Dire de Kant qu’il est un philosophe résume assez bien sa personnalité comme sa vie. Il n’en est pas de même de Marcel.
1) Un veilleur
Ce parisien (il est né dans le 8e arrondissement et mort dans le 7e) n’est nullement resté confiné dans la capitale française. Au contraire, il a parcouru le monde. C’est un penseur particulièrement ouvert sur le monde, puisqu’il connut la plupart des pays d’Europe, les États-Unis, le Canada, l’Amérique du Sud, le Moyen-Orient et le Japon.
Marcel est aussi un homme curieux et même passionné des gens. C’est ainsi que, en 1956, il se rend à Caux en Suisse, où il rencontre l’Américain Frank Buchman, fondateur du Réarmement moral. Malgré les vives critiques du milieu intellectuel parisien, il restera proche de ce mouvement où il décèle une étonnante « conjonction entre l’intime et le mondial ».
Marcel est un homme ouvert, passionné par le monde. Dans plusieurs ouvrages – par exemple Les Hommes contre l’humain [1]–, il analyse la condition de notre temps. Voire, il se définit comme un veilleur – et Jeanne Parain-Vial a intitulé un des nombreux écrits qu’elle a consacrés au philosophe français : Gabriel Marcel, un veilleur et un éveilleur [2].
Lisons une confidence tard écrite :
« Dans le discours prononcé en septembre 1964 à Francfort, où j’avais reçu le Prix de la Paix, j’ai dit que le rôle du philosophe, aujourd’hui, était celui d’un veilleur. Ceci est une conviction profonde. Ce rôle, rendu de plus en plus indispensable par la progression inquiétante des techniques, se voit aussi de plus en plus contesté. L’idée nietzschéenne de penseur tragique se confirme, encore que dans un sens assez différent de ce qu’avait pu concevoir l’auteur d’Aurore. Je suis obligé de reconnaître que je me suis acquitté de ce rôle de la manière la plus imparfaite. Certes, les avertissements et les mises en garde ne manquent pas dans mes écrits, car je n’ai jamais un instant perdu de vue la situation angoissante de notre monde contemporain. Jamais, depuis les jours terribles de la première guerre mondiale, je n’ai cessé de sentir, je peux dire dans ma chair, l’épreuve sans nom qu’impose notre condition à ceux qui aiment – c’est-à-dire les seuls qui comptent. En ce sens, je pense pouvoir dire que ma pensée a été une pensée engagée, non dans quelque parti ou idéologie, mais au service des hommes, mes semblables [3] ».
2) Un artiste
Il y a plusieurs hommes en Gabriel Marcel : certes, il est avant tout philosophe. Mais il est aussi dramaturge : il écrivit une vingtaine de pièces, qui, contrairement à celles de Sartre, n’ont jamais connu le succès qu’il espérait. Marcel dirige aussi la collection de littérature internationale « Feux croisés » chez l’éditeur Plon.
Il fut aussi critique dramatique dans plusieurs grandes revues (Nouvelle Revue Française, Europe, Nouvelles littéraires). Bien qu’il s’intéresse surtout au théâtre, cette activité ne se déduit pas de la précédente : non seulement, la grande majorité des auteurs dramatiques ne furent pas des critiques d’art, mais les formes d’esprit sont très différentes (exemple de Mendelssohn en musique ; la cause : la connaissance conceptuelle et la connaissance non conceptuelle). Enfin, Marcel était pianiste amateur, il lisait les partitions de musique comme des romans, improvisait, et composait des mélodies pour chant et piano.
Loin d’être accidentelle, la relation entre l’œuvre philosophique de Marcel et son œuvre dramatique est nécessaire : « Il ne faut à aucun prix séparer [mon œuvre dramatique] de mes écrits philosophiques [4] ». Il est d’ailleurs intéressant qu’il ose parler d’une « œuvre dramatique », alors qu’il n’applique pas ce mot à sa philosophie.
Au terme de sa vie, dans le colloque de Cerisy-La-Salle, en 1973, Marcel tient toujours le même propos : « Contrairement à ce que s’imaginent tous ceux qui s’obstinent à penser que chez moi le théâtre serait une expression de la philosophie, il faut dire que, dans certains cas très importants, la priorité appartient à la vision dramatique ». Et il illustre son propos en prenant l’exemple
« d’une pièce dont on n’a pas parlé, qu’on a simplement citée, et qui est une de mes premières pièces importantes : Le palais de sable. Un homme politique de droite, dans une ville de province – je pensais à Angers – vient de protester à la Chambre contre une loi sur la laïcité ; il est chaudement félicité par tout ce qu’il peut y avoir de plus réactionnaire dans la ville en question. Il est considéré comme le champion des bien-pensants. Or il va se trouver que celle de ses enfants qu’il préfère, la seule même qui compte absolument pour lui, lui révèle, et ce qu’il était loin de soupçonner, qu’elle a décidé d’entrer en religion. Cette nouvelle lui cause un choc terrible. Il va s’apercevoir qu’en réalité, d’une certaine manière, il est un dilettante de la foi, non un véritable croyant. Et surtout, lui qui a toujours cru, au fond, que les êtres ne communiquent pas, lui qui a été un idéaliste dans ce sens très subjectif, il va découvrir avec angoisse qu’un être influe sur un autre être, qu’on n’est pas seul, qu’il y a une inter-subjectivité […]. Ainsi cette réalité de l’inter-subjectivité s’est imposée à moi sur le plan théâtral, dans un contexte singulier tout à fait précis et, c’est seulement par la suite que j’ai été amené à traiter philosophiquement de l’inter-subjectivité [5] ».
Ainsi, l’intuition créatrice portant la pièce contient de manière non conceptuelle ce que, « beaucoup plus tard », il thématisera, « d’une manière précise et philosophiquement rigoureuse, l’idée fondamentale de l’inter-subjectivité [6] ».
3) Un homme hanté par l’amour
Dans un entretien au Figaro littéraire, Gabriel Marcel révèle certains aspects importants de sa personnalité :
« Mon père était d’origine catholique, ma mère d’origine juive, et d’autre part, j’ai épousé une protestante. J’ai eu en même temps une immense sympathie pour les orthodoxes. Oui, j’ai toujours été un ‘homme de carrefours’ et, au point de vue religieux, un ‘homme du seuil’ : un homme qui est entré juste assez pour pouvoir se retourner vers les gens qui cherchent et pour leur dire : ‘Écoutez, voilà, j’ai cherché moi aussi et peut-être suis-je en mesure de vous aider un peu à chercher davantage’.
« Aujourd’hui, je peux dire que mon souci constant est encore d’aider les êtres. J’ai le sentiment très net que le fait de vivre encore, à mon âge, de vivre si vieux, il faut tâcher de le justifier, et cela aussi bien vis-à-vis de soi-même […].
« Je ne peux pas supporter les gens qui manquent de générosité. Pour moi, la générosité, c’est quelque chose de fondamental, et je crois que cela s’accorde aussi avec mon culte pour l’admiration, car l’admiration est une forme de la générosité.
« Je me rappelle toujours une interview de Stève Passeur qui m’avait choqué. Il avait dit : ‘Oh ! moi, je déteste avoir à admirer quelque chose, j’ai l’impression que cela me diminue’. J’ai toujours eu le sentiment exactement contraire ; on s’enrichit en admirant [7]. »
Dans le premier paragraphe, à travers son origine religieusement plurielle et son choix conjugal et amical lui aussi œcuménique, il affirme son ouverture à la diversité et son attitude questionnante de recherche. Or, il est significatif qu’il l’exprime sous mode non pas d’abord de recherche de la vérité, de chemin à parcourir, ni même seulement comme un dialogue (« ‘homme de carrefours’ » et « ‘homme du seuil’ »), mais dans le cadre d’une rencontre et comme un souci d’aider : « j’ai cherché moi aussi et peut-être suis-je en mesure de vous aider un peu à chercher davantage ». Il se dit une attitude foncière d’ouverture aidante et aimante à l’autre.
Dans les deux paragraphes suivants, Marcel confirme sa permanente préoccupation d’aider les autres, en plein à partir de ce son désir : « mon souci constant est encore d’aider les êtres », le « encore », faisant allusion à son grand âge (il a 82 ans) ; en creux, à partir de son aversion : « Je ne peux pas supporter les gens qui manquent de générosité », aversion qui s’enracine non dans le seul sentiment, mais dans une conception anthropologique selon laquelle « la générosité, c’est quelque chose de fondamental ». Il en donne un signe, là encore subjectif et objectif, singulier et universel : son « culte pour l’admiration », ce qui lui est propre, et la cause générale qui est « l’admiration » comme « forme de la générosité ». Rappelons que, pendant la Première Guerre mondiale, Marcel s’était engagé au sein de la Croix-Rouge comme volontaire au service des disparus.
Enfin, le dernier paragraphe précise ce culte pour l’admiration : l’exemple de Stève Passeur lui sert de repoussoir pour signifier que l’admiration, loin de le « diminuer », l’« enrichit ». Or, s’enrichit celui qui sait accueillir, celui qui est dans l’attitude intérieure de disponibilité [8] ; de fait, par l’admiration, la personne signale autant qu’elle se dispose à ce creusement, à cette réceptivité.
Ainsi, en quelques phrases, Gabriel Marcel révèle une âme habitée par la générosité et l’admiration, autrement dit une existence qui bat selon la pulsation de la donation aidante et de la réception ; et, dans la créature, l’amour se caractérise par le rythme de la réception et de la donation : aimer, c’est recevoir gratuitement pour (se) donner gratuitement. Ainsi, Marcel vit de ce qu’il va penser : l’amour.
4) Un homme enté sur la souffrance
Marcel a connu très tôt l’épreuve, puisque sa mère décède alors qu’il n’a que trois ans. Il perd son épouse Jacqueline en 1947. Il fut aussi très marqué par la Grande Guerre.
Pour mesurer l’impact de sa souffrance dans sa vie et sa méditation, il peut être utile de lire une autre confidence au terme de sa vie :
« ‘Êtes-vous assez reconnaissant à Dieu de vous avoir donné une si belle vie ?’ – Au moment même, lorsqu’une vieille amie, il y a quelques mois, me posait cette question, je fus dans l’incapacité d’y répondre, malgré l’écho qu’elle éveillait au plus profond de moi. On aurait dit qu’elle me demandait de porter un regard neuf sur ma vie. ‘Est-ce vrai, me demandais-je puis-je dire en toute sincérité que j’ai eu une belle vie ?’ Au bout de quelques instants, il me sembla qu’un accord, un oui, montait du fond de moi-même. Oui, c’est vrai, tout considéré, ma vie a été belle ; ma vieille amie avait raison. Mais dans ce cas, pourquoi cette hésitation avant de le reconnaître ? Deux raisons sans doute.
« D’abord, les peines indéracinables qui ont assombri mon existence, la mort de ma mère alors que j’étais un tout petit enfant, puis, il y a un peu plus de vingt ans, la disparition de ma femme, précédée de peu par celle de ma tante, ma seconde mère. Ne disons surtout pas que ces tristesses appartiennent au lot commun, ce ne serait qu’une banalité vide de sens.
« Ensuite, ma vie a été perpétuellement en proie à une recherche, menée souvent, et pour de longues périodes, dans l’obscurité et l’angoisse. Rien ne serait plus faux que de se la représenter comme une montée vers la lumière. Certes, j’ai connu des moments non seulement de réconfort et de sérénité, mais aussi de lumière – souvent suivis par les redescentes les plus douloureuses [9] ».
Pascal Ide
[1] Paris, La Colombe, 1951, réédition : Paris, Fayard, 1968.
[2] Cf. Jeanne Parain-Vial, Gabriel Marcel, un veilleur et un éveilleur, coll. « Essais », Paris, L’Âge d’homme, 1989.
[3] « An Autobiographical Essay » [inédit en français], The Philosophy of Gabriel Marcel, Open Court, La Salle [Illinois], 1984.
[4] PST, p. 174.
[5] EAGM, p. 112-113. Cf. DH, p. 54.
[6] ERM, p. 63-64. Cf. CQE, p. 86-87.
[7] Gabriel Marcel, Le Figaro littéraire, 28 octobre 1972. Propos recueillis par Frédéric de Towarnicki. Texte trouvé sur le site Internet de l’Association Présence de Gabriel Marcel.
[8] On doit surtout au philosophe allemand Ferdinand Ulrich une interprétation métaphysique de la pauvreté et de la richesse en termes de réception et de donation.
[9] « An Autobiographical Essay » [inédit en français], The Philosophy of Gabriel Marcel, Open Court, La Salle [Illinois], 1984.