible.

Faites vous-même l’exercice : demeurez face à la fresque et vous verrez votre regard s’intelligencier comme disait Maritain, votre esprit être comme progressivement aspiré vers le haut, se purifier de son attraction trop esthétisante vers le matériel. L’œuvre d’art est donc ici totalement au service d’un dessein contemplatif.

b’) Seconde preuve

Ensuite, ces différents panneaux ne sont pas simplement juxtaposés, sans nulle connexion entre eux. Donnons deux preuves de cette connexion qui seront là encore dus à l’inspiration néoplatonicienne.

D’une part, au-dessus de chaque Histoire se trouve un arc ; or, à la clé de voûte de chaque arc il y a un petit enfant avec de petites ailes, que l’on appelle putto ailé. Mais, si l’on regarde attentivement, l’angelot porte un emblème – par exemple un vase, une colombe, une boule -, et cet emblème représente en fait le génie d’un des quatre éléments. Précisément, au-dessus de l’école d’Athènes, l’on trouve un vase qui contient de l’eau ; au-dessus de la Dispute du Saint-Sacrement, le feu, au-dessus du Parnasse l’air et au-dessus de la Jurisprudence la terre. Or, pour Aristote (systématisant une distinction remontant au présocratique : ), ces quatre éléments sont les principes matériels composant le monde. Les différents panneaux et les parties du savoir qu’ils figurent sont donc étroitement connectés, en l’occurrence par les éléments constituant le monde. Et ceux-ci, partie intégrante de l’univers quotidien, sont donc symboles d’une réalité invisible autrement importante. Nous sommes donc à nouveau renvoyés à une intuition néoplatonicienne.

D’autre part, au plafond, c’est-à-dire dans la voûte, entre les figures, sont peints des médaillons (en italien, les tondi ou arrondis, ronds). Voici quel en est l’ordre : la Poésie, le Couronnement d’Apollon et le châtiment de Marsyas, la Théologie, le Péché originel, la Justice, le Jugement de Salomon, la Philosophie, l’Astrologie regardant et posant les étoiles. Or, on le constate aisément chacun des tondi est connecté aux deux personnifications de la voûte dont il est contigu. Par conséquent, cette disposition introduit dans la voûte un mouvement circulaire sans commencement ni fin. Or, le cercle dit la perfection et le cycle perpétuel l’éternité. Nous sommes dont transportés du matériel au spirituel, ce qui est l’un des fondements principaux de la conception philosophique de Marsile Ficin, l’un des grands néoplatoniciens de la Renaissance.

c’) Troisième preuve

Un dernier signe nous montrera l’inspiration profondément néoplatonicienne de la pièce : que vient faire la poésie dans cet ensemble ? En quoi peut-elle prétendre rivaliser avec la théologie, la philosophie ou le droit ? C’est bien la première fois qu’on ose ainsi figurer la poésie sur un mode d’égalité avec les trois nobles sciences traditionnelles. Considérons attentivement sa personnification. La Poésie est représentée couronnée de lauriers avec des ailes puissantes, une écharpe semée d’étoiles, des yeux brillants d’enthousiasme. A côté d’elle, deux putti portent une cartouche où l’on peut lire deux mots empruntés à Virgile : « Numine afflatur [1]« , c’est-à-dire « Elle est inspirée par l’Etre divin ». Or, là encore, on retrouve chez le néoplatonicien l’idée selon laquelle le poète, dans ses moments d’inspiration, était en contact avec la divinité (on songe aussi à la muse platonicienne) ; plus encore, pour lui, la divinité inspirait le poète, de sorte que la poésie était un mode de connaissance infiniment supérieur à la science. Voilà pourquoi Raphaël estimait qu’elle méritait de figure sur la voûte à l’égard des disciplines traditionnelles.

Raphaël a donc réalisé de manière inégalée, indiscutée ce que le Quattrocento avait cherché en vain, à savoir l’unité fond-figure, et cela sur le mode du temple néoplatonicien de Marsile Ficin.

Considérons maintenant en détail chaque panneau inférieur.

  1. d) Le génie de Raphaël

Quand on a dit ce qui précède, on n’a pas tout dit. Il demeure le génie de Raphaël qui, une nouvelle fois, est typiquement néoplatonicien.

En effet, il se pose un grave problème : faire de la philosophie en peinture, c’est courir le grave risque de faire une œuvre froide où la conceptualisation phagocyte l’inspiration, donc trahir la spécificité de l’art : au mieux, une allégorie du savoir nous montrant les symboles classiques des divers arts et, au pire, une œuvre édifiante ou de propagande. Je disais plus haut que la fresque de Raphaël est au service de la contemplation ; ne lui est-elle pas plutôt asservie ? Or, tel n’est pas le cas. La Salle de la Signature est une véritable œuvre d’art. Loin d’être une mise en scène de froides entités intellectuelles, nous sommes face à des fresques inspirées. D’ailleurs, si Raphaël s’était contenté d’édifier, sa peinture, loin d’être un tremplin, eût été un obstacle : elle aurait opposé son opacité à ce jaillissement ascendant. Comment cela se fait-il ?

On doit cela au génie de Raphaël. Et celui-ci use de deux moyens pour éviter ces refroidissantes leçons de scolastique ‘ficinienne’.

1’) Premier trait de génie : de l’allégorie à l’histoire

Il substitua aux allégories du savoir et aux représentations traditionnelles des arts libéraux des hommes célèbres. Il demande à des êtres humains qui ont historiquement existé de suggérer l’univers spirituel. L’Idée divine n’est plus figurée dans la seule métaphore virtuelle, inexistante hors de l’imagination des hommes, mais incarnée dans ces êtres vivants qui ont traversé l’humanité en y rayonnant de manière durable.

Cette intuition est d’ailleurs néoplatonicienne dans sa mise en œuvre, in actu exercito (non in actu signato) : le poète s’avère ici créateur, inventif, dépassant les apports de la théorisation scientifique. Mais j’ajouterai que ce coup de génie est, dans son contenu (in actu signato), peut-être plus encore profondément biblique. En effet, c’est l’Ecriture qui a substitué à la séduction du mythe, de l’allégorie la réalité de l’histoire. Désormais, on sait que Dieu se dit davantage et de manière plus vraie dans l’histoire de son peuple que dans la longue attente du désir déposée dans les mythes. Au fond, l’intuition de Raphaël se situe dans la logique de l’incarnation : son art humain et humaniste est profondément chrétien.

2’) Second trait de génie

Mais même là encore, le risque de faire écran pouvait subsister : Raphaël aurait pu en rester à certains alignements traditionnels comme le Pinturicchio dans la remise des clés à Saint Pierre. Et c’est là où intervient une seconde idée de génie. Il reprend le grand bien acquis par le Quattrocento, à savoir la perspective. Or, au lieu d’en faire seulement la loi du monde physique, il va en faire une loi spirituelle. Le centre de perspective de la fresque sera aussi le cœur spirituel, signalera la réalité la plus importante de la représentation : par exemple, le point de fuite de la Dispute du Saint-Sacrement est l’Eucharistie (je le montrerai mieux plus bas), celui de l’École d’Athènes, les têtes de Platon et d’Aristote et celui du Parnasse, la figure d’Apollon. Ainsi, là encore, la réalité sensible est totalement au service de la réalité intelligible, mais de manière non didactique, dans une parfaite unification de la forme et du fond. Raphaël a donc pris le volume géométrique découvert par les Florentins et dont la signification était vacante, et en a fixé son emploi en lui donnant une signification spirituelle.

Or, je ne peux m’empêcher de songer que cette unité sans séparation est profondément chrétienne, christologique voire sacramentelle : ici, c’est le sensible qui me donne le spirituel ; il n’est pas qu’un index vers le haut. D’ailleurs, la ligne de fuite n’invite pas élever les yeux.

  1. e) Le détail des représentations : les quatre murs

Je renvoie aux ouvrages. Je ne donnerai qu’un seul exemple.

1’) Le panneau inférieur de la théologie : la Dispute du Saint-Sacrement

Le nom est bien mal trouvé, puisque, loin d’être une dispute, tout le monde est d’accord et ne discute que pour échanger sur autre chose que sur le dogme ; il s’agit plutôt d’un triomphe.

Là encore, tout évoque le néoplatonisme, mais revisité par le génie du Raphaël. Montrons-le par quatre constatations qui nous permettrons de retrouver des thèmes déjà rencontrés en les incarnant encore davantage.

a’) Premier signe : la structure verticale et descendante, l’exitus

Décrivons la fresque. Elle comporte deux parties très nettement distinguées par un grand vide occupé seulement par le ciel : en haut, l’Église triomphante et en bas, l’Église militante. Entrons dans le détail.

1’’) Partie supérieure

Sur fond vaporeux et éclairé par une lumière dorée, le Père se dresse dans une gloire dorée derrière laquelle s’ébatte une multitude d’anges (de putti ailés). Juste au-dessous de Dieu le Père, légèrement distinct de lui, le Christ est dénudé jusqu’à la ceinture pour montrer non pas sa musculature athlétique mais ses mains et son côté percés qui nous donnent le salut ; il est assis sur un trône de nuages et il émane de lui une lueur dorée limitée par un demi-cercle bleu lui-même parsemé de figures d’anges ; il est entouré, à sa droite par la Vierge qui s’incline vers lui en attitude d’adoration orante et à sa gauche par le Précurseur qui, sans non plus d’originalité, le désigne ; enfin, au-delà, toujours de part et d’autre, un demi-cercle de nuages qui sépare le monde céleste du monde terrestre, est parsemé de têtes d’anges qui sont les médiateurs entre les deux parties de l’univers. Pour finir, aux pieds du Christ, du Saint-Esprit, traditionnellement symbolisé par une colombe, émanent des rayons d’or.

2’’) Partie inférieure

Les rayons d’or qui surgissent de la colombe s’allongent vers le bas en direction d’un ostensoire contenant l’Eucharistie. L’ostensoire est posé sur un autel très simple, dénudé. De part et d’autre se presse toute l’Église militante où l’on retrouve non seulement la hiérarchie (Papes, cardinaux, évêques) mais aussi les personnalités de la science et de l’art (comme Dante, Virgile ?).

Comme on le voit, cette structure qui joint les deux visages, visible et invisible, de la Cité de Dieu, est éminemment descendante et fait déjà songer à la philosophie néo-platonicienne.

b’) Second signe : la centration sur l’Eucharistie

Mais il y a plus que cette constitution hiérarchique de l’univers. Loin d’être juxtaposées, ces deux parties sont étroitement reliées.

En fait, nous sommes face à un paradoxe que nous ne mesurons pas d’emblée. L’expérience montre en effet que notre regard est immédiatement attiré par l’Ostensoire posé sur l’autel ; or, l’Eucharistie est quasiment réduite à un point perdu au sein de cette fresque démesurée, dans une floraison exubérante de têtes, de personnages tous plus importants les uns que les autres. Comment expliquer cette divergence ? En faisant appel à l’investissement spirituel de la loi de perspective géométrique dont nous avons parlé et qui constitue le génie du Quattrocento.

En effet, d’une part, en bas, se trouve un dallage bien visible ; or, celui-ci est prétexte à tracer des lignes de perspective qui convergent vers le Saint-Sacrement. Toujours à l’étage inférieur, l’autel est jugé sur trois marches ; ces marches symbolisent certes les degrés hiérarchiques de l’Église terrestre, mais, plus encore, il invite le regard à les monter et souligne donc les lignes de perspective qui se concentrent vers le centre qu’est l’Eucharistie.

D’autre part, à l’étage supérieur, tout descend vers l’ostensoire : le demi-cercle des nuages portant les élus s’ouvre, plonge en son centre vers lui ; surtout, le rayonnement d’or qui émane de l’Esprit-Saint, prolongeant la Trinité descendante, signale par son mouvement même que son terminus ad quem est le chef d’œuvre de Dieu, l’Eucharistie.

Or, cette manière de non seulement employer l’espace à son dessein spirituel, mais, proprement, de le spiritualiser, est typique du génie de Raphaël et de sa reprise de l’intuition néoplatonicienne.

c’) Troisième signe : le reditus

Encore un thème cher à Marsile Ficin. Non seulement tout converge vers l’Eucharistie, mais tout part aussi de lui. En effet, les différents personnages représentés adoptent de multiples attitudes : saint Augustin prêche, saint Grégoire contemple, saint Jérôme médite, saint Ambroise entre en extase. Certes, une vision superficielle dirait que Raphaël ne fait que reprendre les attitudes traditionnelles attribuées aux quatre grands docteurs de l’Occident. Mais, à y regarder de près, ces différents actes trouvent leur source et leur accomplissement dans l’Eucharistie. C’est donc que celle-ci donne, au sens plein et efficace (pas seulement final), signification et unité à toute la fresque : il émane d’elle une énergie qui respecte chaque individualité et unifie dans leur diversité les multiples membres de l’Église.

d’) Quatrième signe : l’idéalisation, les types idéaux

Je le redirai, l’homme est au centre de la fresque, notamment en sa partie inférieure. Plus encore, l’homme qui est ici représenté est un homme idéal, archétypique : les corps parfois en partie dénudés montrent leur splendeur, sont habités par une puissance impressionnante (on l’a dit pour le Christ, mais cela vaut aussi pour certains élus) ; les formes sont amples : les plis des robes retombent en plis larges et lourds ; les attitudes sont paisibles, sereines ; les visages, enfin, sont des portraits ennoblis, purifiés.

Cet ensemble de caractéristique frappe si on le compare à la peinture du Quattrocento si attentive au réalisme des visages, au corps frêle, à l’inquiétude agitée. Or, le siècle précédent cherche surtout à peindre le réel observé. Ici, Raphaël représente le monde idéal, tel qu’il devrait exister, éternel, affranchi de ses imperfections et de ses contingences. Ce que confirme cette assemblée où sont abolis l’espace (les références physiques, la nature sont effacées) comme le temps (des personnages de toutes les époques se retrouvent). Mais la représentation du parfait s’ébauchant dans les formes inférieures et imparfaites, voilà ce qui caractérise le néoplatonisme de Ficin.

e’) Conclusion

L’importance donnée et au centre et à l’Eucharistie, réalité sacramentelle humano-divine, est-elle seulement néoplatonicienne, comme les commentateurs se prêtent à le souligner, non sans complaisance ? Il me semble qu’il faut au minimum affirmer qu’il s’agit d’une reprise chrétienne du néoplatonisme et peut-être plus encore, une vraie révolution dans le schème païen, une véritable conversion chrétienne. Deux signes parmi d’autres. Le premier est l’importance sans pareille des personnes : la nature (sous forme de paysage) est absente, non parce qu’elle est méprisée, mais car l’humanité est le chef d’œuvre de Dieu depuis que Jésus s’est incarné. Et l’idéalisation des corps dont parlait le quatrième signe est le fruit autant de la vision ascendante du néoplatonisme que de la purification opérée par la contemplation du Saint-Sacrement.

2’) Les autres panneaux inférieurs

L’on en rencontre trois. La fresque la plus connue et la plus commentée est celle représentant la philosophie, en l’occurrence, l’école d’Athènes, plaçant Platon et Aristote au centre. Le panneau inférieur de la poésie peint le Parnasse, celui de la justice : la jurisprudence

  1. f) Conclusion

Cette disposition n’est pas, comme une vision superficielle pourrait le laisser croire, une manière agréable, esthétique de couvrir le plus harmonieusement possible chaque élément de surface. Tout est pensé et voulu par le Raphaël qui a peint ici un véritable temple christianisé du néoplatonisme.

2) La troisième Stanza

La seconde des chambres est consacrée à la gloire de Jules II.

La troisième Stanza ou Stance de l’Incendie est consacrée à la Léon X, précisément à sa grandeur. Pour ce faire, Raphaël a choisi d’illustrer quatre événements importants tirés de l’histoire des papes Léon III et Léon IV, mais pour signifier par là la vie de l’actuel Pontife Suprême. Par ce biais symbolique, il ne cherche pas à camoufler la signification qui est transparente, il cherche à lui donner une portée, une charge plus grande. Le raisonnement implicite qui est une argumentation par la similitude est le suivant : cet événement passé est incontestablement investi comme un signe de Dieu ; or, cet événement présente de fortes analogies avec le présent ; donc le présent est aussi voulu par la Providence divine. Deux signes généraux assurent la continuité, le partim non diverse de l’analogie : la similitude des noms des papes ; la similitude des visages. Léon III et Léon IV sont peints sous les traits de Léon X. Mais c’est surtout le détail qui va manifester la ressemblance, laissant le soin à l’observateur du tableau d’achever pour lui le syllogisme.

Les quatre fresques ont été exécutées en 1517, semble-t-il. Raphaël a donné le thème de chacune d’elle et parfois, en outre, quelque esquisse : par exemple pour la première ; en revanche, il n’a laissé aucun dessin pour la troisième. Ce sont Pennin et Jules Romain qui ont exécuté le détail.

  1. a) Première fresque : l’embrasement du Borgo

C’est elle qui a donné son nom à l’ensemble de la Stanza.

La fresque représente le fameux épisode de l’incendie très grave qui s’est déclenché dans le Borgo. Celui-ci est un faubourg fondé et fortifié par le pape Léon IV. Or, l’histoire raconte que celui-ci mit fin à ce grave incendie par un seul signe de Croix.

Or, à l’époque de Léon X, un grave schisme a menacé de diviser l’Église ; qui dit schisme dit un événement catastrophique qui se propage à la rapidité d’un incendie au sein de l’Église. La fresque, selon l’interprétation qui courrait dans les écrits des contemporains du pape, représente et loue donc la diplomatie de Léon X qui, tel le signe de Croix, par sa diplomatie, a réussi à mettre fin au schisme.

  1. b) Deuxième fresque : la bataille d’Ostie

Sous Léon IV, s’est déroulée la bataille d’Ostie dont on voit ici les ruines. La bataille navale est gagnée : les premiers prisonniers sarrazins qui débarquent en font foi. Au premier plan, à gauche, le Souverain Pontife, sur un socle, rend grâce à Dieu, les yeux levés au ciel, de la victoire navale remportée contre les infidèles. Derrière lui, deux cardinaux, Médicis et Bibbiena sont ses principaux conseillers.

Ici, le point de capiton, ce sur quoi vrille la similitude est la victoire sur les musulmans. En effet, Léon X souhaitait lancer une croisade contre eux. Cela ne choque la mentalité actuelle que parce qu’elle est amnésique et ignorante de son histoire. D’abord, la croisade contre les Infidèles est une préoccupation constante de tous les papes de l’époque. Ensuite, depuis au moins la fin du règne de Charlemagne, les pirates musulmans ne cessent de dévaster les côtes chrétiennes de la Méditerranée, de sorte que les côtes italiennes sont aussi menacées par les musulmans, la situation ne s’étant véritablement amélioré que vers le 17ème siècle. Enfin, un jour à Ostie, avant d’être pape, Léon X a faillé lui-même être enlevé par eux. Voilà pourquoi la croisade apparaissait comme une nécessité politique autant que religieuse, distinction qui n’était pas autant dans l’air du temps qu’aujourd’hui.

  1. c) Troisième fresque

Ici, la scène se déroule dans la basilique Saint-Pierre, le 23 décembre de l’an 800. Elle représente Léon III qui, dans une scène fameuse, donne, sans nulle obligation, la justification canonique contre de fausses accusations. Ce qui l’assure est l’inscription sur le tableau : « A Dieu, et non aux hommes, il appartient de juger les évêques. »

C’est le point commun essentiel. En effet, la onzième séance du Concile de Latran V, le 19 décembre 1516, proclama ce principe. D’une part, ce Concile a aboli la Pragmatique Sanction de Bourges : Charles VII l’avait donnée pour faire prédominer en France une Eglise gallicane, ce que Rome avait considéré comme un véritable schisme ; or, à la suite des négociations avec François 1er, cette Pragmatique Sanction fut abolie et remplacée par le Concordat de 1516. D’autre part, ledit Concile avait dit : « La plus haute puissance ecclésiastique peut être jugée seulement par Dieu, et non par les hommes », réfutant le conciliarisme, autre idée typiquement française, cherchant à soumettre le pape à la juridiction des conciles. Par conséquent, la fresque souligne l’indépendance de l’Église et à l’égard du pouvoir temporel, notamment des églises nationales et à l’égard du collège épiscopal, donc des prétentions conciliaristes. Forte affirmation théologique mise en peinture.

  1. d) Quatrième fresque : le couronnement de Charlemagne

Sur la fresque, deux points sont notables et en livrent la signification : Charlemagne a les traits de François 1er ; l’inscription sous la fresque dit : « Charles le Grand, défenseur et protecteur de l’Eglise romaine. » Or, on sait que la protection du Siège apostolique fait partie des attributions impériales ; de plus, on sait combien Charlemagne a œuvré en ce sens. Le sens est donc transparent : puisque François 1er a accepté de faire alliance avec le Saint-Père, la fresque signifie l’engagement que le Souverain français de défendre le Saint-Siège. La fresque ratifie donc l’alliance.

  1. e) Conclusion

Cette manière de faire de l’histoire n’est-elle pas encore le signe du néoplatonisme de Raphaël ? Peut-être, mais il ne faudrait pas oublier que cette manière d’allier histoire et esprit (pour reprendre le titre du grand ouvrage de Lubac sur Origène) est d’abord un bien propre du christianisme.

3) La grande salle

Les trois Stanze s’achèvent par la salle au plafond de laquelle est représentée la fameuse victoire de l’empereur Constantin remporta au Pont Milvius. Or, par cette victoire, le christianisme domina l’empire romain. Donc, est ainsi signifié le lien profond entre l’Église, le Pape et le pouvoir temporel qui doit asseoir, assurer la prédominance de la présence chrétienne dans le monde.

4) Les Loggia

Il faudrait maintenant continuer par les Loggia. En effet, Raphaël a terminé les Loggia commencées par Bramante : ce qu’il fit entre 1514 et 1519.

Le pape Léon X avait une santé fragile et il lui était recommandé de se reposer, de se promener mais à l’abri du soleil et de la pluie. Or, ces grandes galeries à l’époque ouverte étaient particulièrement reposantes pour le regard parce qu’elles regardaient vers la place Saint-Pierre, le Borgo et au-delà, vers un très beau paysage de collines et qu’elles permettaient de prendre l’air sans risque.

A noter qu’on ne peut plus les voir du Borgo ou de la Place Saint-Pierre parce qu’elles ont été masquées par le Vatican actuel, c’est-à-dire le bâtiment baroque construit sous Clément VIII, entre 1592 et 1605. Elles sont seulement visibles des cours intérieures (cour Saint Damase, etc.).

Telle étant la finalité, la structure consiste en une succession d’arcades où Raphaël a réalisé de beaux effets pittoresques.

Pascal Ide

[1] Virgile, Ennéide, L. VI, v. 50.

5.7.2024
 

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