Philosophie critique de la connaissance. Le réalisme 3/3

E) Fondements

La connaissance suppose l’adéquation entre un connu et un connaissant. La connaissance est comme un pont jeté entre des êtres sans communication respectueuse de l’altérité.

Soit on estime les réalités monadiques, sans fenêtre ni porte sur l’extérieur, entourées de fossés rendant autrui inaccessible.

Soit les réalités peuvent s’ouvrir les unes aux autres : et c’est là tout le miracle (au sens étymologique d’admirable) de la connaissance, qui surgit avec l’animal et surtout avec l’homme (car outre son ouverture à tout l’être, il connaît qu’il connaît : c’est ce que l’on appelle, proprement, la conscience ; cette réflexivité n’est cependant qu’une conséquence de l’ouverture à tout l’être, ainsi que le montrera le cours d’anthropologie).

Or cette communication n’est envisageable que si une pile s’édifie sur chacune des berges :

1) Côté objet connu

a) En philosophie de la nature : l’hylémorphisme

Si celui-ci n’était que matériel, à jamais la connaissance serait impossible, car aucune alliance, aucune sympathie ni connivence ne serait envisageable, avec le connaissant, puisque la faculté de connaissance est immatérielle.

Voilà pourquoi l’on est appelé à user de la distinction matière-forme établie en philosophie de la nature. Certes, il est bien évident que la couleur, la forme sensible est matérielle ! Il reste vrai qu’il y a en elle quelque chose de non-matériel sinon ma connaissance qui, elle, est immatérielle, serait illusoire et impossible.

Et ultimement, sur quoi repose cette distinction ? Sur la division acte-puissance : la matière est puissance et de soi, inconnaissable. Ce que le sens connaît du sensible est son acte, acte sensible, certes, mais non réductible à la pure matérialité qui d’ailleurs n’existe qu’informée.

Voilà aussi pourquoi le refus de l’hylémorphisme engendre un univers en mésalliance : l’impénétrabilité réciproque du sujet et de l’objet oblige à se réfugier dans l’idéalisme ou l’innéisme ; ou plus subtilement dans le constructivisme ou l’herméneutique : à la dualité matière-forme se substitue celle du fait et du sens. La « nouvelle Alliance » [1] sera introduite si on redécouvre la constitution fondamentale du réel en matière et forme. L’univers sera de nouveau réconcilié. (9)

b) En philosophie de l’être : la res

Le réalisme thomiste se fonde sur la res. Ainsi l’épistémologie est connectée à la métaphysique. Pour le montrer, Étienne Gilson cite un passage de L. Noël :

 

« La res, dont parle saint Thomas, et à laquelle il sied que le jugement vrai se conforme, n’est-elle que cette objectivité, indépendante sans doute, mais qui pourrait être simplement mentale ? On se tromperait fort en le pensant. S’il n’éprouve pas le besoin de nous faire à ce sujet des déclarations explicites, c’est qu’il n’a, probablement, jamais songé qu’on put le comprendre autrement. La chose, c’est évidemment, pour lui, la chose réelle, posée hors de toute conscience dans sa propre entité [2] ».

 

Il commente ensuite ce passage qu’il approuve entièrement :

 

« Rien de plus vrai, et l’on ne saurait mieux dire ; mais s’il en est ainsi, comment soutenir que l’on puisse partir dans le thomisme d’un appréhendé, précision faite du réel ? Car quel que soit l’objet que j’appréhende, la première chose que j’en appréhende c’est son être : ens est quod primum cadit in intellectu. Or cet être, qui est le premier objet de l’intellect – ens est proprium objectum intellectus, et sic est proprium intelligibile [3] – en vertu même de ce qui vient d’être dit, c’est tout autre chose qu’un appréhendé sans le réel, c’est le réel même, donné dans une appréhension sans doute, mais non point du tout comme appréhendé. Disons, pour faire court, que si le bloc que l’expérience offre à notre analyse doit être décomposé suivant ses articulations naturelles, c’est bien un « réel appréhendé » qu’elle nous livre, et nulle méthode ne nous autorise, à moins que nous n’en changions la structure, à le présenter comme un « appréhendé réel » ».

« On est par là conduit à faire de l’existence du monde extérieur une évidence, mais l’évidence concrète et directe d’une intuition sensible, qui se traduit abstraitement et indirectement dans un concept. Pour que l’être matériel soit connaissable comme un en soi, il faut qu’il soit immédiatement donné comme un en soi, et c’est ce que seul une sensibilité rend possible [4] ».

2) Côté sujet connaissant

Il faut aussi que le pont rejoigne l’ébauche formée à partir de la berge de l’objet. Or, il s’agit de recevoir celui-ci en son altérité, la respectant en son être. Mais, si c’est le propre de la matière de recevoir la forme substantielle, c’est le fait général de la puissance d’être récipiendaire de détermination.

Il est ainsi requis du côté du sujet une puissance adéquate et cette puissance ne connote nullement la matérialité, et voilà pourquoi le sujet ne doit pas être totalement en acte, saturé par sa forme substantielle et ses accidents matériels.

Et cette capacité qu’est la connaissance est octroyée à l’animal pour le rendre adéquat, ouvert à la forme de l’autre.

Essayez de l’entrevoir. Cela signifie que nous sommes plus un avec l’objet de notre connaissance que notre corps est uni à notre âme, puisqu’entre notre corps et notre âme, il n’y a que l’unité qui existe entre la matière et la forme. Cela ouvre notamment des perspectives insoupçonnées sur la théologie du Verbe intratrinitaire.

3) L’unité du connaissant et du connu

Plus que congruence ou coïncidence, il est identité d’acte (« il y a un seul acte du sentant et du senti », dit Aristote), telle est la connaissance. Quel étonnant mystère d’harmonie et d’ordre au sein du créé !

On saisit combien le rapport de puissance (de connaissance) à acte (de la chose connue) dit beaucoup plus que la relation sujet-objet, que n’utilisent d’ailleurs pas St Thomas ni Aristote, et manifeste un ordre bien plus profond que le rapport logique de seule possibilité à réalisation. Ici, c’est une consonance extraordinairement profonde du cosmos qui est mise à jour : la vérité est toujours « symphonique », selon le mot fameux de Hans Urs von Balthasar.

Exposons plus précisément cette vérité centrale selon laquelle l’acte du connaissant et du connu est un.

Il faudrait ici reprendre tout le long et capital commentaire du Cardinal Cajetan sur la Somme de théologie [5]. St Thomas se demande si on peut parler d’une science (entendez connaissance) en Dieu. Et c’est l’occasion pour le grand Commentateur de faire un rappel qui est plutôt un véritable traité sur la doctrine aristotélico-thomiste de la connaissance. Nous nous contenterons de relever deux points majeurs relatifs à notre propos. Le premier est immédiatement relatif à l’unité dont nous parlons. Le second approfondit les principes

a) L’unité maximale du connaissant et du connu

Un des grands commentateurs d’Aristote, Averroès a eu cette parole superbe (qui suffit à le placer parmi les plus grands penseurs qui ont jamais existé, estime le Chanoine Lallement) : « Le connaissant et le connu sont plus unis que la matière et la forme ne le sont ».

Cajetan poursuit en continuant de citer Averroès, « la raison en est que de l’intelligence et de l’objet connu ne résulte pas une troisième chose, alors qu’il résulte une troisième chose (un troisième terme) de la matière et de la forme ». Car dit Cajetan lui-même, « en assignant pour la raison d’une unité supérieure l’exclusion du troisième terme, Averroès enseigne ouvertement (aperte), que l’unité de la connaissance consiste en ceci que l’un est l’autre ».

Voilà tout le fabuleux mystère de la connaissance résumé en quelques mots extraordinairement denses. Explicitons-le. La matière n’est et ne deviendra jamais la forme ; alors que le connaissant est vraiment le connu soit en puissance soit en acte. Nous sommes donc en présence de quelque chose de radicalement original. La matière reçoit une forme, est déterminée par elle ; mais elle ne peut jamais être cette forme (voilà ce qu’il faut inscrire en lettres d’or en nos esprits). Or, l’être est convertible avec l’unité, nous enseignera la métaphysique des transcendantaux. Donc de cette différence dans l’être résulte la différence dans l’unité, à savoir : le connaissant et le connu sont quelque chose de plus un que la matière et la forme.

b) Les principes implicites

Cajetan dit que les principes sont au nombre de deux.

Le premier principe est qu’un être opère selon qu’il est en acte. Pour qu’un être passe à l’opération, il faut qu’il ne soit pas seulement en puissance mais en acte.

Le second principe est que la forme spécificatrice de la connaissance, c’est l’objet connu lui-même. La connaissance est la connaissance de ceci ou de cela ; elle est telle connaissance simplement par l’objet qui la spécifie. Nous verrons plus loin que, comparativement, l’objet d’appétition, en même temps qu’il a un rôle spécificateur, a un rôle de cause finale ; par contre l’objet de connaissance est purement de l’ordre de la cause formelle ; son rôle est seulement spécificateur.

On peut encore préciser en reprenant sous une autre forme ce que nous avons délà dit : la connaissance est acte de ce qui est parfait (actus perfecti) par opposition au mouvement qui est acte de ce qui est imparfait (actus imperfecti), car c’est l’acte de ce qui est en puissance. Aussi, c’est quand la maison est achevée que la construction cesse ; au contraire, c’est quand le connaissant possède la forme de l’autre qu’il est en acte de connaissance (et que d’ailleurs il peut y demeurer, ce qui est le propre de la contemplation).

Le connaissant doit donc être principe suffisant de son opération. Or il ne suffit pas de dire que l’objet agit sur le connaissant pour qu’il y ait connaissance, mais il faut que le connaissant soit le principe suffisant de son acte. Or cet acte a le connu pour spécificateur. Il faut donc que cet acte soit le connu.

Ces deux principes s’articulent pour donner les prémisses d’un syllogisme. Le connaissant doit être en acte le principe spécificateur de la connaissance. Or ce principe spécificateur est le connu. C’est donc qu’il faut que le connaissant soit le connu.

F) Confirmations

1) En philosophie

a) Arthur Schopenhauer

Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860) donne une confirmation imagée de cette richesse intentionnelle, de ce sur-être qu’assure la connaissance :

 

« Deux choses étaient devant moi, deux corps, pesants, de formes régulières, beaux à voir. L’un était un vase de jaspe avec une bordure et des anses d’or ; l’autre, un corps organisé, un homme. Après les avoir longtemps admirés du dehors, je priai le génie qui m’accompagnait de me laisser pénétrer dans leur intérieur. Il me le permit, et dans le vase je ne trouvai rien, si ce n’est la pression de la pesanteur et je ne sais quelle obscure tendance réciproque entre ses parties, que j’ai entendu désigner sous le nom de cohésion et d’affinité. Mais quand je pénétrai dans l’autre objet, quelle surprise, et comment raconter ce que je vis ? Les contes de fées et les fables n’ont rien de plus incroyable. Au sein de cet objet, ou plutôt dans la partie supérieure appelée la tête, et qui, vue du dehors, semblait un objet comme tous les autres, circonscrit dans l’espace, pesant, etc., je trouvai quoi ? le monde lui-même, avec l’immensité de l’espace… et l’immensité du temps… et avec la prodigieuse variété des choses qui remplissent l’espace et le temps, et, ce qui est presque insensé à dire, je m’y aperçus moi-même allant et venant… Oui, voilà ce que je découvris dans cet objet à peine aussi gros qu’un gros fruit, et que le bourreau peut faire tomber d’un seul coup, de manière à plonger du même coup dans la nuit le monde qui y est renfermé [6]… »

 

La confirmation est d’autant mieux venue qu’elle vient d’un idéaliste.

b) Paul Ricœur

« Loin de l’épreuve du réel », « nos idées » sont victimes du « durcissement » et du « vieillissement », estime Ricœur [7]. En nous mettant au contact du réel, d’un réel vu différemment, le cinéma nous assouplit et nous rajeunit.

c) Jean Ladrière

Entérinant la problématique du contemporain qui traite la connaissance en termes de distance, voire d’hétérogénéité et d’inaccessibilité, la décrivant comme une présence dans l’absence, Jean Ladrière parle aussi pourtant de « connaturalité [8] ».

2) En sciences physiques

Après un long carême idéaliste (l’interprétation dite de Copenhague) et pragmatique, la physique quantique célèbre sa pâque réaliste, ou du moins bénéficie aujourd’hui d’interprétation alternatives qui sont ontologiquement lestées. Un récent article dans La recherche relit le paradoxe EPR en termes réalistes.

Nous en avons parlé en traitant des apories de l’idéalisme.

3) En sciences humaines et sociales

Le philosophe spécialiste de psychologie Maurice Pradines offre une confirmation intéressante du réalisme cognitif en distinguant impression et expression. Le premier correspondrait à ce que nous appelons l’acte organique et le second à l’acte intérieur.

 

« L’impression sans doute, dans le bleu, l’amer, etc. n’est qu’à nous ; mais l’expression ne concerne que les choses, signifiées par cette impression ; et ce n’est pas expliquer le phénomène que de le rattacher à une constitution nerveuse en qui l’on ne sait nous faire apercevoir que la cause de l’impression seule. Le dualisme d’une telle constitution est ici le problème même, puisque le nerf sert un but qui dépasse l’impression. Il doit donc être lui-même un instrument d’expression dont la fonction est de nous faire atteindre des excitants définis externes ; on ne peut comprendre sa genèse hors de sa relation avec ces excitants définis, pas plus que celle d’un instrument de transmission dans un circuit sensori-moteur destiné à permettre au vivant de répondre par des mouvements appropriés à une excitation favorable ou nuisible définie. Cette excitation ne peut donc être quelconque : elle a une qualité propre, qui n’est point sans doute celle de la sensation mais qui répond à celle de la sensation. Si le vert n’existe pas dans la chose, il répond à une propriété de la chose ; il est ce qui nous permet de distinguer, par exemple, la feuille du fruit… La qualité ne peut donc être sentie que dans l’espace et dans l’objet ; il faut que, même primitivement, elle s’enveloppe d’extériorité et d’objectivité, et devienne le symbole sensible du mouvement d’une chose [9] ».

 

Erwin Strauss a pour intention de faire pièce aux prétentions objectivantes et atomistes de la psychologie classique d’inspiration cartésienne et de réintroduire la dimension subjective. Comme plus tard Michel Henry, Erwin Strauss est soucieux de développer une phénoménologie du temps et de l’espace vécue, et veut aborder le sentir et le se-mouvoir dans la perspective propre de la subjectivité [10].

4) En théologie : la vision béatifique

L’enjeu du réalisme de la connaissance est la capacité à la vision béatifique, rien moins que cela. Cette question est importante autant pour la théologie que pour la vie spirituelle. Il vaut donc la peine de détailler quelque peu :

a) La difficulté

1’) D’une part, la foi nous assure que nous verrons Dieu face à face, ie. de manière immédiate

Pour le détail, nous renvoyons au cours de théologie. Rappelons cursivement les sources sur lesquelles se fonde cette conviction.

a’) Preuve par les sources

En maints endroits, l’Écriture Sainte nous dit que la vie éternelle est la béatitude à laquelle il faut tendre. Or, cette béatitude est la gloire de Dieu manifestée aux élus dans l’éclat de la clarté que le Père communique au Fils. De multiples références le manifestent. Les plus classiques sont les suivantes : chez saint Paul : 1 Cor 13, 8-12 et 2 Cor 5, 6-8 ; chez St Jean : I Jn 3, 1-2 et Jn 17, 3. Donc, dans les cieux, nous aurons la même joie que les anges (cf. Mt 22, 30) qui contemplent la face de Dieu (Mt 18, 10). Car les cœurs purs verront Dieu (Mt 5, 4s).

Ensuite, dans la Tradition des Pères, il y a unanimité et consensus quasi unanime, pourtant non sans quelque hésitation de certains côtés [11].

Enfin, relevons les textes essentiels du Magistère. Au début du 13e siècle, Innocent III écrit à Humbert d’Arles [12]. Latran IV (1215) a condamné Amaury [13].

C’est au 14e siècle que nous trouvons le texte de référence. À Avignon, Jean XXII a repris l’opinion d’âmes attendant la vision de Dieu. Il y a donc un état intermédiaire qui est « les âmes sous l’autel », dont parle l’Apocalypse, avant d’être introduit dans la vision. Son successeur Benoît XII prend position dans la Constitution Benedictus Deus de 1336 [14]. Il déclare alors que les justes sont au ciel depuis la passion et la mort du Christ et qu’ils voient l’essence divine de manière intuitive et même faciale, immédiatement. Chaque mot est savamment posé, prégnant de toute une élaboration théologique. C’est le texte définitif et de référence : « Ces saints ont vu et voient [pour marquer la continuité] l’essence divine ». L’incise technique suivante est importante : « Aucune créature ne joue le rôle de médiateur dans la raison d’objet vu, mais la divine essence se manifeste « clare et aperte : à nu et ouvertement ».

On peut aussi se reporter au Libellus des erreurs que Benoît XII adressa aux Arméniens [15] et au Décret d’union pour les Grecs (16 Juillet 1439) réalisé par le Concile de Florence [16]. On peut enfin se rapporter à ce que dit le dernier concile [17].

b’) Preuve théologique

La béatitude dernière de l’homme, dit doit consister en l’opération la plus noble de la faculté la plus noble de l’homme, donc en une vision présentielle de l’objet le plus haut. En effet, la perfection dernière de toute réalité est d’atteindre son principe, de faire retour et de s’unir à lui (grand principe chrétien et dyonisien). Or, la foi nous dit que Dieu a créé immédiatement toutes les créatures intellectuelles. Donc, celles-ci doivent voir immédiatement, retourner sans intermédiaire à Dieu. Créée immédiatement par Dieu, elle est faite pour voir Dieu immédiatement. À quoi s’ajoute un argument de pure raison : c’est le fameux argument du désir naturel de voir Dieu, de grande convenance, comme on ne cessera de le montrer par la suite. Un désir naturel ne peut être vain. Or, l’homme désire naturellement connaître la cause première de tous les êtres : car il désire naturellement connaître les causes des effets et il veut non seulement en savoir sa causalité ad extra mais son mystère ad intra.

Lisons quelques textes de saint Thomas [18].

Le texte suivant du Compendium theologiæ est d’une grande clarté :

 

« Quand la fin dernière est atteinte, le désir de la nature a la paix. Mais, quelque progrès qu’on fasse dans cette manière de connaître qui consiste à tirer la science des données sensibles, il demeure encore un désir naturel de connaître plus […]. Toujours donc il reste un désir naturel tendant à une plus parfaite connaissance. Mais il ne se peut pas qu’un désir naturel soit vain. Donc nous atteignons la fin dernière par une actuation de notre intelligence qu’opère un agent plus sublime que nos puissances naturelles, et capable de donner la paix à notre désir naturel de savoir. Or, ce désir, en nous, est tel que sachant l’effet nous désirons savoir la cause et, de quelque objet, qu’il s’agisse, si nous en savons toutes les circonstances qu’on voudra, notre désir pourtant n’a pas la paix que nous n’en connaissions l’essence. Donc, le désir naturel de savoir ne peut être apaisé en nous avant que nous connaissions la première cause, non d’une façon quelconque, mais par son essence. Or, la première cause est Dieu […]. Donc, la fin dernière de la créature intellectuelle est de voir Dieu par son essence [19] ».

 

Le Père Rousselot, dans un ouvrage classique, commente ainsi cette idée fondamentale du thomisme :

 

« Sans suivre tous les détours qu’aurait prescrits une exacte logique, sans chercher, dans l’expression, des demi-teintes savamment calculées, il [saint Thomas] a été du premier bond à cette affirmation sommaire : la vision intuitive est postulée en quelque manière par le nature de l’intellect. Il semble que nous soyons tels, que nous ne pourrons pas avoir la paix que nous ne prendrons pas Dieu, ce qui se fait par l’esprit [20] ».

 

Le jésuite français a longuement développé ce thème. Il en vient même à écrire, dans une perspective blondélienne : « L’homme n’intellige les choses qu’en tant qu’il désire Dieu [21] ». Il dit ailleurs : « Si l’âme est sympathique à l’être comme tel, c’est finalement parce qu’elle est capable de Dieu [22] ».

Bref, Dieu a créé un être doué de connaissance pour qu’il puisse le connaître en lui-même, en son essence. Or, connaître c’est devenir l’autre, ainsi que nous l’avons vu. Donc à proprement parler, la vocation de l’homme, ainsi que l’affirmait le serpent, est de devenir comme Dieu. Rien moins que cela. Précisons aussitôt : non pas devenir Dieu au plan substantiel, entitatif – ce serait du panthéisme ou la dissolution de notre être dans l’Absolu divin (comme le veut le bouddhisme) – ; mais c’est devenir Dieu au plan accidentel, opératif, et plus précisément intentionnel : devenir Dieu en notre esprit (par la connaissance d’où découle l’amour).

La source de cette thèse de saint Thomas est très précisément saint Augustin : l’ordination de l’homme à la vision faciale est une des intuitions fondamentales du Docteur d’Hippone [23] qui est intégralement passée chez son grand disciple Thomas. Là dessus, comme certains l’ont remarqué, l’Ange de l’École s’est toujours profondément démarqué de la tradition apophatique néoplatonicienne, notamment dyonisienne : saint Thomas refuse la tendance grecque à faire de l’essence divine un océan de ténèbres insondable ; pour lui, le temps négatif de la théologie n’est qu’un passage, il n’est pas le temps ultime, même déjà dans notre état pérégrinant ; a fortiori dans la Patrie. Cela est manifeste dans son commentaire des Noms divins de Denys [24].

2’) D’autre part, la philosophie de la connaissance semble affirmer le contraire

On voit alors la difficulté après la force démonstrative de ce qui fut dit : aucune puissance ne peut être élevée au-delà de son objet spécificateur (c’est l’axiome infrangible) : en effet, ce serait transgresser les limites de son essence ; or, tout intellect créé a son objet limité par le degré d’immatérialité de sa nature ; comment donc connaître Dieu comme il se connaît lui-même, sous sa raison de déité puisqu’il est au-dessus de toute capacité créée.

Prenons un exemple bien classique : l’œil ne peut être élevé à concevoir un souvenir et a fortiori à concevoir un objet intelligible. De même, l’essence divine est du sur-naturel (au-delà de sa nature) : elle est plus distante de notre intellect que le sens n’est distant de l’intelligence. Et les béghards dont la thèse était que Dieu était objet immédiat de l’intellect, furent condamnés au 14è siècle pour cela.

b) Réponse

En fait, une réponse complète devrait à faire appel à deux ordres de données : d’une part, la possibilité de droit de la vision béatifique (la vision face-à-face de l’essence divine) ; d’autre part, sa cause de fait : c’est ce qu’on appelle le lumen gloriæ, l’habitus surnaturel de lumière de gloire. Nous ne traiterons que le premier point : d’une part, car il est le seul à être d’ordre philosophique ; d’autre part, car c’est surtout lui que vise l’objection et qui nous permet de voir les enjeux de l’épistémologie réaliste.

1’) Principe épistémologique

Dans la Somme de théologie [25], saint Thomas remarque que le sens de la vue, comme il est tout-à-fait matériel ne peut en rien être élevé à quelque chose d’immatériel. Mais l’intellect est dégagé, élevé de la matière. Aussi pourra-t-il être surélevé par la grâce à quelque chose de plus haut. Ce n’est qu’un argument de convenance.

Or, un signe de cette différence est que la vue ne peut en rien connaître in abstracto ce qu’elle ne connaît qu’in concreto, que des individus. Au contraire, notre intelligence peut considérer à l’état abstrait ce qu’elle a connu avant comme concret. Par exemple, connaissant les choses matérielles, elle résout ce composé en ses éléments et connaît alors la forme elle-même. De même, l’intellect angélique qui connaît l’être concret d’une nature (son être), peut cependant discerner l’être en lui-même, témoignage que autre est son être, autre est son quo est. Puisque l’intelligence peut par nature connaître de manière abstraite la forme, l’être (qu’elle perçoit concrètement), elle pourra par grâce être élevée jusqu’à connaître la substance subsistante, l’être subsistant. C’est un argument « a signo », probable.

Dans la Somme contre les Gentils [26], saint Thomas va plus loin : « La substance divine n’excède pas à ce point l’intellect créé qu’elle lui soit totalement étrangère, comme est le son face à la vue et l’intelligible pour le sens. En effet, la substance divine est le premier intelligible, principe de toute connaissance intellectuelle : certes, elle transcende l’intelligence car elle excède sa vertu (comme des ultrasons excèdent nos sens) ». Donc, Dieu est hors de notre vertu active, mais pas de notre intelligence. Il y a donc une harmonie de la foi : Dieu n’est pas hors la capacité purement passive de l’intelligence. Donc, il y a ici une distinction qui ne vaut pas pour le sens : l’intelligence créé a une puissance passive plus large que sa puissance active, proportionnée à sa nature, variant avec elle.

  1. Augustin que cite St Thomas affirme : « Faite à l’image de Dieu, l’âme peut par grâce connaître Dieu [27] ».
2’) Application à la vision béatifique

L’être divin qui est connu en soi, objet de l’intelligence divine n’est pas purement extérieur à l’intelligence humaine. Il est seulement en dehors et au-dessus de son objet propre. Mais comme cette intelligence est un analogué inférieur, on est amené à penser que l’objet propre de l’intelligence divin comme divin n’est pas absolument en dehors de l’objet intégral de l’intellect créé.

Ambroise Gardeil dit plus ou moins heureusement que l’âme peut être « transposée à l’étage du divin », par le don de Dieu : l’activité immanente est alors surnaturelle. Cet argument n’est que de pure convenance même si de haute probabilité. Car que l’être soit connaissable dans toute son extension n’a rien d’une évidence.

Plus précisément, l’intellect créé n’a aucune puissance de Dieu. C’est ce que l’on appelle la puissance obédientielle : cela ne s’ajoute nullement à la nature de l’intelligence comme une disposition (car alors ce serait une grâce). C’est l’intelligence elle-même dans sa capacité native en raison de sa disponibilité par rapport à l’action de Dieu : il peut agir au-delà mais dans la même ligne que sa nature. La distinction objet propre-objet adéquat n’existe pas dans l’ordre de la connaissance sensible : le sens n’a pas de capacité obédientielle [28].

c) Conséquences
  1. Ainsi la justification théologique et la claire intelligence de la si forte doctrine catholique de la vision faciale qui seule peut rendre l’homme plènièrement heureux trouve son fondement anthropologique et épistémologique : d’une part dans le réalisme (si nous ne connaissons que nos idées, comment un jour connaître Dieu tel qu’il est. La grâce ne peut se substituer à notre nature ; or, la gloire est la gratia consummata, comme la grâce est la gloria inchoata) ; d’autre part, dans ce que nous avons appelé d’un mot discutable l’empirico-rationalisme : notre connaissance commence bien dans le sens, mais pour s’achever, par l’intelligence, dans la connaissance de l’être (qui de soi n’est limitée par rien). Ce qui est une transition idéale avec ce dont nous traiterons plus loin : la connaissance de l’être.

Ainsi, l’épistémologie réaliste engage toute la théologie. L’enjeu est considérable. Certain thomistes, comme Etienne Gilson, n’hésitent pas à dire que l’intuition du primat de la vision béatifique commande tout le travail théologique de Thomas. C’est sans doute vrai du côté épistémologique, donc du point de vue du sujet connaissant, mais non pas du point de vue de l’objet connu, à savoir Dieu : ici, c’est ce que Gilson a remarquablement appelé « la métaphysique de l’Exode », qui est norme et mesure. Saint Thomas garde les yeux de son esprit ordonné à la vision faciale, fixé sur la Révélation de l’Horeb : « Ego sum qui sum » (Ex 3,14) L’être de Dieu est d’exister. Il faut donc compléter le point de vue de l’esprit par celui de l’être, sans oublier la profonde articulation existant entre eux deux, articulation qu’il faut penser tout à l’inverse de ce que faisait Hegel, en termes de priorité d’objet et non pas de sujet. Autrement dit, l’infinie simplicité de l’être divin est première.

  1. La vision béatifique est donc le plus haut accomplissement de l’homme. Thomas l’explicite dans un beau texte sur les trois degrés de réalisation de l’image de Dieu en l’homme :

 

« Puisque c’est en vertu de sa nature intellectuelle que l’homme est dit à l’image de Dieu, le trait par lequel il sera le plus à l’image de Dieu sera celui par lequel la nature intellectuelle peut le plus imiter Dieu. Or le trait par lequel la nature intellectuelle imite Dieu le plus étroitement, c’est celui par lequel Dieu se connaît et s’aime lui-même.

« L’image de Dieu dans l’homme pourra donc se vérifier selon trois degrés. D’abord, en ce que l’homme a une aptitude naturelle à connaître et aimer Dieu, aptitude qui réside dans la nature même de l’âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes. Deuxièmement en ce que l’homme connaît et aime actuellement ou habituellement Dieu, quoique pourtant de façon imparfaite ; il s’agit alors de l’image par conformité de grâce. Troisièmement en ce que l’homme connaît et aime Dieu actuellement et parfaitement ; l’on a alors l’image selon la ressemblance de gloire. Aussi, en marge de la parole du Psaume : ‘La lumière de ta face a été imprimée sur nous, Seigneur’ (Ps 4,7), la Glose distingue-t-elle trois sortes d’images : celles de la création, de la nouvelle création et de la ressemblance [29] ».

 

  1. Saint Thomas affirme donc aussi que le désir humain est ordonné à l’apaisement et non pas à l’inquiétude permanente. Il s’opposerait donc à la tendance d’un certain nombre de courants psychologiques notamment d’obédience psychanalytique qui estiment que « la fin du désir est impensable puisque contradictoire : sa détermination par la présence déclarée l’infinitise [30] ». Autrement dit, le désir ne peut être que « finalité sans fin, projet irrécupérable dans un achèvement, tendance sans but assignable ». Pourquoi ? « Le silence du désir dans la contemplation », ce qui est la thèse que nous défendons, pourrait « nous leurrer et nous amener à le concevoir selon le schème cosmologique d’un mouvement se reposant dans son terme. Cette manière de penser est trompeuse, car elle caractérise le désir par une seule dimension de sa vie : l’inquiète recherche de pacification. Mais la présence n’est pas repos sans mouvement ; elle demeure distance qui donne vie et parole au désir pacifié [31] ».

Avec beaucoup de justesse, Yves Floucat va au cœur de la critique : « Il est à craindre que la revendication anthropologique si éloquemment exprimée par le psychanalyste Antoine Vergote ne soit justement en réalité qu’une pure et simple réclamation anti-métaphysique [32] ». Nous sommes proches de la conception anti-intellectualiste d’Arthur Schopenhauer identifiant l’être à la poussée aveugle du désir, quoi qu’en pense Alexis Philonenko [33]. En effet, Vergote affirme que « la philosophie doit s’inscrire dans les questions de l’homme, mais pas nécessairement pour leur apporter la réponse qui les boucle, mais essentiellement pour connaître en vérité aussi bien leurs lacunes indépassables que les espaces de significations qu’elles ouvrent [34] ».

Saint Jean de la Croix, théologien de la soif infinie d’amour de Dieu qui habite l’âme (soif qui, non étanchée, cause la blessure d’amour), affirme avec la plus grande netteté que l’âme désire être rassasiée.

  1. Nous touchons ici l’une des thèses centrales non seulement du thomisme mais de la théologie, face à la querelle moderniste qui agita particulièrement le siècle précédent et que notre siècle n’a pas encore fini de digérer : nous voulons parler de l’articulation de la nature et de la grâce. La lumière ultime sur la connaissance n’est donnée que lorsque nous réalisons l’ordination foncière de l’homme à la gloire.

G) Conclusion aporétique

Si passionnantes et profondes soient les analyses de saint Thomas, elles laissent dans l’ombre plusieurs points.

1) La place de l’idéalisme

Cette interprétation de la connaissance est foncièrement réaliste et exclut donc toute approche idéaliste (notamment phénoménologique) de la connaissance. Autrement dit, cette interprétation de la connaissance valorise considérablement l’objet connu : en effet, le connaissant devient le connu. Certes, un est l’acte du connaissant et du connu, mais non sans une dénivellation considérable. Certes aussi, nous avons vu que saint Thomas ne nie pas la spontanéité du connaissant. Mais ne minimise-t-il pas son activité ? Nous y reviendrons dans notre synthèse finale

2) La place de la parole

Cette interprétation de la connaissance noue de la manière la plus étroite du connaissant et du connu, au point de la rendre immédiate : si connaissant et connu sont plus un que l’âme et le corps ou que la forme et la matière ; or, l’hylémorphisme est immédiat, nulle instance médiatrice n’est nécessitée pour que l’acte informe la puissance. Or, l’herméneutique souligne le rôle joué par les signes et les signes sont des médiateurs de la signification. La noétique thomasienne ne peut donc offrir un statut plénier à la parole, à la médiation culturelle et, si elle leur en donne un, c’est à titre accidentel. Dès lors, la philosophie du langage et l’herméneutique se réduisent à être des annexes à la philosophie.

H) Bibliographie

L’essentiel se trouve bien entendu dans la bibliographie générale.

Revue philosophique de Louvain, 1957, p. 343-367 : la saisie immédiate du réel.

– Joseph de Finance, « Réalisme chrétien », René Latourelle et Rino Fisichella (éds.), Dictionnaire de théologie fondamentale, Québec, Bellarmin, Paris, Le Cerf, 1992, p. 1010-1012. Malgré la pénétration habituelle de l’auteur, l’article témoigne d’une distinction quelque peu simpliste – confirmée par l’absence de bibliographie – du réalisme et de l’idéalisme, oubliant notamment la grande diversité des postures philosophiques couvertes par ces mots, notamment le second.

– M. S. Gillet, Paul Valéry et la métaphysique, Paris, Flammarion, 1935. Avec une lettre-préface de Paul Valéry lui-même, 30 janvier 1927. Décevant. Au fond, même si le maître général des dominicains traite de quelques thèmes métaphysiques, il est surtout centré, comme tant de thomistes de l’époque, sur l’opposition entre idéalisme et réalisme, et reproche au poète d’avoir dissocié sujet et objet, pensée et être, tout en s’efforçant, avec une belle générosité, de trouver chez lui quelques amorces d’une réconciliation, voire d’une transcendance mystique.

– Jacques Maritain, « La vie propre de l’intelligence et l’erreur idéaliste », Revue thomiste, 1924, p. 268-313.

– Ferdinand van Steenbergen, « Question disputée sur le réalisme immédiat », Revue philosophique de Louvain, 1965, p. 209-234. Les p. 235-256 proposent une présentation du Père Maréchal.

Pascal Ide

[1] Cf. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle Alliance. Métamorphoses de la science, Paris, Gallimard, 1979 : ce titre a été choisi en réaction au pessimisme de Monod.

[2] Léon Noël, Notes d’épistémologie thomiste, Paris, Louvain, Bibliothèque de l’Institut supérieur de Philosophie, 1925, p. 33. Cité par Étienne Gilson, « Réalisme et méthode », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 1932, p. 161-186, ici p. 183.

[3] Cf. Somme de théologie, Ia, q. 5, a. 2.

[4] Étienne Gilson, « Réalisme et méthode », p. 185.

[5] In Iam, q. 14, a. 1.

[6] Arthur Schopenhauer, Memorabilien, p. 285 ; cité par Henri Collin, Manuel de philosophie thomiste. II. Psychologie, p. 95 et 96.

[7] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. 1. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1950, p. 188.

[8] Jean Ladrière, L’articulation du sens, p. 217-218.

[9] Traité de psychologie, tome I, p. 415.

[10] Cf. Erwin W. Straus, Du Sens des Sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, p. 609 : ce qui est dit sur la distance comme forme spatio-temporelle du sentir est un signe de l’altérité.

[11] D’une part du côté des Pères Cappadociens engagés dans la querelle arienne en général et eunoméenne en particulier. Eunome prétendait connaître Dieu ici-bas quidditativement (dès là que l’on se forme la notion d’innascibilité). Il fallait donc contre son hérésie revendiquer avec force l’invisibilité du Fils en sa divinité et l’incompréhensibilité de l’essence divine. Cependant, parmi les positions inexactes ou défectueuses, on cite surtout celles de St Jean Chrysostome et de Théodoret qui semblent bien avoir nié la vision intuitive de Dieu, même pour les anges les plus élevés : Dieu n’est pas vu en sa substance mais moyennant une accommodation de ce qu’il est. Théodoret, par exemple, dit dans son célèbre Premier dialogue, c. 49 (P.G., 40, 8C) : les anges ne voient pas l’essence divine incompréhensible mais seulement une certaine splendeur accomodée à leur nature. St Grégoire Le Grand qui a bien connu l’Orient pour avoir été à Byzance longtemps, écrit dans ses Moralia : « Il faut savoir que certains auteurs accordent que dans le séjour bienheureux Dieu est vu dans sa gloire et non dans sa nature ». Et de réagir comme tout l’Occident et l’Orient en partie : c’est la subtilité de sa recherche qui l’a trompé. « Dans l’essence divine simple et immuable, la gloire et la nature ne se distinguent pas… La gloire est la nature » (L. 18, ch. 54). Cela va aboutir à un courant théologique oriental qui a ses répercussions aujourd’hui, je veux parler de S. Grégoire de Palamas et plus généralement du palamisme (par exemple Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient, Paris, 1944, p. 67-68) qui dissocie la vision de la substance et de la gloire. Cette opinion palamite qui a fait école en Orient (rôle notable de Grégoire au 14ès) a aussi filtré en Occident. Par exemple, Amaury de Veille et d’autres théologiens latins prétendant qu’aucune créature ne peut voir Dieu et sera toujours connu à travers et à partir des œuvres de Dieu. D’où des prises de position du Magistère. On peut se reporter par exemple à Jean Meyendorff, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Paris, Seuil, 1959. Excellent commentaire de Charles Journet, « Palamisme et thomisme », Revue thomiste, 60 (1960), p. 429-452. ID., L’Eglise du Verbe incarné. III. Essai de théologie de l’histoire du salut, Paris, DDB, 1969, p. 114-129. Le même Meyendorff a fait un volume sur cet auteur : dans la collection Maîtres Spirituels, Paris, Seuil, 1959. Autres articles dans Irénikon. L’exposé très vivement critiqué du Père Jugie in Dictionnaire de théologie catholique au nom « Palamas » semble à mon sens excellent.

[12] Gervais Dumeige, La Foi Catholique, Paris, L’Orante, 1975, n° 683.

[13] Ibid., n. 30.

[14] Dz 530, Gervais DUMEIGE, Id., n° 962.

[15] Dz 1009.

[16] FC 967 ; Dz 1305.

[17] Cf. Lumen Gentium, ch. 7, n. 48 et 49 (l’Église pérégrinante dans son rapport avec celle du ciel.

[18] On peut se reporter aux textes classiques de saint Thomas :

[19] S. Thomas d’Aquin, Compendium theologiæ, ch. 104. Cf. aussi Somme de théologie, Ia, q. 12, a. 1 ; Q.D. De veritate, q. 8, a. 1 ; Q. Quodlibetales, q.10, a. 8.

[20] Père Rousselot, L’intellectualisme de saint Thomas, Paris, Alcan, 1908, réédition Paris, Beauchesne, 1936, p. 181.

[21] « Amour spirituel et synthèse aperceptive », in Revue de Philosophie, mars 1910, tome 1, p. 229.

[22] « Métaphysique thomiste et critique de la connaissance », Revue Néo-scolastique, XVII (1910), p. 504.

[23] Cf. la fameuse phrase de Confessions, I, 1.

[24] Cf. la citation d’Eberhardt Jüngel, par Ghislain Laffont, Structure et méthode de la Somme Théologique de saint Thomas, Paris, Desclée, 1966.

[25]

[26] L. 3, ch. 64

[27] ST, Ia-IIae, q. 113, a. 10. On pourrait aussi se reporter à Jean de Sainte-Thomas (Traité de psychologie, philosophie naturelle, L.4, q.10, a.3. Ed. scientifique de Rayser, p. 313s, et d. 2, a. 2 au sujet de notre question). Cf. aussi le clair exposé d’Ambroise Gardeil dans son grand ouvrage classique La structure de l’âme et l’expérience mystique, t. 1, p. 327-348. Il s’attaque au même problème. Résumons en deux points :

  1. L’intelligence est faculté de l’être. Car toutes ses idées se ramènent à l’être. « Ita est », juge-t-elle : Tout l’effort de ses raisonnements a pour but de dire la raison d’être. On le prouve donc par les trois opérations de l’esprit. Il en tire deux conséquences. La nature de l’être intelligent atteste la transcendance de l’âme par rapport au corps. Et la connaissance du spirituel est permise. Par ailleurs, pas plus que les natures intelligentes ne sont de même type spécifique, pas plus les intelligences. Chacune a son objet spécifique propre. Or, la notion commune d’intelligence est proportionnée de soi à la notion commune d’être, car il la contient « actu implicite ». Dans ses diverses réalisations, on devra donc distinguer : ce qui convient à telle intelligence comme intelligence et ce qui est propre à cette intelligence selon son mode.
  2. L’intellect humain est l’analogué inférieur dans la série des intelligences. La perfection pure de l’intellect est en Dieu. Alors elle est relative à la déité, à son ipséité. C’est en lui et par lui (son être incréé) que Dieu connaît tout, son être et l’être participé. L’objet proportionné de l’intellect créé est l’être créé. Et par là elle atteint l’être par essence.

L’homme n’est pas pur esprit. Aussi, si l’ange se connaît immédiatement en son essence et donc atteint le pur spirituel créé, les êtres inférieurs et Dieu qui est sa cause, l’intelligence humain a pour objet naturel les essences des choses corporelles et médiat? le monde du pur spirituel connu dans le miroir du corporel.

Mais ceci n’épuise pas les virtualités de l’intellect en soi qui est contracté à nos limites mais garde son inclination foncière à l’être. L’objet adéquat et extensif de l’intelligence (comme intelligence) est l’être dans toute son ampleur et non seulement l’être sensible. Attention, ce premier être n’est pas l’être analogique (de l’ontologie et ousiologie) mais tout ce qui est et donc d’abord l’Être par soi. Or, cet Etre se manifeste déjà dans l’âme séparée : alors connaissance conforme à l’ange. Donc, on doit distinguer dans l’intellect sa puissance active de connaître qui n’atteint directement que les êtres corporels ; et sa capacité passive soit générique (par laquelle elle est apparentée aux substances séparées) soit analogique commune à tout être.

[28] Pour cette question délicate et controversée, nous renvoyons au cours sur la grâce. Il y a eu parfois contestations de la validité thomiste de cette expression. Cette expression est récente : elle date de 1241-5 et est due à un des auteurs de la Somme de Théologie d’Alexandre de Halès. L’expression est de St. Albert et St. Thomas et est utilisée dans plusieurs de leurs œuvres (P. Gautier, Introduction à la Somme contre les Gentils, t. 1, p. 108 s. Cf. aussi P. Gillon, Revue thomiste, 47 (1947), 304 s : donne les divers textes où St Thomas parle de « potentia obedientiae ». Idem in Jorge Laporta, La destinée de la nature humaine d’après saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1965, Annexe.

[29] Cf. ST, Ia, q. 93, a. 4.

[30] Antoine Vergote, Interprétation du langage religieux, Paris, Seuil, 1974, p. 156.

[31] Ibid., p. 151-152.

[32] Yves Floucat, Métaphysique et religion. Vers une sagesse chrétienne intégrale, coll. « Croire et savoir » n° 12, Paris, Téqui, 1989, p. 47.

[33] Cf. Georges Cottier, « Schopenhauer et le procès de la raison », Revue thomiste, 79 (1979), p. 424-442.

[34] Antoine Vergote, Interprétation du langage religieux, p. 154.

31.3.2025
 

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