Plan des catéchèses sur la résurrection du corps 1/2

Je propose ici un plan détaillé des 9 catéchèses 64 à 72 composant la théologie du corps (TDC) de Jean-Paul II, catéchèses qui ont été prononcées après l’attentat du 13 mai 1981, entre le 11 novembre 1981 et le 10 février 1982. Elles font partie du troisième cycle consacré au corps ressuscité ou corps glorieux (TDC 64-86). Précisément, ce troisième cycle est divisé en deux parties inégales : une première traite proprement du corps dans son état ressuscité, c’est-à-dire dans le « monde futur » (TDC 64-72), et c’est ce que nous allons organiser ci-dessous ; la seconde partie traite des conséquences dans le monde présent, à savoir la continence pour le Royaume des Cieux, qui anticipe l’état ressuscité (TDC 73-86).

Tout en se mettant à l’écoute du plan donné par le pape, cette divisio textus en diffère sur deux points : elle se permet parfois de le préciser (rappelons que, bien que provenant du texte originaire de Karol Wojtyla, ce plan est un ajout qui n’est pas intégré dans les Acta Apostolicae Sedis, et donc n’a pas la même autorité que le contenu même du texte) ; elle entre dans plus de détail, puisqu’elle descend au minimum jusqu’à la numérotation interne à chaque catéchèse (qui comporte entre 4 et 8 numéros). Nous mettrons la division provenant de Wojtyla entre crochets, afin de ne pas susciter de confusion tout en permettant d’en bénéficier et d’établir des comparaisons.

Le texte qui est ainsi organisé est celui de la traduction d’Yves Semen [1]. Le cas échéant, nous rajoutons une ligne ou deux pour clarifier ou justifier le plan – auquel cas, le texte se trouve en italiques pour être distingué de celui du Saint-Père. Rappelons que les passages en plus petits caractères sont ceux qui furent rajoutés au texte original afin d’assurer le raccord pour les auditeurs qui écoutent la catéchèse de manière fractionnée.

I) Le corps ressuscité selon les Évangiles synoptiques (TDC 64-69)

[A) Les synoptiques : « Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants »]

A) Lecture du texte de Mt 22 et // [a) La troisième partie du triptyque]

1) Présentation du texte

(TDC 64-1) Aujourd’hui, après une pause plutôt longue, nous reprenons les méditations que nous avons présentées depuis un certain temps que nous avons définies comme des réflexions sur la théologie du corps.

Pour continuer, il convient de se reporter aux paroles de l’Évangile dans lesquelles le Christ se réfère à la résurrection, paroles qui ont une importance fondamentale pour comprendre le mariage dans le sens chrétien et, également « la renonciation » à la vie conjugale « pour le Royaume des Cieux ».

La casuistique complexe de l’Ancien Testament en matière de mariage poussa non seulement les Pharisiens à aller trouver le Christ pour lui soumettre le problème de l’indissolubilité du mariage (cf. Mt 19,3-9 ; Mc 10,2-12), mais aussi, en une autre occasion, les Sadducéens pour l’interroger sur la loi dite du lévirat[2]. Ce dialogue est rapporté de manière concordante par les Synoptiques (cf. Mt 22,24-30 ; Mc 12,18-27 ; Lc 20,27-40). Bien que les trois récits soient presque identiques, on y relève toutefois quelques différences, légères mais en même temps significatives. Comme le dialogue est rapporté en trois versions, celles de Matthieu, Marc et Luc, et qu’il contient des éléments ayant une signification essentielle pour la théologie du corps, il requiert une analyse plus approfondie.

À côté des deux autres dialogues importants, à savoir celui où le Christ se réfère aux origines (cf. Mt 19,3-9 ; Mc 10,2-12) et celui où il fait appel à l’intimité de l’homme (au « cœur ») en indiquant dans le désir et la concupiscence de la chair la source du péché (cf. Mt 5,27-32), le dialogue que nous nous proposons maintenant d’analyser constitue, dirais-je, le troisième élément du triptyque des énoncés du Christ lui-même, un triptyque de paroles essentielles et constitutives de la théologie du corps. Dans ce dialogue le Christ se réfère à la résurrection, dévoilant ainsi une dimension complètement nouvelle du mystère de l’homme.

2) Contenu

a) La question posée au Christ

(TDC 64-2) La révélation de cette dimension du corps, prodigieuse dans son contenu – et pourtant attachée à l’Évangile relu dans son ensemble et en profondeur – émerge du dialogue avec les Sadducéens « qui affirment qu’il n’y a pas de résurrection » (Mt 22,23)[3] ; ils sont venus vers le Christ pour lui exposer un argument qui, à leur avis, confirmait le caractère raisonnable de leur position. Cet argument devait contredire « l’hypothèse de la résurrection ». Le raisonnement des Sadducéens est le suivant : « Maître, Moïse a écrit pour nous que si un homme a un frère qui meurt en laissant une femme sans enfants, cet homme épousera la veuve et suscitera une postérité à son frère » (Mc 12,19). Les Sadducéens font appel ici à la loi dite du lévirat (cf. Dt 25,5-10) et, se référant aux prescriptions de cette loi ancienne, ils présentent le « cas » suivant : « Il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans laisser de postérité. Le second prit la veuve et mourut sans laisser de postérité, et de même le troisième ; et aucun des sept ne laissa de postérité. Après eux tous, la femme elle aussi mourut. À la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d’entre eux sera-t-elle la femme, puisque les sept l’auront eue pour femme ? » (Mc 12,20-23) [4].

b) La réponse du Christ

1’) Texte commun

(TDC 64-3) La réponse du Christ est une des réponses clés de l’Évangile dans lesquelles – précisément en partant des raisonnements purement humains et en contraste avec eux – il révèle une autre dimension de la question, celle qui correspond à la sagesse et à la puissance de Dieu lui-même. C’est de la même façon que s’était présenté, par exemple, le cas de la monnaie de l’impôt à l’effigie de César et du juste rapport à établir entre ce qui est divin et ce qui est humain dans le domaine du pouvoir (« ce qui appartient à César ») (cf. Mt 22,15-22). Cette fois, Jésus répond ainsi : « N’êtes-vous pas dans l’erreur, parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu ? Car lorsqu’ils ressusciteront d’entre les morts, ils ne prendront ni femme ni mari ; mais ils seront comme des anges dans les cieux » (Mc 12,24-25). C’est la réponse fondamentale au cas, c’est-à-dire au problème qu’il contient. Le Christ, connaissant les conceptions des Sadducéens et pénétrant leurs véritables intentions, en revient ensuite au problème de la possibilité de la résurrection, refusée par ces mêmes Sadducéens : « Quant au fait que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du buisson, comment Dieu lui a dit : ‘’Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob’’ ? Il n’est pas un Dieu de morts, mais de vivants » (Mc 12,26-27). Comme on le voit le Christ cite ce même Moïse auquel les Sadducéens ont fait appel et il termine par l’affirmation : « Vous êtes grandement dans l’erreur ! » (Mc 12,27).

2’) Variantes (selon les Synoptiques)

(TDC 64-4) Cette affirmation conclusive, le Christ la répète pour la seconde fois. En effet, la première fois, il la prononce au début de son exposé. Il dit alors : « Vous vous trompez parce que vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu ». C’est ce que nous lisons dans Matthieu 22,29. Et dans Marc nous lisons : « N’êtes-vous pas dans l’erreur parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu ? » (12,24). Dans la version de Luc (Lc 20,34-36), en revanche, la même réponse du Christ est dénuée d’accent polémique du genre : « Vous êtes grandement dans l’erreur ». D’un autre côté, il proclame la même chose tout en introduisant dans la réponse quelques éléments qui ne se trouvent ni dans Matthieu ni en Marc. Voici le texte : « Jésus leur dit : ‘’Les fils de ce monde-ci prennent femme ou mari ; mais ceux-là qui auront été jugés dignes d’avoir part à l’autre monde et à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari ; aussi bien ne peuvent-ils plus mourir, car ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection’’ » (Lc 20,34-36). Quant à la possibilité même de la résurrection, Luc – comme les deux autres Synoptiques – se réfère à Moïse, c’est-à-dire au passage du livre de l’Exode 3,2-6 qui raconte que le grand législateur de l’Ancien Testament avait entendu une voix qui venait du « buisson embrasé par le feu mais n’en était pas consumé » et disait : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob » (Ex 3,6). Au même endroit, quand Moïse avait demandé à Dieu quel était son nom, il avait entendu cette réponse : « Je suis celui qui suis » (Ex 3,14).

Ainsi donc, en parlant de la résurrection des corps, le Christ se réclame de la puissance même du Dieu vivant. Nous devrons par la suite considérer ce point de manière plus détaillée.

 

(TDC 65-1) « Vous vous trompez parce que vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu » (Mt 22,29) dit le Christ aux sadducéens qui – rejetant la foi en la future résurrection des corps – lui avaient exposé le cas suivant : « Il y avait chez nous sept frères. Le premier se maria puis mourut sans postérité, laissant sa femme à son frère. Pareillement le deuxième, puis le troisième jusqu’au septième. Finalement, après eux tous, la femme mourut. À la résurrection, duquel des sept sera-t-elle la femme ? » (Mt 22,25-28). Le Christ réplique aux Sadducéens en affirmant au début et à la fin de sa réponse qu’ils sont grandement dans l’erreur, ne connaissant ni les Ecritures ni la puissance de Dieu (cf. Mc 12,12-24 ; Mt 22,29).

B) Exposé du contenu théologique

Comme les trois Évangiles synoptiques nous rapportent l’entretien avec les Sadducéens, nous allons confronter brièvement les textes qui s’y rapportent.

0) Plan général [b) Témoignage rendu au pouvoir du Dieu vivant]

(TDC 65-2) La version de Matthieu (Mt 22,24-30), bien qu’elle ne fasse pas allusion au buisson ardent, concorde presque entièrement avec celle de Marc (Mc 12,18-25). Il y a dans l’une et l’autre version les deux éléments essentiels : 1) l’énoncé au sujet de la future résurrection des corps ; 2) l’énoncé au sujet de l’état des corps des êtres humains ressuscités[5]. Ces deux éléments se retrouvent aussi chez Luc (Lc 20,27-36)[6]. Le premier élément, qui concerne la résurrection future des corps, est lié, spécialement chez Matthieu et chez Marc, aux paroles adressées aux Sadducéens d’après lesquelles ils ne connaissent « ni les Écritures ni la puissance de Dieu ». Cette affirmation mérite une attention particulière parce que le Christ y indique les bases mêmes de la foi en la résurrection à laquelle il s’était référé dans sa réponse à la question posée par les Sadducéens avec l’exemple concret de la loi mosaïque sur le lévirat.

1) L’existence de la résurrection des corps

Jésus ne démontre pas la résurrection des corps, puisque celle-ci relève de la foi. En revanche, il réfute l’erreur contraire, celle des Sadducéens.

o) Plan particulier de cette section

(TDC 65-3) Il n’y a pas de doute que les Sadducéens traitaient la question de la résurrection comme une sorte de théorie ou d’hypothèse susceptible d’être dépassée[7]. Jésus leur démontre d’abord une erreur de méthode : ils ne connaissent pas les Écritures ; puis une erreur matérielle : ils n’acceptent pas ce qui est révélé par les Ecritures –, ils ne connaissent pas la puissance de Dieu – ils ne croient pas en Celui qui s’est révélé à Moïse dans le buisson ardent.

a) Réfutation de l’erreur de méthode

C’est une réponse très significative et très précise. Le Christ est ici en présence d’hommes qui se disent experts et interprètes compétents des Ecritures. Jésus répond à ces hommes, c’est-à-dire à ces Sadducéens, que la connaissance uniquement littérale de l’Écriture ne suffit pas. En effet, l’Écriture est surtout un moyen permettant de connaître la puissance du Dieu vivant qui s’y révèle, comme il s’est révélé à Moïse dans le buisson ardent. Dans cette révélation, Il se nomme lui-même « le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et-de Jacob »[8] de ceux, donc, qui furent les prédécesseurs de Moïse dans la foi qui jaillit de la révélation du Dieu vivant. Tous sont morts maintenant depuis longtemps ; cependant le Christ complète la référence qu’il fait à eux en affirmant que Dieu « n’est pas un Dieu des morts mais des vivants ». Cette affirmation clé par laquelle le Christ interprète les paroles adressées à Moïse depuis le buisson ardent ne peut se comprendre que si l’on admet la réalité d’une vie qui ne finit pas avec la mort. Les pères de Moïse dans la foi, Abraham, Isaac et Jacob, sont pour Dieu des personnes vivantes (cf. Lc 20,38 : « Tous en effet vivent pour lui »), bien que selon les critères humains ils doivent être comptés parmi les morts. Relire correctement l’Écriture et, en particulier ces paroles de Dieu, veut dire connaître et accueillir avec la foi la puissance du Donneur de la vie, de celui qui n’est pas lié à la loi de la mort qui domine l’histoire terrestre de l’homme.

(TDC 65-4) Il semble qu’il faut interpréter de cette manière la réponse que, selon la version des trois Synoptiques, le Christ a donnée aux Sadducéens au sujet de la possibilité de la résurrection[9]. Viendra le jour où le Christ répondra à cette question par sa propre résurrection ; toutefois, pour le moment, il fait appel au témoignage de l’Ancien Testament, en indiquant comment y découvrir la vérité sur l’immortalité et sur la résurrection. Pour la découvrir, nous ne devons pas nous arrêter simplement aux mots, mais remonter à la puissance de Dieu que révèlent ces mots. La référence à Abraham, à Isaac et à Jacob dans cette théophanie accordée à Moïse que nous lisons dans le livre de l’Exode 3,2-6,constitue un témoignage que le Dieu vivant donne à ceux qui vivent « pour Lui », à ceux qui, grâce à sa puissance, ont la vie, même si, selon les dimensions de l’histoire, il faudrait les compter depuis longtemps parmi les morts.

b) Réfutation de l’erreur de contenu

(TDC 65-5) La pleine signification de ce témoignage auquel fait appel Jésus dans son entretien avec les Sadducéens pourrait (toujours à la seule lumière l’Ancien Testament) être prise de la manière suivante : Celui qui est – Celui qui vit et qui est la Vie – constitue la source inépuisable de l’existence et de la vie, comme cela a été révélé à l’origine (Cf. Gn 1-3). Bien que, à cause du péché, la mort corporelle soit devenue le sort de l’homme[10] (cf. Gn 3,19) et bien que l’accès à l’Arbre de Vie (grand symbole du livre de la Genèse) lui ait été interdit (Cf. Gn 3,22), toutefois, le Dieu vivant, en contractant Alliance avec les hommes (Abraham, les Patriarches, Moïse, Israël), renouvelle sans cesse, dans cette Alliance, la réalité même la Vie, en dévoile de nouveau la perspective et, en un certain sens, ouvre de nouveau l’accès à l’arbre de la Vie. Avec l’Alliance, cette vie dont Dieu lui-même est la source, est donnée en partage à ces mêmes hommes qui, comme conséquence de la rupture de la première Alliance, avaient perdu l’accès à l’arbre de Vie et, dans la dimension de leur histoire terrestre, avaient été soumis à la mort.

(TDC 65-6) Le Christ est l’ultime parole de Dieu à ce propos ; en effet l’Alliance, qui, avec Lui et par Lui, est établie entre Dieu et l’humanité, ouvre une perspective de Vie infinie et l’accès à l’arbre de la Vie – selon le plan originel du Dieu de l’Alliance – est révélé à tout homme dans sa plénitude définitive. Ce sera la signification de la mort et de la résurrection du Christ ; ce sera le témoignage du mystère pascal. Cependant, l’entretien avec les Sadducéens se passe dans la phase pré-pascale de la mission messianique du Christ. Le déroulement de l’entretien, selon Matthieu 22,24-30,Marc 12,18-27 et Luc 20,27-36,manifeste que le Christ – qui, en particulier dans ses entretiens avec ses disciples, avait parlé à plusieurs reprises de la future résurrection du Fils de l’homme (cf. Mt 17,9-23 ; 20,19) – ne fait pas appel à cet argument dans l’entretien avec les Sadducéens. Les raisons en sont évidentes et claires. Le dialogue se déroule avec les Sadducéens « qui affirment qu’il n’y a pas de résurrection » (comme le souligne l’évangéliste), c’est-à-dire qui mettent en doute sa possibilité même et, en même temps, se considèrent comme experts de l’Ecriture de l’Ancien Testament et ses interprètes qualifiés. C’est pourquoi Jésus se réfère à l’Ancien Testament et démontre, se fondant sur celui-ci, qu’« ils ne connaissent pas la puissance de Dieu »[11].

(TDC 65-7) Quant à la possibilité de la résurrection, le Christ fait précisément état de cette puissance qui va de pair avec le témoignage du Dieu vivant qui est le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, et le Dieu de Moïse. Le Dieu que les Sadducéens « privent » de cette puissance n’est plus le vrai Dieu de leurs Pères, mais le Dieu de leurs hypothèses et de leurs interprétations. Le Christ, au contraire, est venu pour rendre témoignage au Dieu de la Vie dans toute la vérité de sa puissance qui se déploie sur la vie de l’homme.

2) Essence, c’est-à-dire condition des corps ressuscités

Jean-Paul II va développer la question de l’état des corps ressuscités principalement à la lumière de l’affirmation centrale de la TDC : la signification sponsale du corps. Il va donc se demander : que devient cette signification dans l’état des corps glorieux ? Or, cet état se caractérise par la nouveauté. Adoptant implicitement derechef la distinction logique entre le fait (« an sit ? ») et le sens (« quid sit ? »), qui se fonde sur la distinction métaphysique existence-essence, il va donc montrer l’existence de cette nouveauté, avant d’en sonder l’essence (la nature).

a) Le fait de la nouveauté du corps ressuscité [c) La nouvelle signification du corps]

1’) Ce qui disparaît
a’) Ce qu’en disent les Saintes Écritures

(TDC 66-1) « Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts, on ne prend ni femme ni mari » (Mc 12,25). Le Christ prononce ces paroles qui ont une signification clé pour la théologie du corps après avoir affirmé, dans son entretien avec les Sadducéens, que la résurrection des morts est conforme à la puissance du Dieu vivant. Les trois Évangiles synoptiques rapportent le même fait ; seule la version de Luc diffère par quelques détails de celles de Matthieu et de Marc. Il apparaît chez tous cette constatation essentielle que, lors de la future résurrection, les hommes après avoir retrouvé leurs corps dans la plénitude de la perfection propre à l’image et ressemblance de Dieu – et après les avoir retrouvés dans leur masculinité et féminité – « ne prendront ni femme ni mari ». Au chapitre 20,34-35, Luc exprime la même idée en ces termes : « Les enfants de ce monde prennent femme ou mari ; mais ceux qui auront été jugés dignes d’avoir part à l’autre monde et à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari ».

b’) Commentaire de ces textes

(TDC 66-2) Il résulte de ces paroles que le mariage, cette union où, comme le dit le livre de la Genèse, « l’homme … s’unira à sa femme et les deux ne seront qu’une seule chair » (Gn 2,24) – union propre à l’homme depuis l’« origine » – appartient exclusivement « à ce monde ». Au contraire, le mariage et la procréation ne constituent pas le futur eschatologique de l’homme. Dans la résurrection ils perdent, pour ainsi dire, leur raison d’être. Cet « autre monde » dont parle Luc (Lc 20,35) signifie l’accomplissement définitif du genre humain, la clôture quantitative de ce cercle des êtres qui furent créés à l’image et ressemblance de Dieu afin qu’en se multipliant par l’« unité conjugale du corps » des hommes et des femmes, ils s’assujettissent la terre. Cet « autre monde » n’est pas le monde de la terre, mais le monde de Dieu, qui, comme nous le savons par la première épitre de Paul aux Corinthiens, le remplira entièrement en devenant « tout en tous » (1 Co 15,28).

2’) Ce qui est nouveau

(TDC 66-3) En même temps, cet « autre monde », qui selon la révélation est « le Royaume de Dieu », est aussi la définitive et éternelle « patrie » de l’homme (cf. Ph 3,20) ; il est la « maison du Père » (Jn 14,2). À travers la résurrection, cet « autre monde » comme nouvelle patrie de l’homme, émerge définitivement du monde actuel qui est temporel, soumis à la mort, c’est-à-dire à la destruction du corps (cf. Gn 3,19 : « Tu retourneras en poussière ». Selon les paroles du Christ rapportées par les Synoptiques, la résurrection signifie non seulement la récupération de la corporéité et le rétablissement de la vie humaine dans son intégrité par l’union de l’âme et du corps, mais aussi un état tout à fait nouveau de la vie humaine elle-même. Nous trouvons la confirmation de ce nouvel état du corps dans la résurrection du Christ (cf. Rm 6,5-11). Les paroles rapportées par les Synoptiques (Mt 22,30 ; Mc 12,25 ; Lc 20,34-35) ont dû résonner alors (c’est-à-dire après la résurrection du Christ) avec, dirais-je, presque une nouvelle puissance démonstrative pour ceux qui les avaient entendues, et elles ont dû acquérir en même temps le caractère d’une promesse convaincante. Pour l’instant, toutefois, nous considérerons ces paroles dans leur phase « pré-pascale », nous basant uniquement sur la situation où elles furent prononcées. Il est incontestable que déjà, dans la réponse donnée aux Sadducéens, le Christ révèle la condition du corps humain dans la résurrection, et il le fait en proposant précisément une référence et une comparaison avec la condition à laquelle l’homme a participé dès l’« origine. »

3’) Ce qui demeure

(TDC 66-4) Les paroles « ils ne prendront ni femme ni mari » semblent affirmer à la fois et en même temps que les corps humains retrouvés et aussi renouvelés dans la résurrection conserveront leurs caractéristiques masculines ou féminines et que le sens d’être par le corps masculin ou féminin sera constitué et entendu dans l’« autre monde » d’une manière différente de celle qui a été « depuis l’origine », puis dans toute la dimension de l’existence terrestre. Les paroles de la Genèse « l’homme quittera son père et sa mère, il s’unira à sa femme et les deux ne seront qu’une seule chair » (Gn 2,24), ont constitué depuis l’origine cette condition et cette relation de la masculinité et de la féminité, s’étendant aussi au corps, qu’il faut à juste titre définir comme « conjugale » et en même temps « procréatrice » et « génératrice » ; elle est en effet attachée à la bénédiction de la fécondité que Dieu (Elohim) a prononcée lors de la création de l’être humain « mâle et femelle » (Gn 1,27). Les paroles que le Christ a prononcées au sujet de la résurrection nous permettent de déduire que la dimension de la masculinité et de la féminité – c’est-à-dire le fait d’être par le corps masculin et féminin – sera ainsi constituée d’une manière nouvelle dans la résurrection du corps dans l’« autre monde ».

b) Nature de cette nouveauté

1’) Premier trait : la spiritualisation du corps ressuscité [d) Spiritualisation]
a’) Énoncé

(TDC 66-5) Est-il possible de dire quelque chose de plus précis encore à ce sujet ? Sans aucun doute, les paroles du Christ rapportées par les Synoptiques (spécialement dans la version de Luc 20,27-40) nous le permettent. Nous y lisons, en effet, que « ceux qui auront été jugés dignes d’avoir part à l’autre monde et à la résurrection d’entre les morts … ne peuvent plus mourir parce qu’ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu étant fils de la résurrection » (Matthieu et Marc rapportent simplement que « ils seront comme des anges dans les cieux »). Cet énoncé permet surtout d’en déduire une spiritualisation de l’homme selon une dimension différente de celle de la vie terrestre (et même différente de celle de l’« origine » elle-même). Il est évident qu’il ne s’agit pas ici de transformation de la nature de l’homme en celle des anges, c’est-à-dire en une nature purement spirituelle. Le contexte indique clairement que l’homme conservera dans l’« autre monde » sa propre nature humaine psychosomatique. S’il en allait autrement, parler de résurrection serait dénué de sens.

Résurrection veut dire restitution à la vraie vie de la corporéité humaine qui était assujettie à la mort dans sa phase temporelle. Dans l’expression de Luc (Lc 20,36) qui vient d’être citée (cf. Mt 22,30 ; Mc 12,25), il s’agit certainement de la nature humaine, c’est-à-dire de la nature psychosomatique. La comparaison avec les êtres célestes utilisée dans ce contexte ne constitue en aucune manière une nouveauté dans la Bible. Entre autres, le Psalmiste, exaltant l’homme comme œuvre du Créateur, dit : « Et cependant tu l’as fait un peu moindre que les anges » (Ps 8,6). Il faut supposer que dans la résurrection cette ressemblance se fera plus grande : non pas par une désincarnation de l’homme, mais par un autre genre (on pourrait aussi dire, un autre degré) de spiritualisation de sa nature somatique, c’est-à-dire par un autre « système de forces » à l’intérieur de l’homme. La résurrection signifie une nouvelle soumission du corps à l’esprit.

b’) Présupposé

(TDC 66-6) Avant de commencer à développer ce sujet, il convient de se rappeler que la vérité à propos de la résurrection a eu une signification clé pour la formation de toute l’anthropologie théologique, qui pourrait être considérée simplement comme une « anthropologie de la résurrection ». La réflexion sur la résurrection a conduit Thomas d’Aquin à abandonner dans son anthropologie métaphysique (et en même temps théologique) la conception philosophique de Platon sur la relation entre l’âme et le corps et à se rapprocher de la conception d’Aristote[12]. La résurrection atteste, en effet, au moins indirectement, que le corps, dans l’ensemble du composé humain, n’est pas seulement temporairement lié à l’âme (sa « prison » terrestre, comme l’estimait Platon)[13] mais qu’avec l’âme il constitue l’unité et l’intégrité de l’être humain. C’est précisément ce qu’enseignait Aristote[14], contrairement à Platon. Si dans son anthropologie saint Thomas a accepté la conception d’Aristote, il l’a fait parce qu’il considérait la vérité sur la résurrection. La vérité sur la résurrection affirme en effet clairement que la perfection eschatologique et la béatitude de l’homme ne sauraient être comprises comme l’état de l’âme seule, séparée (libérée, selon Platon) du corps, mais qu’il faut l’entendre comme l’état de l’homme définitivement et parfaitement « intégré » par une union de l’âme avec le corps telle qu’elle qualifie et assure définitivement sa parfaite intégrité.

Nous interrompons ici notre réflexion sur les paroles prononcées par le Christ sur la résurrection. La grande richesse des contenus cachés dans ces paroles nous conduisent à les reprendre dans des considérations ultérieures.

c’) Exposé

1’’) De manière absolue

(TDC 67-1) « A la résurrection… on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt 22,30 ; cf. de même Mc 12,25). « … ils sont pareils aux anges, et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection » (Lc 20,36).

Cherchons à comprendre ces paroles du Christ à propos de la future résurrection pour en tirer une conclusion sur la spiritualisation de l’homme différente de celle de la vie terrestre. Ici, on pourrait également parler d’un parfait système de forces dans les rapports réciproques entre ce qui, dans l’homme, est spirituel et ce qui est corporel. À la suite du péché originel, l’homme « historique » fait l’expérience de multiples imperfections de ce système de forces, comme cela est exprimé dans les paroles bien connues de saint Paul : « J’aperçois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon esprit » (Rm 7,23).

L’homme « eschatologique » sera libéré de cette « opposition ». Dans la résurrection, le corps retrouvera la parfaite unité et harmonie avec l’esprit : l’homme n’éprouvera plus l’opposition entre ce qui, en lui, est spirituel et ce qui est corporel. La « spiritualisation » ne signifie pas seulement que l’esprit dominera le corps, mais, dirais-je, qu’il imprégnera complètement le corps et que les forces de l’esprit imprégneront les énergies du corps.

2’’) De manière comparative

(TDC 67-2) Dans la vie terrestre, la domination de l’esprit sur le corps – et la subordination simultanée du corps à l’esprit – peut, comme résultat d’un effort persévérant sur soi-même, exprimer une personnalité spirituellement mûre ; toutefois, le fait que les énergies de l’esprit parviennent à dominer les forces du corps ne supprime pas la possibilité même de leur opposition réciproque. La « spiritualisation » à laquelle font allusion les Évangiles synoptiques (Mt 22,30 ; Mc 12,25 ; Lc 20,35-36), dans les textes que nous avons analysés ici, écarte déjà cette possibilité. C’est donc une spiritualisation parfaite où se trouve complètement éliminée la possibilité qu’« une autre loi lutte contre la loi de l’esprit » (cf. Rm 7,23). Comme il est évident, cet état qui est essentiellement différent (et pas seulement dans son degré) de ce que nous expérimentons dans la vie terrestre, ne signifie cependant pas quelque « désincarnation » du corps ni, par conséquent, une « déshumanisation » de l’homme. Bien au contraire, elle signifie sa parfaite « réalisation ». En effet, dans l’être composé, psychosomatique, qu’est l’homme, la perfection ne peut consister dans une opposition réciproque de l’esprit et du corps, mais dans une profonde harmonie entre eux, dans la sauvegarde du primat de l’esprit. Dans l’« autre monde » ce primat sera réalisé et sera manifesté dans une parfaite spontanéité, dépourvue de toute opposition de la part du corps. Il ne faut toutefois pas comprendre cela comme une « victoire » définitive de l’esprit sur le corps. La résurrection consistera dans la parfaite participation de tout ce qui est corporel en l’homme à tout ce qui est spirituel en lui. Elle consistera en même temps dans la parfaite réalisation de ce qui est personnel en l’homme.

2’) Second trait : la divinisation du corps ressuscité [e) Divinisation]
a’) Énoncé

1’’) Général

(TDC 67-3) Les paroles des Synoptiques attestent que l’état de l’homme dans l’« autre monde », ne sera pas seulement un état de parfaite spiritualisation, mais aussi de « divinisation » fondamentale de son humanité. Les « fils de la résurrection » – comme nous le lisons dans Luc 20,36 – ne sont pas seulement « égaux aux anges » mais également « fils de Dieu ». On peut en conclure que le degré de spiritualisation propre à l’homme « eschatologique » aura sa source dans le degré de sa « divinisation », incomparablement supérieur à celui qu’il est possible d’atteindre dans la vie terrestre. Il faut ajouter qu’il s’agit ici non seulement d’un degré différent mais en un certain sens d’un autre genre de « divinisation ». La participation à la nature divine, la participation à la vie intérieure de Dieu lui-même, pénétration et imprégnation de ce qui est essentiellement humain par ce qui est essentiellement divin, atteindra alors son sommet de telle sorte que la vie de l’esprit humain parviendra à une plénitude qui lui était absolument inaccessible auparavant. Cette nouvelle spiritualisation sera donc un fruit de la grâce, c’est-à-dire de la communication de Dieu dans sa divinité même, non seulement à l’âme mais à toute la subjectivité psychosomatique de l’homme. Nous parlons ici de la « subjectivité » (et pas seulement de la « nature ») parce que cette divinisation doit être entendue non seulement comme un « état intérieur » de l’homme (c’est-à-dire du sujet) capable de voir Dieu « face à face », mais aussi comme une nouvelle formation de toute la subjectivité personnelle de l’homme à la mesure de l’union avec Dieu dans son mystère trinitaire et de l’intimité avec Lui dans la parfaite communion des personnes. Cette intimité – avec toute son intensité subjective – n’absorbera pas la subjectivité personnelle de l’homme, mais bien au contraire, elle la fera ressortir d’une manière incomparablement plus large et plus pleine.

2’’) Conséquence sur la signification sponsale

(TDC 67-4) La « divinisation » dans l’« autre monde » qu’indiquent les paroles du Christ apportera à l’esprit humain une « gamme d’expériences » de la vérité et de l’amour que l’homme n’aurait jamais pu atteindre dans sa vie terrestre. Quand le Christ parle de la résurrection, il démontre en même temps que le corps humain participera lui aussi, à sa manière, à cette expérience eschatologique de la vérité et de l’amour unie à la vision de Dieu face à face. Quand le Christ dit que ceux qui participeront à la future résurrection « ne prendront ni femme ni mari » (Mc 12,25), ces paroles – comme nous l’avons déjà observé – affirment non seulement la fin de l’histoire terrestre liée au mariage et à la procréation, mais semblent également dévoiler la nouvelle signification du corps. Est-il possible en ce cas de penser – au plan de l’eschatologie biblique – à la découverte de la signification « sponsale » du corps surtout comme la signification « virginale » du fait d’être masculin et féminin quant au corps ? Pour répondre à cette question, qui ressort des paroles rapportées par les Synoptiques, il convient de pénétrer plus profondément dans l’essence même de ce que sera la vision béatifique de l’Etre Divin, la vision de Dieu « face à face » dans la vie future. Il faut aussi se laisser guider par cette « gamme d’expériences » de la vérité et de l’amour qui dépasse les limites des possibilités cognitives et spirituelles de l’homme dans la temporalité, et dont il deviendra participant dans l’« autre monde ».

b’) Premier exposé, synchronique à partir de la vision béatifique

1’’) Du côté de Dieu

a’’) La cause : un don divin

(TDC 67-5) Cette « expérience eschatologique » du Dieu Vivant concentrera en elle non seulement toutes les énergies spirituelles de l’homme, mais en même temps lui dévoilera de manière vivante et expérimentale la « communication de soi » de Dieu à toute la création et, en particulier, à l’homme, [une communication de soi] qui est le « don de soi » le plus personnel de Dieu dans sa divinité même à l’homme, à cet être qui depuis l’origine porte en lui son image et sa ressemblance. Ainsi donc, dans l’« autre monde », l’objet de la « vision » sera ce mystère caché de toute éternité dans le Père, mystère qui a été révélé dans le temps par le Christ pour être accompli sans cesse par l’opération du Saint-Esprit. Ce mystère deviendra, si on peut s’exprimer ainsi, le contenu de l’expérience eschatologique et la « forme » de l’existence humaine tout entière dans la dimension de l’autre monde. La vie éternelle doit être comprise dans son sens eschatologique, c’est-à-dire comme la pleine et parfaite expérience de cette grâce ( = charis) de Dieu dont l’homme devient participant au moyen de la foi durant sa vie terrestre et qui, en revanche, ne sera pas seulement révélée dans toute sa pénétrante profondeur à ceux qui participeront à l’« autre monde », mais sera aussi expérimentée dans sa réalité béatifique.

Nous interrompons ici notre réflexion sur les paroles du Christ relatives à la future résurrection des corps. Dans cette « spiritualisation » et cette « divinisation » auxquelles l’homme participera dans la résurrection, nous découvrons – dans une dimension eschatologique – les mêmes caractéristiques qui qualifiaient la signification « sponsale » du corps ; nous les découvrons dans la rencontre avec le mystère du Dieu vivant qui se révèle à travers la vision de Lui « face à face ».

(TDC 68-1) « A la résurrection… on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt 22,30 ; cf. de même Mc 12,25). « Ils sont pareils à des anges, et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection » (Lc 20,36).

b’’) Le contenu : la participation à la communion trinitaire

La communion (communio) eschatologique de l’homme avec Dieu, constituée grâce à l’amour d’une parfaite union, sera alimentée par la vision « face à face », par la contemplation de cette communion la plus parfaite, parce que purement divine, qu’est la communion trinitaire des Personnes divines dans l’unité de la même divinité.

2’’) Du côté de l’homme

a’’) La vision béatifique comme réponse au don de soi divin

(TDC 68-2) Les paroles du Christ rapportées par les Évangiles synoptiques nous permettent de déduire que ceux qui participent à l’autre monde conserveront – dans cette union avec le Dieu vivant qui jaillit de la vision béatifique de son unité et de sa communion trinitaire – non seulement leur authentique subjectivité, mais qu’ils la possèderont dans une mesure bien plus parfaite que dans la vie terrestre. Par là se trouvera, en outre, confirmée la loi de l’ordre intégral de la personne, selon laquelle la perfection de la communion n’est pas seulement conditionnée par la perfection ou maturité spirituelle du sujet, mais aussi la détermine à son tour. Ceux qui participeront au « monde futur », c’est-à-dire à la parfaite communion avec le Dieu vivant, jouiront d’une subjectivité parfaitement mûre. Si, dans cette parfaite subjectivité, tout en conservant dans leur corps ressuscité, c’est-à-dire glorieux, la masculinité et la féminité, « ils ne prendront ni femme ni mari », cela s’explique non seulement par la fin de l’histoire, mais aussi – et surtout – par l’« authenticité eschatologique » de la réponse à cette « communication de soi » du Sujet Divin qui constituera l’expérience béatifique du don de soi de la part de Dieu, une expérience absolument supérieure à toute expérience propre à la vie terrestre.

b’’) La vision béatifique accomplit la signification « sponsale » du corps

(TDC 68-3) Le don réciproque de soi-même à Dieu – un don dans lequel l’homme concentrera et exprimera toutes les énergies de sa propre subjectivité personnelle et en même temps psychosomatique – sera la réponse au don que Dieu fait de lui-même à l’homme[15]. Dans ce don réciproque de soi fait par l’homme, un don qui deviendra fondamentalement et définitivement béatifique comme la digne réponse d’un sujet personnel au don de Dieu de lui-même, la « virginité » ou plutôt l’état virginal du corps se manifestera pleinement comme accomplissement eschatologique de la signification « sponsale » du corps, comme le signe spécifique et l’expression authentique de la subjectivité personnelle tout entière. Ainsi donc, cette situation eschatologique dans laquelle « ils ne prendront ni femme ni mari » se fonde solidement sur l’état futur du sujet personnel quand, à la suite de la vision de Dieu « face à face », naîtra en lui un amour d’une telle profondeur et d’une telle force de concentration sur Dieu lui-même qu’il absorbera complètement sa subjectivité psychosomatique tout entière.

(TDC 68-4) Cette concentration de la connaissance (« vision ») et de l’amour en Dieu lui-même – une concentration qui ne saurait être que pleine participation à la vie intérieure de Dieu, c’est-à-dire à la Réalité Trinitaire elle-même – sera en même temps la découverte en Dieu de tout le « monde » des relations constitutives de l’ordre éternel du monde (« cosmos »). Cette concentration sera surtout la redécouverte de lui-même par l’homme, non seulement dans la profondeur de sa propre personne, mais aussi dans cette union qui est propre au monde des personnes dans leur constitution psychosomatique. Il s’agit certainement là d’une union de communion. La concentration de la connaissance et de l’amour sur Dieu lui-même dans la communion trinitaire des Personnes peut trouver une réponse béatifique en ceux qui prendront part à l’« autre monde », uniquement à travers la réalisation de la communion réciproque à la mesure des personnes créées. C’est pour cela que nous professons la foi en la « communion des saints » (communio sanctorum) et que nous la professons en connexion organique avec la foi en la « résurrection des morts ». Les paroles par lesquelles le Christ affirme que dans l’« autre monde … ils ne prendront ni femme ni mari » se trouvent à la base de ces éléments de notre foi et, en même temps elles réclament une adéquate interprétation, précisément à sa lumière. Nous devons penser à la réalité de l’« autre monde » dans les catégories de la redécouverte d’une nouvelle, parfaite, subjectivité de chacun et, en même temps, de la redécouverte d’une nouvelle, parfaite, intersubjectivité de tous. Ainsi, cette réalité signifie le véritable et définitif accomplissement de la subjectivité humaine et, sur cette base, l’accomplissement définitif de la signification « sponsale » du corps. La concentration totale de la subjectivité créée, rachetée et glorifiée, sur Dieu lui-même ne détournera pas l’homme de cet accomplissement, mais, au contraire, l’introduira et le confirmera dans cet accomplissement. On peut dire, finalement, que la réalité eschatologique deviendra ainsi la source d’une parfaite réalisation de l’« ordre trinitaire » dans le monde créé des personnes.

c’) Second exposé, diachronique, de l’origine à l’« autre monde »

1’’) Énoncé

a’’) Principe

(TDC 68-5) Les paroles par lesquelles le Christ se réfère à la future résurrection – paroles confirmées de manière singulière par sa propre résurrection – complètent ce que dans les présentes réflexions nous appelons habituellement « la révélation du corps ». Cette révélation pénètre en un certain sens au cœur même de la réalité que nous expérimentons, et cette réalité est surtout l’homme, son corps, le corps de l’homme « historique ». En même temps, cette révélation nous permet de déborder le cadre de cette expérience dans deux directions. Tout d’abord, en direction de cette « origine » à laquelle le Christ se réfère dans son entretien avec les Pharisiens au sujet de l’indissolubilité du mariage (cf. Mt 19,3-9) ; en second lieu, en direction de l’« autre monde », sur lequel le Maître attire l’attention de ses auditeurs en présence des Sadducéens qui « affirment qu’il n’y a pas de résurrection » (Mt 22,23). Ces deux « débordements du cadre » de l’expérience des corps (si l’on peut dire ainsi) ne sont pas tout à fait inaccessibles à notre compréhension (théologique, évidemment) du corps. Ce qu’est le corps humain dans le domaine de l’expérience historique de l’homme n’est pas complètement séparé de ces deux dimensions de son existence révélées par les paroles du Christ.

b’’) Application au corps glorieux

(TDC 68-6) Il est clair que ce dont il s’agit ici n’est pas le « corps » dans l’abstrait mais l’homme qui est à la fois spirituel et corporel. En poursuivant dans les deux directions indiquées par les paroles du Christ et en nous attachant à l’expérience du corps dans la dimension de notre existence terrestre (donc dans la dimension historique) nous pouvons opérer une certaine reconstruction théologique de ce qu’aurait pu être l’expérience du corps sur la base de l’« origine » révélée de l’homme et aussi sur la base de ce qu’il sera dans la dimension de l’autre monde. La possibilité de cette reconstruction qui élargit notre expérience de l’homme-corps, indique, au moins indirectement, la cohérence de l’image théologique de l’homme dans ces trois dimensions qui concourent ensemble à la constitution de la théologie du corps.

2’’) Exposé

(TDC 69-1) « À la résurrection… on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt 22,30 ; cf. de même Mc 12,25). « Ils sont pareils à des anges, et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection » (Lc 20,36). Les paroles par lesquelles le Christ se réfère à la future résurrection – paroles confirmées de manière singulière par sa propre résurrection – complètent ce que dans les présentes réflexions nous avons l’habitude d’appeler « révélation du corps ». Cette révélation pénètre pour ainsi dire dans le cœur même de la réalité que nous expérimentons, et cette réalité est surtout l’homme, son corps, le corps de l’homme « historique ». En même temps, cette révélation nous permet de dépasser la sphère de cette expérience dans deux directions. D’abord en direction de cette « origine » à laquelle le Christ fait référence dans son entretien avec les Pharisiens au sujet de l’indissolubilité du mariage (cf. Mt 19,3-8) ; puis en direction du « monde futur » vers lequel le Maître oriente les esprits de ses auditeurs en présence des sadducéens qui « affirment qu’il n’y a pas de résurrection » (Mt 22,23).

a’’) Au terme

(TDC 69-2) Ni la vérité à propos de cette « origine » dont parle le Christ, ni la vérité eschatologique ne peuvent être atteintes par l’homme avec les seules méthodes empiriques et rationalistes. Toutefois, n’est-il pas possible affirmer que l’homme porte en un certain sens ces deux dimensions dans la profondeur de l’expérience de son propre être ou plutôt que, d’une certaine manière, il s’achemine vers elles comme vers des dimensions qui justifient pleinement la signification même de son être de corps, c’est-à-dire de son être d’homme « charnel ». Et, quant à la dimension eschatologique, n’est-il pas vrai que la mort elle-même et la destruction du corps peuvent conférer à l’homme une éloquente signification en regard de l’expérience dans laquelle se réalise le sens personnel de l’existence ? Quand le Christ parle de la future résurrection, ses paroles ne tombent pas dans le vide. L’expérience de l’humanité, et spécialement l’expérience du corps, permettent à l’auditeur d’unir à ces paroles l’image de la nouvelle existence dans le « monde futur » auquel l’expérience terrestre offre le substrat et la base. Une reconstruction théologique correspondante est possible.

b’’) À l’origine

1’’’) Énoncé

(TDC 69-3) A la construction de cette image – qui correspond, quant à son contenu, à l’article de notre profession de foi : « Je crois à la résurrection des morts » – contribue grandement la prise de conscience qu’il existe une connexion entre l’expérience terrestre et toute la dimension de l’« origine » biblique de l’homme dans le monde. Si, à l’origine, Dieu « les créa mâle et femelle » (Gn 1,27), s’il a également prévu dans cette dualité relative au corps une unité telle qu’« ils seront une seule chair » (Gn 2,24), s’il a lié cette unité à la bénédiction de la fécondité, c’est-à-dire de la procréation (cf. Gn 1,29) et si maintenant, en parlant devant les Sadducéens de la future résurrection, le Christ explique que dans l’« autre monde »… « ils ne prendront ni femme ni mari » – alors il est clair qu’il s’agit ici d’un développement de la vérité sur le même homme. Le Christ révèle l’identité de l’homme, bien que cette identité se réalise dans l’expérience eschatologique d’une manière différente que dans l’expérience de la tout « origine » et que dans celle de toute l’histoire. Et pourtant l’homme sera toujours le même, tel qu’il est sorti des mains de son Créateur et Père. Le Christ dit : « Ils ne prendront ni femme ni mari », mais il n’affirme pas que l’homme du « monde futur » ne sera plus masculin et féminin comme il l’était « depuis l’origine ». Il est donc évident que la signification d’être, quant au corps, masculin ou féminin, dans le « monde futur », doit être cherchée en dehors du mariage et de la procréation, mais il n’y a aucune raison pour la chercher en dehors de ce qui (indépendamment de la bénédiction de la procréation) découle du mystère même de la création et qui, par la suite, constitua aussi la plus profonde structure de l’histoire de l’homme sur la terre, étant donné que cette histoire a été profondément pénétrée par le mystère de la Rédemption.

2’’’) Exposé

(TDC 69-4) Dans sa situation originelle, l’homme est donc seul et en même temps il devient mâle et femelle : l’unité des deux. Dans sa solitude, « il se révèle » à lui-même comme personne, pour « révéler » en même temps la communion des personnes dans l’unité des deux. Dans l’un ou l’autre état, l’être humain se constitue comme image et ressemblance de Dieu. Depuis l’origine, l’homme est également un corps parmi les corps, et dans l’unité des deux il devient homme et femme, en découvrant la signification « sponsale » de son corps comme mesure de son être de sujet personnel. Par conséquent, le sens d’être un corps, et en particulier d’être par le corps homme et femme, est lié au mariage et à la procréation (et donc à la paternité et à la maternité). Toutefois, la signification originelle et fondamentale du fait d’être corps, comme aussi du fait d’être, comme corps, homme et femme – c’est-à-dire précisément cette signification « sponsale » – est unie au fait que l’homme se est créé comme une personne et qu’il est appelé à la vie « in communione personarum ». Le mariage et la procréation ne déterminent pas définitivement d’eux-mêmes la signification originelle et fondamentale du fait d’être un corps ni du fait d’être, comme corps, homme et femme. Le mariage et la procréation donnent seulement une réalité concrète à cette signification dans les dimensions de l’histoire. La résurrection indique la clôture de la dimension historique. Et voilà que les paroles : « Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts … on ne prend ni femme ni mari » (Mc 22,25) expriment clairement non seulement quelle signification le corps humain n’aura pas dans le « monde futur », mais qu’elles nous permettent aussi de déduire que cette signification « sponsale » du corps dans la résurrection à la vie future correspondra de manière parfaite tant au fait que l’homme, comme mâle-femelle, est une personne créée à « l’image et ressemblance de Dieu », qu’au fait que cette image se réalise dans la communion des personnes. Cette signification « sponsale » du fait d’être corps se réalise donc comme une signification à la fois parfaitement personnelle et communautaire.

c’’) Retour au terme

1’’’) Accomplissement

(TDC 69-5) En parlant du corps glorifié à travers la résurrection à la vie nouvelle, nous avons à l’esprit l’homme, masculin-féminin, dans toute la vérité de son humanité, l’homme qui, en même temps que l’expérience eschatologique du Dieu vivant (dans la vision face à face), expérimentera précisément cette signification de son propre corps. Ce sera une expérience entièrement nouvelle et, en même temps, elle ne sera en aucune manière étrangère à celle à laquelle l’homme a eu part « dès l’origine », ni à celle qui, dans la dimension historique de son existence, constitue en lui la source de la tension entre l’esprit et le corps concernant essentiellement la signification procréatrice du corps et du sexe. L’homme du « monde futur » trouvera dans cette nouvelle expérience de son propre corps l’accomplissement de ce qu’il portait en lui, éternellement et historiquement, en un certain sens, comme un héritage et, plus encore, comme une tâche et un objectif, comme le contenu de l’ethos.

2’’’) Révélation

(TDC 69-6) La glorification du corps, comme fruit eschatologique de sa spiritualisation divinisante, révélera la valeur définitive de ce qui devait, dès l’origine, être un signe distinctif de la personne créée dans le monde visible, comme aussi un moyen de réciproque communication de soi entre les personnes et une authentique expression de la vérité et de l’amour par quoi se construit la communio personarum. Cette éternelle signification du corps humain à laquelle l’existence de tout homme, chargé de l’héritage de la concupiscence, a nécessairement causé une série de limitations, de luttes et de souffrances, se révélera alors de nouveau, et avec à la fois une telle simplicité et telle splendeur que chacun de ceux qui participeront à l’« autre monde » retrouvera dans son propre corps glorifié la source de la liberté du don. La parfaite « liberté des fils de Dieu » (cf. Rm 8,14) alimentera aussi de ce don chacune des communions qui constitueront la grande communauté de la communion des saints.

3) Conclusion

a) Limite de l’exposé

(TDC 69-7) Il n’est que trop évident que – sur la base des expériences et des connaissances de l’homme dans la temporalité, c’est-à-dire dans « ce monde » – il est difficile de construire une image pleinement adéquate du « monde futur ». En même temps cependant, il n’y a pas de doute qu’à l’aide des paroles du Christ une certaine approximation au moins de cette image est possible et à notre portée. Nous nous servons de cette approximation théologique en professant notre foi en « la résurrection des morts » et en « la vie éternelle » comme aussi de la foi en « la communion des saints » qui appartiennent à la réalité du « monde futur ».

b) Mais importance de l’exposé

(TDC 69-8) Concluant cette partie de nos réflexions, il convient de constater encore une fois que les paroles du Christ rapportées par les Évangiles synoptiques (Mt 22,30 ; Mc 12,25 ; Lc 20,34-35) ont une signification déterminante non seulement en ce qui concerne les paroles du livre de la Genèse (auxquelles le Christ se réfère dans une autre circonstance), mais également en ce qui concerne toute la Bible. Ces paroles nous permettent en un certain sens de relire d’une manière nouvelle – c’est-à-dire dans toute sa profondeur – toute la signification révélée du corps, la signification du fait d’être homme, c’est-à-dire une personne « incarnée », du fait d’être, quant au corps, masculin ou féminin. Ces paroles nous permettent de comprendre ce que peut signifier, dans la dimension eschatologique de l’« autre monde », cette unité en humanité qui a été constituée « à l’origine » et que les paroles de Genèse 2,24 (« l’homme … s’unira à sa femme et les deux seront une seule chair ») prononcées lors de la création de l’être humain comme homme et femme, semblent orienter, sinon complètement, au moins en tout cas principalement vers « ce monde ». Étant donné que les paroles du livre de la Genèse étaient, pour ainsi dire, le seuil de toute la théologie du corps – un seuil sur lequel le Christ s’est basé dans son enseignement sur le mariage et son indissolubilité –, alors il faut admettre que ses paroles rapportées par les Synoptiques sont comme un nouveau seuil de cette vérité intégrale sur l’homme, que nous retrouvons dans la Parole révélée de Dieu. Il est indispensable que nous nous arrêtions sur ce seuil si nous voulons que notre théologie du corps – et aussi notre « spiritualité chrétienne du corps » – puissent s’en servir comme d’une image complète.

Pascal Ide

[1] Cf. Jean-Paul II, La théologie du corps. L’amour humain dans le plan divin, éd. et trad. Yves Semen, Paris, Le Cerf, 2014, p. 359-388.

[2] Cette loi contenue dans Dt 25, 7-10 concernait les frères habitant sous le même toit. Si l’un d’eux mourait sans postérité, le frère du défunt devait prendre pour femme la veuve du frère mort. L’enfant né de ce mariage était reconnu comme fils du défunt afin de ne pas faire s’éteindre sa lignée et que héritage soit conservé à la famille (cf. Dt 3, 9 – 4, 12).

[3] A l’époque du Christ, les Sadducéens formaient, au sein du judaïsme, une secte liée à l’aristocratie sacerdotale. À la tradition orale et à la théologie élaborée des Pharisiens ils opposaient l’interprétation littérale du Pentateuque qu’ils tenaient pour la source principale de la religion yahviste. Comme il n’était pas fait mention de la vie après la mort dans les livres bibliques les plus anciens, les Sadducéens refusaient l’eschatologie proclamée par les Pharisiens et affirmaient que « les âmes meurent avec le corps » (cf. Flavius Joseph, Antiquitates Iudaicae, XVII, 1.4, 16).

Toutefois les conceptions des Sadducéens ne nous sont pas directement connues car tous leurs écrits ont été perdus après l’incendie de Jérusalem en 70, lorsque la secte elle-même disparut. Les informations concernant les Sadducéens sont assez rares ; nous les puisons dans les écrits de leurs adversaires idéologiques.

[4] En s’adressant à Jésus avec un « cas » purement théorique, les Sadducéens attaquent du même coup la conception des Pharisiens au sujet de la vie après la résurrection des corps ; ils insinuent, en effet, que la foi en la résurrection conduit à admettre la polyandrie qui est en contradiction avec la Loi de Dieu.

[5] Bien que le Nouveau Testament ne connaisse pas l’expression « résurrection des corps » – qui apparait pour la première fois en saint Clément (2 Clém., 9, 1) et en Justin (Dial., 80, 5) – et use de l’expression « résurrection des morts », entendant par là l’homme dans toute son intégrité, il est toutefois possible de trouver dans de nombreux textes du Nouveau Testament la foi en l’immortalité de l’âme et son existence également en dehors du corps (cf. par ex. Lc 23,43; Ph 1,23-24 ; 2 Co 5,6-8).

[6] Le texte de Luc contient des éléments nouveaux sur lesquels porte la discussion des exégètes.

[7] Comme on le sait, dans le judaïsme de cette époque, il n’y avait pas de doctrine clairement formulée au sujet de la résurrection ; il y avait seulement diverses théories avancées par les écoles particulières.

Les Pharisiens, qui pratiquaient la spéculation théologique, ont fortement développé la doctrine sur la résurrection, y trouvant des allusions dans les livres de l’Ancien Testament. Toutefois ils entendaient la future résurrection d’une manière terrestre et primitive, en prédisant, par exemple, un énorme accroissement de la récolte et de la fertilité dans la vie après la résurrection.

Les Sadducéens, au contraire, combattaient une telle conception, en partant de la prémisse que le Pentateuque ne parle pas de l’eschatologie. Il importe aussi de tenir compte du fait qu’au premier siècle, le canon des livres de l’Ancien Testament n’avait pas encore été établi.

Le cas présenté par les Sadducéens attaque directement la conception de la résurrection des Pharisiens. En effet, les Sadducéens croyaient que le Christ en était un disciple.

La réponse du Christ corrige tant la conception des Pharisiens que celle des Sadducéens.

[8] Cette expression signifie non pas « Dieu qui était honoré par Abraham, Isaac et Jacob », mais « Dieu qui prenait soin des Patriarches et les libérait ».

Cette formule revient dans le livre de l’Exode 3,6 ; 3,15-16 ; 4,5, toujours dans le contexte de la promesse de la libération d’Israël : le nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est le gage et la garantie de cette libération.

« Dieu de X est synonyme de secours, de soutien et d’abri pour Israël. On trouve une signification semblable dans Genèse 49, 24 : ‘’Dieu de Jacob, Pasteur et Pierre d’Israël, le Dieu de tes pères, il t’aidera’’ (cf. Gn 49,24-25 ; cf. également Gn 24,27 ; 26,24 ; 28,13 ; 32,10 ; 46,3) » (F. Dreyfus, « L’Argument scripturaire de Jésus en faveur de la résurrection, des morts (Mc 12,26-27) », Revue biblique, 66 (1959), p. 218).

Dans l’exégèse judaïque contemporaine de Jésus, la formule « Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob », où sont cités les trois noms des Patriarches, indiquait la relation de Dieu avec le Peuple de l’Alliance comme communauté.

Cf. E. Ellis, « Jesus, the Sadducees and Qumran », New Testament Studies, 10 (1963-1964), p. 275.

[9] Selon notre manière contemporaine de comprendre ce texte évangélique, le raisonnement de Jésus concerne seulement l’immortalité ; en effet, si les Patriarches vivent après leur mort, déjà maintenant, avant la résurrection eschatologique du corps, alors l’affirmation de Jésus regarde l’immortalité de l’âme et ne parle pas de la résurrection du corps.

Mais le raisonnement de Jésus s’adressait aux Sadducéens qui ne concevaient pas le dualisme de l’âme et du corps et acceptaient seulement l’unité psycho-physique biblique de l’homme qui est « corps et souffle de vie ». C’est pourquoi, selon eux, l’âme meurt en même temps que le corps. Pour les Sadducéens, l’affirmation de Jésus que les Patriarches sont vivants, ne pouvait signifier que la résurrection avec le corps.

[10] Ici, nous ne nous arrêtons pas sur la conception de la mort au sens purement vétéro-testamentaire, mais nous prenons en considération l’anthropologie théologique dans son ensemble.

[11] Ceci est l’argument déterminant qui confirme le caractère authentique de la discussion avec les sadducéens.

Si cette péricope constituait « une ajoute post-pascale de la communauté chrétienne » (comme l’estimait par exemple R. Bultmann), la foi en la résurrection des corps serait soutenue par le fait de la résurrection du Christ qui s’impose comme une force irrésistible ainsi que le fait comprendre saint PauI, par exemple (Cf. 1 Cor 15, 12). Cf. J. Jeremias, Neutestamentliche Theologie, 1ère partie, Gutersloh, Mohn, 1971 ; cf. en outre I.H. Marshall, The Gospel of Luke, Exeter, The Paternoster Press, 1978, p. 738.

La référence au Pentateuque – alors que dans l’Ancien Testament il y avait de nombreux textes traitant directement de la résurrection (comme par ex. Is 26,19 ou Dn 12,2) – atteste que le colloque s’est déroulé réellement avec les Sadducéens, qui considéraient le Pentateuque comme l’unique autorité décisive.

La structure de la controverse démontre qu’il s’agissait d’une discussion rabbinique, conforme aux modèles classiques en usage dans les académies de ce temps. Cf. J. Le Moyne, Les Sadducéens, Paris, Gabalda, 1972, p. 124 et sq. ; E. Lohmeyer, Das Evangelium des Markus, Göttingen, 1959, p. 257 ; D. Daube, New Testament and Rabbinic Judaism, Londres, Athlone Press, 1956, p. 158-163 ; J. Radermackers, La Bonne Nouvelle de Jésus selon saint Marc, Bruxelles, Institut d’études théologiques, 1974, p. 313.

[12] Cf. par ex. : « Habet autem anima alium modum essendi cum unitur corpori, et cum fuerit a corpore separata, manente tamen eadem animae natura ; non ita quod uniri corpori sit ei accidentale, sed per rationem suae naturae corpori unitur. » [L’âme a un mode d’être différent quand elle est unie au corps et quand elle en a été séparée, bien que sa nature demeure la même ; non pas que le fait d’être unie au corps lui soit accidentel, car c’est en raison de sa nature qu’elle est unie au corps] (Saint Thomas, Summa Theologiae, Ia q. 89 a. 1).

« Si autem hoc non est ex natura animae, sed per accidens hoc convenit ei ex eo quod corpori alligatur, sicut Platonici posuerunt… remoto impedimento corporis, rediret anima ad suam naturam… Sed, secundum hoc, non esset anima corpori unita propter melius animae … ; sed hoc esset solum propter melius corporis : quod est irrationabile, cum materia sit propter formam, et non e converso. » [Si cela ne tient pas à la nature de l’âme, mais lui convient par accident du fait qu’elle est liée au corps, comme le disent les platoniciens … une fois ôté l’obstacle du corps, l’âme retournerait à sa nature … Mais, dans cette hypothèse, l’âme ne serait pas unie au corps à son propre avantage… ; ce serait seulement à l’avantage du corps, ce qui est contraire à la raison puisque la matière est faite pour la forme et non l’inverse] (ibid.).

« Secundum se convenit animae corpori uniri… Anima humana manet in suo esse cum fuerit a corpore separata, habent aptitudinem et inclinationem naturalem ad corporis unionem ». [Il convient par soi à l’âme d’être unie au corps… L’âme humaine conserve son être lorsqu’elle est séparée du corps, tout en ayant une aptitude et une inclination naturelle à l’union au corps] (la, q. 76 a. 1 ad 6m).

[13] To mèn sômà estin hemîn sêma [le corps (sôma) est pour nous un tombeau (sêma)] (Platon, Gorgias, 493a ; cf. également Phédon, 66b ; Cratile, 400c).

[14] Aristote, De Anima, 412 a19-22 ; cf. également Métaphysiques, 1029 b 11-1030 b 14.

[15] « Dans la conception biblique… il s’agit d’une immortalité dialogique (ressucitatio), c’est-à-dire que l’immortalité ne découle pas simplement de l’évidente vérité que l’indivisible ne peut mourir, mais de l’acte sauveur de Celui qui aime et qui a le pouvoir d’accorder l’immortalité ; aussi l’homme ne peut-il disparaître complètement, parce que Dieu le connait et l’aime. Tout amour désire l’éternité ; l’amour de Dieu ne fait pas que la désirer, mais la réalise et il l’est …. Etant donné que l’Immortalité présentée par la Bible ne provient pas de la propre force de ce qui de soi-même est indestructible, mais de l’être accueilli dans le dialogue avec le Créateur, elle doit être appelé ressuscitatio … » (J. Ratzinger, « La résurrection de la chair », Sacramentum Mundi, Brescia, Morcelliana, 1977, p. 160-161).

12.4.2024
 

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