II) Le corps ressuscité selon saint Paul (TDC 70-72)
[B) Interprétation paulinienne de la Résurrection dans 1 Corinthiens 15,42-49]
A) Présentation [a) La victoire finale sur la mort]
1) Contexte
(TDC 70-1) Durant les audiences précédentes, nous avons réfléchi sur les paroles du Christ concernant « l’autre monde » qui apparaîtra en même temps que la résurrection des corps.
Ces paroles ont trouvé un écho particulièrement intense dans l’enseignement de saint Paul. Entre la réponse donnée aux Sadducéens, transmise par les Évangiles synoptiques (cf. Mt 22,30 ; Mc 12,25 ; Lc 20,35-36) et l’apostolat de Paul a eu lieu avant tout le fait de la propre résurrection du Christ et une série de rencontres avec le Ressuscité parmi lesquelles il faut compter, comme dernier maillon de la chaîne, l’événement qui est survenu près de Damas. Saul ou Paul de Tarse qui, après sa conversion, devint l’« Apôtre des Gentils », a eu lui aussi sa propre expérience post-pascale, analogue à celle des autres apôtres. À la base de sa foi en la résurrection, qu’il exprime surtout dans sa première épître aux Corinthiens (cf. 1 Co 15), se trouve certainement cette rencontre avec le Ressuscité qui devint le début et le fondement de son apostolat.
2) Texte de saint Paul
a) Par comparaison avec le texte des Synoptiques
(TDC 70-2) Il est difficile ici de résumer et de commenter de manière adéquate, dans tous ses détails, l’étonnante et vaste argumentation du chapitre 15 de l’épître aux Corinthiens. Il est significatif qu’alors que le Christ répondait aux Sadducéens « qui nient qu’il y ait une résurrection » (Lc 20,27) par les paroles rapportées par les Evangiles synoptiques, Paul, de son côté, répond ou plutôt polémique (conformément à son tempérament) avec ceux qui la contestent[1]. Dans sa réponse (pré-pascale), le Christ ne référait pas à sa propre résurrection mais se réclamait de la réalité fondamentale de l’Alliance vétérotestamentaire, de la réalité du Dieu vivant, qui est la base de la conviction au sujet de la possibilité de la résurrection : le Dieu vivant « n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants » (Mc 12,27). Dans son argumentation post-pascale sur la future résurrection, Paul en appelle surtout à la réalité et à la vérité de la résurrection du Christ. En fait, il défend cette vérité comme le fondement même de la foi dans son intégrité : « … si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vaine et vaine aussi est notre foi… Mais non ; le Christ est ressuscité des morts » (1 Co 15,14,20).
b) En lui-même
(TDC 70-3) Nous nous trouvons ici sur la même ligne de révélation : la résurrection du Christ est l’ultime et la plus pleine parole de l’auto-révélation du Dieu vivant comme « Dieu non pas des morts mais des vivants » (Mc 12,27). Elle est l’ultime et la plus pleine confirmation de la vérité sur Dieu qui dès le début s’exprime à travers cette révélation. La résurrection est aussi la réponse du Dieu de la vie à l’inéluctabilité historique de la mort à laquelle l’homme a été soumis dès le moment de la rupture de la première alliance et qui est entrée dans son histoire en même temps que le péché. Cette réponse au sujet de la victoire remportée sur la mort est illustrée dans la première épître aux Corinthiens (Cf. 1 Co 15) avec une singulière perspicacité en présentant la résurrection du Christ comme le début de cet accomplissement eschatologique où, par Lui et en Lui, tout retournera au Père, tout lui sera soumis, c’est-à-dire lui sera remis définitivement, afin que « Dieu soit tout en tous » (1 Co 15,28). Et alors – dans cette définitive victoire sur le péché, sur ce qui opposait la créature au Créateur – la mort aussi sera vaincue : « Le dernier ennemi à être détruit, ce sera la mort » (1 Co 15,26).
B) Lecture du texte : l’anthropologie paulinienne de la résurrection
(TDC 70-4) Dans ce contexte s’insèrent les paroles que l’on peut considérer comme une synthèse de l’anthropologie paulinienne concernant la résurrection. Il conviendra de nous arrêter un peu plus longuement sur ces paroles. Nous lisons, en effet, dans la première épître aux Corinthiens 15,42-46,à propos de la résurrection des morts : « Ce qui est semé est périssable, ce qui ressuscite est impérissable ; il est semé en déshonneur, il ressuscite dans la gloire ; il est semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force ; il est semé un corps charnel[i], il ressuscite un corps spirituel. S’il y a un corps charnel, il y a aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il a été écrit que le premier homme, Adam, est devenu un être vivant, mais le dernier Adam est devenu un esprit qui donne vie. Mais ce n’est pas le corps spirituel qui parut d’abord, c’est le corps charnel ; puis vint le spirituel. »
C) Commentaire du texte [b) Le premier et le dernier Adam]
Jean-Paul II va progressivement passer de l’enseignement général de saint Paul sur la résurrection à son anthropologie du corps ressuscité, non sans quelques allers-retours typiques de sa forme d’esprit circulaire.
1) La continuité entre l’enseignement de Paul et l’enseignement du Christ
a) L’unité de l’histoire du salut
(TDC 70-5) Entre cette anthropologie paulinienne de la résurrection et celle qui ressort du texte des Évangiles synoptiques (Mt 22,30 ; Mc 12,25 ; Lc 20,35-36), il existe une cohérence essentielle, à ceci près que le texte de la première épître aux Corinthiens est plus développé. Paul approfondit ce que le Christ avait annoncé, en pénétrant en même temps dans les différents aspects de cette vérité qui avait été exprimée de manière concise et substantielle dans les paroles écrites par les Synoptiques. En outre, il est significatif pour le texte paulinien que la perspective eschatologique sur l’homme, fondée sur la foi en « la résurrection des morts », est unie à la référence à « l’origine » et également à la profonde conscience de la situation « historique » de l’homme. L’homme auquel Paul s’adresse dans sa première épître aux Corinthiens et qui s’oppose à la possibilité de la résurrection (comme les Sadducéens) possède également son expérience (« historique ») du corps et de cette expérience il ressort très clairement que le corps est « périssable », « faible », « charnel », « en déshonneur ».
b) La diversité des trois moments de l’histoire du salut
(TDC 70-6) Cet homme, destinataire de son écrit – que ce soit dans la communauté de Corinthe ou aussi, dirais-je, dans tous les temps – Paul le confronte avec le Christ ressuscité, « le dernier Adam ». En faisant cela, il l’invite, en un certain sens, à suivre les traces de sa propre expérience post-pascale. En même temps il lui rappelle le « premier Adam » c’est-à-dire qu’il l’amène à se tourner vers l’origine, à cette première vérité à propos de l’homme et du monde qui se trouve à la base de la révélation du mystère du Dieu vivant. Ainsi donc, Paul reproduit dans sa synthèse tout ce que le Christ avait annoncé quand il a fait appel à trois moments différents : à l’« origine » dans l’entretien avec les Pharisiens (cf. Mt 19,3-8 ; Mc 10,2-9) ; au cœur humain comme lieu de la lutte contre la concupiscence à l’intérieur de l’homme dans le Sermon sur la Montagne (cf. Mt 5,27) ; et à la résurrection comme réalité de l’« autre monde » dans l’entretien avec les Sadducéens (cf. Mt 22,30 ; Mc 12,25 ; Lc 20,35-36).
2) La nouveauté de l’enseignement de Paul
a) Principe
1’) La synthèse de toute l’histoire antérieure du salut
(TDC 70-7) Appartient donc au style de la synthèse paulinienne le fait qu’elle plonge ses racines dans l’ensemble du mystère révélé de la création et de la rédemption à partir duquel elle se développe et à la lumière duquel seulement elle s’explique. D’après le récit biblique, la création de l’homme est une vivification de la matière par l’esprit grâce à laquelle « le premier homme Adam … devint un être vivant » (1 Co 15,45). Le texte paulinien répète ici les paroles du livre de la Genèse 2,7,c’est-à-dire du second récit de la création de l’homme (dit récit yahviste). La même source nous apprend que cette « animation originelle du corps » a subi une corruption à cause du péché. Même si, à ce point de sa première épître aux Corinthiens, l’auteur ne parle pas directement du péché originel, la série des qualificatifs qu’il attribue au corps de l’homme historique, à savoir qu’il est « périssable … faible … charnel … en déshonneur », indique cependant suffisamment ce qui est selon la révélation une conséquence du péché, ce que Paul lui-même appellera ailleurs « l’esclavage de la corruption » (Rm 8,21). À cet « esclavage de la corruption » est soumise indirectement toute la création à cause du péché de l’homme qui avait été placé par le Créateur au centre du monde visible pour qu’il le « domine » (cf. Gn 1,28). Ainsi le péché de l’homme a-t-il une dimension non seulement intérieure, mais aussi cosmique. Et selon cette dimension, le corps – que Paul (conformément à son expérience) qualifie de « périssable …. faible … charnel… en déshonneur » – exprime en lui-même l’état de la création après le péché. Cette création, en effet, « gémit et souffre jusqu’à ce jour dans le travail de l’enfantement » (Rm 8,22). Toutefois, comme les douleurs de l’enfantement sont unies au désir de la naissance, à l’espérance d’un nouvel être humain, de même toute la création « attend d’un désir impatient la révélation des Fils de Dieu… et nourrit l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la corruption pour entrer dans la gloire des fils de Dieu » (Rm 8,19-21).
2’) L’ouverture à l’attente à venir
a’) Énoncé
(TDC 70-8) A travers ce contexte « cosmique » de l’affirmation contenue dans l’épître aux Romains – en un certain sens à travers le « corps de toutes les créatures » – nous cherchons à comprendre dans toute sa profondeur l’interprétation paulinienne de la résurrection. Si cette image du corps de l’homme historique, si profondément réaliste et si adéquate à l’expérience universelle des êtres humains, cache en elle, selon Paul, non seulement l’« esclavage de la corruption », mais aussi l’espérance, semblable à celle qui accompagne les « douleurs de l’enfantement », c’est parce que l’apôtre intègre aussi dans cette image la présence du mystère de la Rédemption. La conscience de ce mystère ressort précisément de toutes les expériences de l’homme qui peuvent être qualifiées d’« esclavage de la corruption » ; elle en ressort parce que la rédemption est à l’œuvre dans l’âme de l’homme par les dons de l’Esprit : « … nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit nous gémissons nous aussi intérieurement en attendant l’adoption comme fils, la rédemption de nos corps » (Rm 8,23). La rédemption est la voie de la résurrection. La résurrection constitue l’accomplissement définitif de la rédemption du corps.
Nous reviendrons sur l’analyse du texte paulinien de la première épître aux Corinthiens dans nos prochaines réflexions.
b’) Exposé
(TDC 71-1) Des paroles du Christ sur la future résurrection des morts rapportées par les Evangiles synoptiques tous les trois (Matthieu, Marc et Luc), nous sommes passés à l’anthropologie paulinienne de la résurrection. Nous analysons le chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens, versets 42-49.
1’’) Le contenu : l’attente de la plénitude
Dans la résurrection, le corps humain se révèle – selon les mots de l’Apôtre – « impérissable, glorieux, plein de force, spirituel ». La résurrection n’est donc pas seulement une manifestation de la vie qui triomphe de la mort – une sorte de retour final à l’arbre de Vie dont l’homme a été éloigné au moment du péché originel – mais aussi une révélation de la destinée ultime de l’homme dans toute la plénitude de sa nature psychosomatique et de sa subjectivité personnelle. Paul de Tarse – qui, suivant les traces des autres apôtres, a expérimenté dans la rencontre avec le Christ ressuscité l’état de son corps glorifié – se base sur cette expérience quand il annonce dans son épître aux Romains « la rédemption du corps » (Rm 8,28) et, dans l’épître aux Corinthiens (1 Co 15,42-49), l’accomplissement de cette rédemption dans la résurrection future.
2’’) La forme : la mise en tension
(TDC 71-2) La méthode littéraire que Paul applique ici correspond parfaitement à son style. Il se sert d’antithèses qui rapprochent en même temps ce qu’elles opposent et servent ainsi à nous faire comprendre la pensée paulinienne au sujet de la résurrection : à la fois sa dimension « cosmique », et ce qui concerne les caractéristiques de la structure intérieure de l’homme « terrestre » et « céleste ». En effet, en opposant Adam et le Christ (ressuscité) – c’est-à-dire le premier Adam et le dernier Adam – l’Apôtre indique, en un certain sens, les deux pôles entre lesquels, dans le mystère de la Création et de la Rédemption, l’homme est placé dans le cosmos ; on pourrait même dire que l’homme est « mis en tension » entre ces deux pôles dans la perspective de la destinée éternelle qui concerne, des origines à la fin, sa même nature humaine. Quand il écrit : « Le premier homme, issu de la terre, est terrestre ; le second homme, vient du ciel » (1 Co 15,47), Paul a aussi à l’esprit à la fois Adam-homme et le Christ comme homme. Entre ces deux pôles – entre le premier et le dernier Adam – se déroule le processus qu’il exprime par ces mots : « Et de même que nous avons porté l’image de l’homme de la terre, nous porterons l’image de l’homme céleste » (1 Co 15,49).
3’’) Retour au contenu : l’aspiration
(TDC 71-3) Cet « homme céleste » – l’homme de la résurrection dont le Christ ressuscité est le prototype – n’est pas tant l’antithèse et la négation de l’« homme de la terre » (dont le prototype est le « premier Adam »), que surtout son accomplissement et sa confirmation. Il est l’accomplissement et la confirmation de ce qui correspond à la constitution psychosomatique de l’humanité dans le cadre de la destinée éternelle, c’est-à-dire dans la pensée et dans le plan de celui qui, à l’origine, a créé l’homme à son image et ressemblance. L’humanité du « premier Adam », l’« homme de la terre », porte en elle, dirais-je, une particulière potentialité (qui est capacité et aptitude) à accueillir tout ce qu’est devenu le « second Adam », l’Homme céleste, c’est-à-dire le Christ : ce qu’il est devenu dans sa résurrection. Cette humanité à laquelle participent tous les hommes, fils du premier Adam, avec l’héritage du péché, est en même temps « périssable » – puisque charnelle – et porte en elle la potentialité de l’« incorruptibilité ».
Cette humanité qui, dans toute sa constitution psychosomatique semble être « en déshonneur », porte toutefois en elle le désir intérieur de la gloire, c’est-à-dire la tendance et l’aptitude à devenir « glorieuse », à l’image du Christ ressuscité. Finalement, cette humanité dont l’Apôtre dit – conformément à l’expérience de tous êtres humains – qu’elle est « faible », qu’elle a un « corps charnel », porte en elle l’aspiration à devenir « pleine de force » et « spirituelle ».
b) Application au corps ressuscité
1’) En général
a’) Exposé
(TDC 71-4) Nous parlons ici de la nature humaine dans son intégrité, c’est-à-dire de l’humanité dans sa constitution psychosomatique. Paul parle au contraire du « corps ». Nous pouvons toutefois admettre, sur la base du contexte immédiat et du contexte lointain, qu’il ne s’agit pas seulement pour lui du corps, mais de l’homme tout entier dans sa corporéité, donc également dans sa complexité ontologique. Il n’y a aucun doute en effet que, si précisément dans tout le monde visible (cosmos), seul ce corps qu’est le corps humain porte en lui la « potentialité de la résurrection », c’est-à-dire l’aspiration et la capacité à devenir définitivement « impérissable, glorieux, plein de force, spirituel », c’est parce que, persistant depuis l’origine dans l’unité psychosomatique de son être personnel, il peut saisir et reproduire dans cette « terrestre » image et ressemblance de Dieu également l’image « céleste » du dernier Adam, le Christ. L’anthropologie paulinienne de la résurrection est à la fois cosmique et universelle : tout homme porte en lui l’image d’Adam et chacun est également appelé à porter en lui l’image du Christ, l’image du Ressuscité. Cette image est la réalité de l’« autre monde », la réalité eschatologique (saint Paul écrit : « nous revêtirons »), mais dans le même temps, elle est déjà d’une certaine manière une réalité de ce monde, étant donné qu’elle a été révélée en lui par la résurrection du Christ. C’est une réalité greffée dans l’homme de « ce monde », réalité qui mûrit en lui en vue de l’accomplissement final.
b’) Reprise réflexive
(TDC 71-5) Toutes les antithèses qui se succèdent dans le texte de Paul aident à tracer une esquisse valable de l’anthropologie de la résurrection. Cette esquisse est en même temps plus détaillée que celle qui ressort du texte des Évangiles synoptiques (Mt 22,30 ; Mc 12,25 ; Lc 20,34-35), mais d’un autre côté elle est en un certain sens plus unilatérale. Les paroles du Christ rapportées par les Synoptiques ouvrent devant nous la perspective de la perfection eschatologique du corps, pleinement soumis à la profondeur divinisante de la vision de Dieu « face à face » dans laquelle se trouve la source inépuisable à la fois de la perpétuelle « virginité » (unie à la signification sponsale du corps) et de la perpétuelle « intersubjectivité » de tous les êtres humains qui prendront part (comme hommes et femmes) à la résurrection. L’esquisse paulinienne de la perfection eschatologique du corps glorifié semble se maintenir plutôt dans le cadre de la structure intérieure même de l’homme-personne. Son interprétation de la résurrection future semble se rattacher au « dualisme » corps-esprit qui constitue la source du « système de forces » intérieur de l’homme.
Le contexte
(TDC 71-6) Ce « système de forces » subira un changement radical dans la résurrection. Les paroles de Paul qui le suggèrent de manière explicite ne sauraient toutefois être comprises et interprétées selon l’esprit de l’anthropologie dualiste [2], comme nous chercherons à le démontrer dans la suite de nos analyses. Il conviendra en effet que nous consacrions encore une réflexion à l’anthropologie de la résurrection à la lumière de la première épître aux Corinthiens.
(TDC 72-1) Des paroles du Christ sur la future résurrection des corps, rapportées par les Evangiles synoptiques tous les trois (Matthieu, Marc et Luc), nous sommes passés dans notre réflexion à ce qu’écrit Paul sur ce thème dans la première épître aux Corinthiens (1 Co 15). Notre analyse se centre surtout sur ce qu’il est possible d’appeler « anthropologie de la résurrection » selon saintPaul. L’auteur de l’épître oppose l’état de l’homme « de la terre » (c’est-à-dire l’homme historique) à l’état de l’homme ressuscité, caractérisant de manière à la fois lapidaire et pénétrante, le « système de forces » spécifique à chacun de ces états.
2’) En détail
a’) La transformation du corps faible en corps plein de force
1’’) Exposé
(TDC 72-2) Que ce système intérieur de forces doive subir une transformation radicale dans la résurrection, cela semble indiqué avant tout par le contraste entre le corps « faible » et le corps « plein de force ». Paul écrit : « Ce qui est semé est périssable, ce qui ressuscite est impérissable ; il est semé en déshonneur, il ressuscite glorieux ; il est semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force » (1 Co 15,42-43). « Faible » est donc le corps qui – pour employer un langage métaphysique – surgit du sol temporel de l’humanité. La métaphore paulinienne correspond également à la terminologie scientifique qui définit par le même terme (« semen » [semence]) le début de l’homme en tant que corps. Si, aux yeux de l’Apôtre, le corps humain, qui surgit de la semence terrestre, apparait « faible », cela signifie non seulement qu’il est « périssable », soumis à la mort et à tout ce qui y conduit, mais aussi qu’il est « corps charnel »[3]. Au contraire, le corps « plein de force » dont l’homme héritera du dernier Adam, le Christ, en tant que participant de la future résurrection, sera un corps « spirituel ». Il sera incorruptible, non plus menacé par la mort. Ainsi donc, l’antinomie « faible-plein de force » se réfère explicitement non pas tant au corps considéré à part qu’à toute la constitution de l’homme considéré dans sa corporéité. Ce n’est que dans le cadre de cette constitution que le corps peut devenir « spirituel », et cette spiritualisation du corps sera la source de son incorruptibilité (ou immortalité).
2’’) Précision sur les deux aspects du corps
(TDC 72-3) L’origine de ce thème nous la trouvons déjà dans les premiers chapitres de la Genèse. On peut dire que saint Paul voit la réalité de la future résurrection comme une certaine restitutio in integrum, c’est-à-dire comme la réintégration et en même temps l’atteinte de la plénitude de l’humanité. Ce n’est pas seulement une restitution, parce que dans ce cas la résurrection serait, en un certain sens, un retour à l’état auquel participait l’âme avant le péché, en dehors de la connaissance du bien et du mal (cf. Gn 1-2). Mais un tel retour ne correspond pas à la logique interne de toute l’économie du salut, à la signification la plus profonde du mystère de la rédemption. Restitutio in integrum, liée à la résurrection et à la réalité de l’« autre monde », cela ne peut être qu’une introduction à une nouvelle plénitude. Ce sera une plénitude qui présuppose toute l’histoire de l’homme, formée par le drame de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (cf. Gn 3) et en même temps imprégnée du mystère de la rédemption.
b’) La transformation du corps charnel en corps spirituel
1’’) Exposé
(TDC 72-4) Selon les paroles de la première épître aux Corinthiens, l’homme en qui la concupiscence prévaut sur la spiritualité, c’est-à-dire le « corps charnel » (1 Co 15,44), est condamné à la mort ; doit au contraire resurgir comme un corps spirituel, l’homme en qui l’esprit atteindra une juste suprématie sur le corps, la spiritualité sur la sensualité. On comprend aisément que ce que Paul a ici à l’esprit est la sensualité comme somme des facteurs qui constituent la limitation de la spiritualité humaine, c’est-à-dire comme force qui « lie » l’esprit (pas nécessairement au sens platonicien) par la restriction de sa propre faculté de connaître (voir) la vérité et également de la faculté de vouloir librement et d’aimer dans la vérité. En revanche, il ne peut s’agir ici de cette fonction fondamentale des sens qui sert à libérer la spiritualité, c’est-à-dire de la simple faculté de connaître et de vouloir qui est le propre du compositum psychosomatique du sujet humain. Comme on parle de la résurrection du corps, c’est-à-dire de l’homme dans son authentique corporéité, le « corps spirituel » doit par conséquent signifier précisément la parfaite sensibilité des sens, leur parfaite harmonisation avec l’activité de l’esprit humain dans la vérité et dans la liberté. Le « corps charnel », qui est l’antithèse terrestre du « corps spirituel », révèle par contre la sensualité comme une force qui nuit souvent à l’homme, en ce sens que, vivant « dans la connaissance du bien et du mal », il est souvent sollicité et, pour ainsi dire, poussé vers le mal.
2’’) Précision sur l’opposition
(TDC 72-5) On ne peut oublier qu’il est question ici non pas tant du dualisme anthropologique que d’une antinomie de fond. En fait partie non seulement le corps (comme « hyle » [matière] au sens aristotélicien) mais aussi l’âme ou l’homme comme « âme vivante » (cf. Gn 2,7). Par contre, ses éléments constitutifs sont, d’une part tout l’homme, l’ensemble de sa subjectivité psychosomatique, en tant qu’il demeure sous l’influence de l’Esprit vivifiant du Christ et, d’autre part le même homme en tant qu’il résiste et s’oppose à cet Esprit. Dans le second cas, l’homme est un « corps charnel » (et ses œuvres sont « œuvres de la chair »). Par contre, s’il demeure sous influence de l’Esprit-Saint, l’homme est « spirituel » (et produit le « fruit de l’Esprit », Ga 5,22).
3’’) Conséquence éthique
(TDC 72-6) Par conséquent on peut dire qu’en 1 Co 15, non seulement nous avons affaire avec l’anthropologie de la résurrection, mais que toute l’anthropologie (et l’éthique) de saint Paul sont imprégnées du mystère de la résurrection par lequel nous avons définitivement reçu l’Esprit-Saint. Le chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens constitue l’interprétation paulinienne de l’« autre monde » et de l’état de l’homme dans ce monde où, en même temps que la résurrection du corps, chacun participera pleinement au don de l’Esprit vivifiant, c’est-à-dire au fruit de la résurrection du Christ.
III) Conclusion
A) Résumé
(TDC 72-7) Concluant l’analyse de l’« anthropologie de la résurrection » selon la première épître de Paul aux Corinthiens, il nous faut une fois de plus tourner notre esprit vers les paroles du Christ sur la résurrection et sur l’« autre monde » qui sont rapportées par les Évangélistes Matthieu, Marc et Luc. Rappelons que répondant aux Sadducéens, le Christ a relié la foi en la résurrection à toute la révélation du Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Moïse « qui n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants » (Mt 22,32). Et, en même temps, repoussant la difficulté soulevée par ses interlocuteurs, il a prononcé ces paroles significatives : « Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts, on ne prend ni femme ni mari » (Mc 12,25). C’est précisément à ces paroles – dans leur contexte immédiat – que nous avons consacré nos précédentes considérations, passant ensuite à l’analyse de la première épître de saint Paul aux Corinthiens (1 Co 15).
B) Transition
Ces réflexions ont une signification fondamentale pour toute la théologie du corps, pour comprendre à la fois le mariage et le célibat « pour le royaume des cieux ».
Nos prochaines analyses seront consacrées à ce dernier sujet.
Pascal Ide
[1] Les Corinthiens étaient probablement troublés par des courants de pensée marqués par le dualisme platonicien et une forme religieuse du néo-pythagorisme, aussi bien que par le stoïcisme et par l’épicurisme ; du reste, toutes les philosophies grecques niaient la résurrection du corps. À Athènes, Paul avait déjà éprouvé la réaction des Grecs à la doctrine de la résurrection durant son discours à l’Aréopage (cf. Ac 17,32).
[2] « Paul ne tient absolument pas compte de la dichotomie grecque ‘’âme et corps’’ … L’apôtre recourt à une sorte de trichotomie où la totalité de l’homme est corps, âme et esprit … Tous ces termes sont mouvants et la division elle-même n’a pas de frontières fixe. Il y a insistance sur le fait que le corps et l’âme sont capables d’être ‘’pneumatiques’’, spirituels » (B. Rigaux, Dieu l’a ressuscité. Exégèse et théologie biblique, Duculot, Gembloux, 1973, p. 406-408).
[3] L’original grec se sert ici du terme psychikon. Dans saint Paul, il paraît seulement dans la première épître aux Corinthiens (2,14 ; 15,44 ; 15,46) et nulle part ailleurs, probablement à cause des tendances pré-gnostiques des Corinthiens, et il a un sens péjoratif ; au regard de son contenu il correspond au terme « charnel » (cf. 2 Co 1,12 ; 10,4).
Toutefois, dans les autres épîtres de Paul, la psyche et ses dérivés signifient l’existence terrestre de l’homme dans ses manifestations, le mode d’existence de l’individu et même la personne humaine elle-même, dans un sens positif, par exemple pour indiquer l’idéal de vie de la communauté ecclésiale : miâ psyche = dans un seul esprit (Ph 1,27) ; sympsychoi = avec l’union de vos esprits (Ph 2,2) ; isopsychon = d’âme égale (Ph 2,20). Cf. R. Jewett, Paul’s Anthropological terms. À Study of their use in Conflit Settings, Brill, Leiden, 1971, p. 2, 448-449.
[i] Note du traducteur : La Bible de Jérusalem traduit littéralement le terme grec psychikon par « psychique » comme opposé à pneumatikon (spirituel). La Vulgate, comme la version de la Conférence Episcopale Italienne de la Bible utilisée par Jean-Paul II et que l’on retrouve dans le texte des Insegnamenti , traduit corpo animale (corps animal) par référence à anima en latin qui signifie « âme », soit l’équivalent de psyche en grec. Traduire littéralement corpo animale par « corps animal » aurait pu créer une équivoque car la référence étymologique à anima n’est pas évidente. En nous autorisant de ce que Jean-Paul II dit un peu plus loin dans la note 82 (cf. TDC 72-2) dans son commentaire de ce passage de la 1ère aux Corinthiens, nous avons choisi de traduire corpo animale par « corps charnel ». Dans son édition anglaise, Michael Waldstein traduit par natural body (corps naturel).