- « L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate […], Hérode […], Philippe […], Lysanias […], Hanne et Caïphe, […] Jean, le fils de Zacharie » (Lc 3,1-2). Pourquoi cette précision millimétrée ? Pourquoi l’évangéliste Luc introduit-il un tel luxe de détails historiques ?
La réponse habituelle est la suivante : seule de toutes les religions, le judéochristianisme révèle un Dieu qui s’inscrit dans l’histoire des hommes. De tous les écrits fondateurs de religion, seule la Bible est en majorité composée d’ouvrages narratifs et non pas d’écrits mythologiques ou de recueils sapientiels.
Mais je souhaiterais avancer une autre réponse : les commencements divins sont d’une extrême précision ; et cette précision très minutieuse est la marque d’une attention aimante toute spéciale. Montrons-le à partir de l’exemple privilégié de la création. Dieu en effet se dit à l’homme à travers deux grands livres : la nature et l’Écriture. Dans les années 1960, un physicien, Brandon Carter, a fait une double observation. La première est la suivante. Pour exister, l’univers a besoin d’un certain nombre de constantes fondamentales (en l’occurrence, entre une quinzaine et une vingtaine) comme la constante mesurant la gravitation universelle, c’est-à-dire la force par laquelle les corps s’attirent, ou la vitesse de la lumière dans le vide. La seconde est tout à fait stupéfiante et suscita l’intérêt du chercheur : ces constantes cosmologiques sont extrêmement ajustées. Par exemple, si l’on modifiait la constante gravitationnelle à la treizième décimale, le monde ne pourrait plus accueillir la vie ou l’homme ; les corps s’attireraient trop et s’arrondiraient trop ou, au contraire, s’écarteraient trop les uns des autres. Soyons plus concrets. L’ajustement de cette constante de Cavendish correspond à la précision que devrait avoir un archer s’il voulait planter une flèche au centre d’une cible d’un centimètre carré situé à l’autre bout de l’univers, soit, grosso modo un million de milliards de milliards de kilomètres ! Vertigineux ! Au point que Carter en a tiré un principe qu’il a qualifié d’anthropique, du grec anthropos, « homme » : seul l’univers tel qu’il est aujourd’hui est capable d’accueillir la vie humaine. Et d’autres en ont tiré une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, ainsi que le développe un ouvrage dont beaucoup de Parisiens ont vu la publicité placardée dans le métro.
Pour ma part, je tire de ce constat une autre leçon : cette absolue précision initiale signifie une absolue attention. Elle n’atteste pas seulement la sagesse d’un Dieu ordonnateur, mais l’infinie sollicitude d’un Dieu aimant. La quatrième prière eucharistique ne dit-elle pas que le Père « a fait toutes choses avec sagesse et par amour » ? Et, de fait, lorsque Jésus paraît sur la Terre, le moment est d’une très singulière opportunité. Un indice parmi beaucoup : grâce à l’empire romain, le monde connu est unifié par un même gouvernement, une même langue, etc., ce qui favorisera la diffusion extrêmement rapide et efficace du christianisme.
Ayons donc foi en un Dieu qui conduit l’histoire avec une telle attention et une telle précision. Ajoutons deux points. D’abord, cette attention au commencement ne s’y limite pas, mais s’étend à chaque période de l’histoire : la providence divine prend soin de tous les hommes à tous les instants. Ensuite, que ce début soit merveilleusement déterminé ne signifie pas qu’il est déterministe. Dieu nous laisse totalement libre de prendre notre part dans cette histoire sainte. Ce n’est pas le lieu de montrer cette liberté. Le seul exemple des anges déchus témoigne de cette possibilité laissée à chacun de choisir entre la vie et la mort.
- La liturgie de l’Avent est riche d’une autre leçon de vie. Nous étions déjà bien attristés par le rapport de la Ciase sur les abus dans l’Église de France. Et voilà que nous apprenons que le Saint-Père a accepté la remise de sa charge par Mgr Aupetit. Prêtre incardiné dans le diocèse de Paris, j’en suis vraiment affecté. Pour un prêtre diocésain (ce qui est le cas de tous les prêtres de l’Emmanuel), l’évêque est le « père-évêque », une figure paternelle.
Ce qui s’est passé demandera une relecture, pour en tirer les leçons, afin de vivre « la conversion » à laquelle Jean le Baptiste nous appelle aujourd’hui (Lc 3,3). Pour l’instant, gardons-nous des jugements téméraires et de l’amertume. Gardons-nous surtout de la désespérance. Avez-vous constaté combien celle-ci est contagieuse ? Avez-vous observé combien, lorsque nous parlons de ces sujets, nous sommes aisément tentés non seulement de juger hâtivement, mais de partager nos découragements ? Pourtant, en exhortant les Éphésiens, l’Apôtre Paul rappelait que le païen se distingue du chrétien en ce qu’il est « sans espérance » : « vous étiez en ce temps-là sans le Christ, […] n’ayant point d’espérance, et étant sans Dieu dans le monde » (Ep 2,12). Un monde sans Dieu est un monde sans espérance. Donc, ce qui caractérise le chrétien, c’est qu’il transmet une espérance vivante, une espérance encore plus communicative que la désespérance.
Mais précisons en quoi consiste l’espérance ? Habituellement, nous opposons le temps païen au temps chrétien en disant que le premier est circulaire (donc, répétitif et fataliste), alors que le second est linéaire. Cette vision n’est pas assez précise. Pour nous, le présent succède au passé, ce qui est vrai. Et nous pensons que, de même, le futur succède au présent. Or, dans l’espérance chrétienne, c’est le contraire qui est vrai. Mettons-nous à l’écoute du pape Benoît XVI dans son encyclique sur l’espérance : l’espérance, écrit-il, « attire l’avenir dans le présent, au point que le premier n’est plus le pur ‘pas-encore’. Le fait que cet avenir existe change le présent ; le présent est touché par la réalité future, et ainsi les biens à venir se déversent sur les biens présents » (Spe salvi, n. 7). Ainsi l’espérance chrétienne n’est pas une évasion vers des lendemains qui chantent ; elle invite cet à-venir dans le présent.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Fréquemment, nous attendons de Dieu une assurance totale pour l’avenir. Nous voudrions qu’il s’engage à nous protéger de tous les maux. De même, il n’est pas rare que, dans nos relations, nous demandions à l’autre des garanties sur l’avenir. Ce faisant, nous demandons à l’avenir ce qu’il ne peut nous promettre : d’être certain, prédictible, prévisible. Tout à l’inverse, quand nous affirmons à Dieu, « j’ai confiance en Toi », nous l’invitons dans notre présent et lui disons notre abandon inconditionnel, quoi qu’il se passe. C’est ce dont le psalmiste a fait l’expérience. Le psaume du bon berger commence par un acte de foi à la troisième personne : « Le Seigneur est mon berger » (Ps 23 [22],1). Puis, soudain, il affirme : « Passerai-je un ravin de ténèbres, tu es avec moi » (v. 4). Ce passage inattendu à la deuxième personne montre qu’il parle d’expérience. Et d’espérance. On raconte de François d’Assise qu’il fredonnait ce verset quand il traversa les lignes ennemies pour se rendre chez le sultan d’Égypte. En 1941, année sombre pour le philosophe juif qu’il était, année de sa mort aussi et de sa plus grande proximité avec le christianisme, Henri Bergson confiera à son journal cet aveu : « Les centaines de livres que j’ai lus ne m’ont pas procuré autant de lumière et de réconfort que ces vers du psaume 23 : ‘Le Seigneur est mon Berger, je ne manque de rien ; passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi’ ». En ce temps d’Avent, exerçons-nous à l’espérance, invitons l’avenir divin dans notre présent en lui redisant sans cesse : « Jésus, j’ai confiance en Toi ».
- Les textes du jour sont porteurs d’un troisième enseignement vital que vous avez anticipé : la charité. En effet, en de belles images qui font écho au livre de Baruch entendu dans la première lecture, le Baptiste proclame : « Rendez droits ses sentiers. Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ». Ainsi donc, si nous souhaitons « préparer le chemin du Seigneur », il nous faut rendre droit « les passages tortueux » et aplanir « les chemins rocailleux ». Or, l’un des moyens est de vivre cet amour de don qu’est la charité.
Pour mieux l’expliciter, je partirai d’une passionnante étude faite à Harvard sur 724 hommes [1]. C’est la plus longue réalisée jusqu’à ce jour, puisqu’elle s’étend sur 75 ans et qu’elle continue à se dérouler. Chaque année, les participants furent questionnés sur leur travail, leur vie de famille, leur santé, sans bien sûr que l’on sache comment leur vie allait tourner. Aujourd’hui, 60 des hommes sont encore en vie, la plupart ayant dépassé 90 ans. Les chercheurs ont suivi deux groupes de personnes : des étudiants en deuxième année à Harvard qui ont fini l’université pendant la Seconde Guerre mondiale ; des garçons du quartier le plus pauvre de Boston. Ils ont observé tous les effets possibles : descendants, jusqu’à la schizophrénie, ou ascendants (l’un d’eux est même devenu président des États-Unis !).
La leçon est la suivante : « Les bonnes relations nous rendent plus heureux et en meilleure santé ». Plus précisément, cette étude a appris trois grandes leçons sur les relations :
La première est que les connexions sociales sont très bonnes pour nous et la solitude tue. Les personnes qui sont moins reliées que ce qu’elles voudraient sont moins heureuses voient leur santé et leurs capacités cérébrales décliner plus vite dans la seconde partie de leur vie, ainsi que leurs vies s’abréger.
La deuxième est ce que l’essentiel n’est pas le nombre d’amis ou l’engagement dans une relation de couple, mais la qualité des relations proches. Vivre au milieu de conflits altère profondément la santé. Les mariages conflictuels sans affection sont peut-être pires pour le bien-être que le divorce. Inversement, vivre des relations proches, complices et chaleureuses est protecteur. Les personnes qui étaient les plus satisfaites de leurs relations à 50 ans étaient celles qui étaient en meilleure santé à 80 ans. Par exemple, celui qui à 80 ans souffre physiquement, va mieux s’il a de bonnes relations et moins bien si la douleur émotionnelle l’aggrave.
La troisième leçon est que les relations solidement établies ne protègent pas seulement le corps, mais aussi le cerveau. Lorsqu’une personne sent qu’elle peut compter sur l’autre personne si elle en a besoin, sa mémoire demeure aiguisée plus longtemps. Attention, une bonne relation n’est pas nécessairement lisse. Certains couples d’octogénaires peuvent se disputer continuellement, mais s’ils savent pouvoir compter sur l’autre en cas de coup dur, il n’y a pas d’effets négatifs sur leurs mémoires.
Il y a bien entendu beaucoup d’enseignements à tirer de cette expérimentation. Les chercheurs recommandent par exemple de remplacer un temps d’écran par un temps de qualité, de raviver une vieille relation en faisant quelque chose ensemble, de rappeler quelqu’un écarté depuis longtemps, car les querelles laissent de terribles empreintes sur les personnes qui s’en veulent.
Peut-être sommes-nous aussi en train de nous dire que tel ou tel autre ferait bien de lire cette étude et avoir avec nous une relation de qualité ! Pour notre part, nous y lisons un vif appel à préparer la venue du Seigneur par une charité renouvelée, active et généreuse.
Rendons droits nos chemins tortueux en nous rappelant l’essentiel : vivre des relations riches, confiantes, nourrissantes, confiantes, bref, aimer l’autre pour lui-même et non pas d’abord pour ce qu’il m’apporte comme réconfort ou comme plaisir. Comblons nos ravins en cessant d’attendre de l’autre le premier pas. Abaissons nos montagnes d’orgueil, en appelant quelqu’un avec qui nous sommes en froid depuis des années, simplement pour lui dire gratuitement notre attention et notre affection.
Pascal Ide
[1] Cette étude fait l’objet d’une conférence TED et est racontée par le psychiatre Robert Waldinger qui est lui-même le quatrième directeur de cette recherche. Vous la trouvez sur le site consulté le 4 décembre 2021 : https://www.ted.com/talks/robert_waldinger_what_makes_a_good_life_lessons_from_the_longest_study_on_happiness?language=fr#t-123652