« Priez sans hypocrisie » (3e dimanche du temps ordinaire, 26 janvier 2025)

Nous avons entendu saint Paul comparer l’Église à un Corps (1 Co 12). S’agit-il d’une pieuse métaphore un peu surannée ? Comment peut-elle éclairer ma manière de vivre cette Église que Jésus a fondé (cf. Mt 16,18) ? Question d’autant plus urgente qu’en ce dimanche s’achève la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, où nous intercédons pour que l’Église soit de nouveau une.

 

  1. Bien que moins connu que le cardinal Congar (qui a fini sa vie non loin d’ici, aux Invalides), le cardinal Charles Journet est peut-être le plus grand théologien de l’Église du vingtième siècle. Saint Paul VI travaillait lors des sessions du Concile en ayant devant les yeux les tomes imposants de L’Église du Verbe incarné, qu’il a rédigés pendant des décennies. Or, le cardinal Journet aimait dire que, pour lui, la plus belle définition de l’Église lui était venue d’un ami prêtre alors vicaire dans une grande paroisse de New York. Ce prêtre s’occupait des Afro-américains. Il avait été appelé à la prison auprès d’un jeune homme noir de vingt-cinq ans qui, une heure plus tard, devait être électrocuté, parce qu’il avait assassiné sa maîtresse. Le prêtre le confessa. Après avoir reçu l’absolution, le jeune garçon lui dit : « Père, j’ai gâché toute ma vie, je n’ai rien su apprendre, je ne sais rien. Il n’y a qu’une chose que je sais faire : cirer les souliers. Permettez-mi de cirer les vôtres ». Sans attendre la réponse, il se jeta à genoux, cracha dans ses mains et se mit à frotter les souliers du prêtre. Mon ami, bouleversé, resta immobile et silencieux. Il lui vint alors cette pensée : « Mais c’est Madeleine au pied de Jésus ! C’est l’Évangile qui continue ! » Et l’ami de Paul VI et de Jacques Maritain, aimait résumer ainsi les milliers de pages savantes sur l’Église par ces quelques mots : « L’Église, c’est l’Évangile qui continue ». [1]

« L’Église, c’est l’Évangile qui continue ». Nous vous le disons souvent, nous, prêtres, que, lorsque nous entendons la Parole de Dieu, c’est aujourd’hui que Dieu parle. Ainsi, la semaine dernière, à travers les noces de Cana, Jésus nous adressait rien moins qu’une demande en mariage : « Je me donne à toi comme l’époux se donne à l’épouse. Est-ce que toi, tu veux me répondre amour pour amour ? » Qu’avons-nous continué à répondre pendant la semaine qui vient de s’écouler ? Nous bénéficions du bonheur inouï de vivre une année sainte, où nous pouvons accomplir une démarche jubilaire et ainsi demander une indulgence plénière, pour nous et pour une âme du Purgatoire. Et nous pouvons la vivre à moins d’un kilomètre d’ici, à la Chapelle de la Médaille miraculeuse qui a rouvert hier. Et pourquoi ne pas le faire cet après-midi ?

 

  1. Hier aussi, fête de la conversion de saint Paul, nous avons entendu Jésus l’interpeler : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ?’ » Et à Saul qui lui demande : « Qui es-tu, Seigneur ? », la voix répond : « Je suis Jésus le Nazaréen, celui que tu persécutes » (Ac 9,5). La doctrine du corps mystique n’est que l’explicitation imagée de cette expérience que n’a cessé de méditer le converti de la route de Damas. Ai-je conscience que tout ce que je fais de bien vient consoler Jésus qui agonise à Gethsémani – et que toutes mes duretés ou indifférences à l’égard du prochain viennent souffleter la face du Christ ? Rien ne permet d’atténuer l’identification que le Christ opère chaque homme, surtout « le plus petit d’entre les miens » (Mt 25,40).

Une autre parole de saint Paul qui est une autre définition symbolique de l’Église, pourrait nous éclairer : « vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage, vous êtes concitoyens des saints, vous êtes membres de la famille de Dieu » (Ep 2,19). Nous ne sommes pas seulement et d’abord réunis parce que nous habitons le quartier et que nous aimons la liturgie de Saint-François-Xavier, nous sommes « la famille de Dieu ».

Osons-le dire. Nos amours chrétiennes sont souvent d’abord et seulement des sympathies. Nous fréquentons ceux qui nous ressemblent et avec qui nous avons des affinités. Comme dans les familles humaines ou, mieux, comme entre amis. Mais cela, les païens en font autant.

Si nous voulons former une l’Église, et donc constituer « la famille de Dieu », il faut donc que ce qui nous rassemble soit Dieu lui-même. Or, Dieu est le père, c’est-à-dire le créateur et le sauveur de tous les hommes, quels qu’ils soient. Eh bien, pratiquons ce que nous venons de dire. Je vous demande de vous tourner vers un voisin, si possible un voisin que vous ne connaissez pas. Saluez-le, demandez-lui son prénom et ce qu’il fait dans la vie. Vous avez aussi le droit de lui sourire !

Avançons encore d’un pas. Les amis se caractérisent par ce qu’ils partagent : ce qu’ils vivent ensemble, comme un dîner, des vacances, une activité culturelle, sportive, etc. Que partagent les membres de la famille de Dieu ? Que nous disons-nous quand nous nous retrouvons sur le parvis de l’Église ? Que nous partagerons-nous tout à l’heure pendant le déjeuner dominical ? Un jeune homme me disait que, las des conversations superficielles ou seulement humaines à la sortie de la messe, il avait décidé de partager la parole qui l’avait touchée dans l’évangile ou pendant l’homélie.

 

  1. « L’Église, c’est l’Évangile qui continue » ; l’Église, c’est « la famille de Dieu ». Il nous faut mesurer le prix à payer de notre peu de conscience ecclésiale.

Il y a cinq semaines, j’étais en mission au Rwanda et j’ai visité le sanctuaire de Kibého. De 1981 à 1989, la Vierge Marie est apparue à trois jeunes filles, d’abord en privé, puis en public. Son message vaut d’abord pour le Rwanda. L’on sait par exemple, que le jour de l’Assomption 1981, les voyantes ont vu les collines couvertes de sang et de cadavres. Et l’on sait, malheureusement, combien ces visions prémonitoires se sont réalisées, quatorze ans plus tard, lors du génocide, parce que le message de Marie n’a pas été entendu : « Repentez-vous, repentez-vous, repentez-vous ! » Et : « Convertissez-vous quand il en est encore temps ! » Mais ce message est beaucoup plus universel. Il vaut pour toute l’Afrique, dont Kibého est l’unique sanctuaire marial. Il vaut pour le monde entier. Comment ne pas entendre l’appel là aussi triplement répété à Lourdes : « Pénitence, pénitence, pénitence » ? Et l’on sait combien les hommes et les femmes de tous les pays viennent se prosterner devant la grotte de Massabielle. Comme à La Salette, Marie a pleuré le 15 août 1982 à cause de l’incrédulité et de l’impénitence des personnes.

Si je vous en parle aujourd’hui, c’est que, à plusieurs reprises, Notre Dame de Kibeho a adressé cette demande : « Priez sans cesse et sans hypocrisie. Les gens ne prient pas et même parmi ceux qui prient, beaucoup ne prient pas comme il faut ». J’ai demandé au prêtre théologien qui nous accompagnait ce que signifiait cette parole. Il m’a dit : « Marie parle d’hypocrisie comme Jésus accusait les Pharisiens d’hypocrisie, c’est-à-dire de double vie. D’un côté, à la messe, ce sont des Saints. Mais dès qu’ils sortent, ils agissent comme les autres hommes ».

Un fait n’a pas manqué de frapper les observateurs. L’on sait que le génocide qui ensanglantera le Rwanda provient de la haine entre Tutsis et Hutus. Or, lorsque les trois jeunes filles décrivent la Vierge qui parle en kinerwanda, la langue locaale, et a la peau mate de la région, il est impossible de savoir si elle appartient à une ethnie ou l’autre. Quel message ! Ce qui unit la famille de Dieu, c’est sa commune appartenance au Christ, c’est le partage de sa foi, de son espérance et de son amour en Jésus. Ce qui la divise, c’est ce qui n’est pas de Dieu, ces appartenances absolutisées jusqu’à l’exclusion de l’autre. Vivre sans hypocrisie, c’est, comme l’Apôtre saint Paul, voir en tout homme un frère de Jésus, vivre de cet esprit de famille qu’est le pardon, l’humilité, la confiance.

 

Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Peut-être un jour la guerre civile ravagera-t-elle notre pays. C’est aujourd’hui que nous nous entraînons à préférer ce qui nous unit à ce qui nous divise. « L’Église, c’est l’Évangile qui continue ». L’Église, c’est « la famille de Dieu ». « Priez sans cesse et sans hypocrisie ».

Pascal Ide

[1] Cf. Charles Journet, “L’Église ou l’Évangile qui continue”, Nova et Vetera, 79 (janviers-mars 2004), p. 13-24 ; l’histoire est racontée au terme, p. 23-24.

26.1.2025
 

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