Article paru dans le collectif : « Olivier Messiaen et Saint Thomas d’Aquin », in Olivier Messiaen homme de foi. Regard sur son œuvre d’orgue, Paris, Trinité Média Communication, 1995.
« La beauté de toute chose créée n’est rien d’autre qu’une similitude de la beauté divine participée dans les choses… L’existence de toutes choses dérive de la divine beauté ».
(Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur Les noms divins du Pseudo-Denys, ch. 4, l. 5)
Olivier Messiaen et saint Thomas d’Aquin. La rencontre paraît bien improbable. D’un côté, un musicien du xxe siècle ; de l’autre, un théologien du xiiie siècle (1225-1274). Un religieux mendiant, de l’ordre de Saint Dominique, qui a toujours voulu rester effacé ; un laïc, présent dans le monde, qui en a connu la souffrance et la gloire. L’un parle avec des mots et des concepts ; l’autre convoque sons, timbres, harmonies. L’un puise son inspiration devant le Saint-Sacrement, l’autre dans la forêt de Montmorency ou les gorges de l’Infernet.
Et pourtant… Messiaen a connu saint Thomas très tôt. On pourrait dire qu’une complicité, prémisse d’une profonde amitié, les unit. Dans son appartement parisien, on compte plusieurs éditions de la Somme Théologique, la grande œuvre de saint Thomas, dont la traduction française intégrale ne comporte pas moins de 70 volumes (dans l’édition de la revue des Jeunes). Messiaen a dit l’avoir lue en entier ! Il s’est aussi beaucoup inspiré de Dom Columbia Marmion (1858-1923), moine bénédictin, très pétri de saint Thomas. Certes, il a fréquenté d’autres théologiens, notamment un dont l’œuvre est d’une taille non moins monumentale : le suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988) [1]. Si ample que soit la culture théologique de Messiaen, son goût propre le ramène toujours au saint dominicain.
En effet, à côté de ces correspondances extérieures qui ont leur importance, il se dessine des connivences plus profondes que cet article souhaiterait esquisser. Parler de Messiaen et saint Thomas, c’est pénétrer au cœur de la théologie de l’auteur des Trois petites Liturgies. Une occasion privilégiée en est fournie par l’œuvre d’orgue (les références entre parenthèses en sont toutes tirées) [2].
Affinités de thème
Il serait fastidieux d’énumérer tous les thèmes communs à saint Thomas et à Messiaen. Soulignons-en quelques-uns parmi beaucoup. Pour Messiaen comme pour saint Thomas, l’une des principales caractéristiques de Dieu est sa simplicité (Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité, VIII : « Dieu est simple ») [3] ; tous deux ont aussi été frappés de la joie ivre du Très-Haut (L’Ascension, III : « Transports de joie d’une âme devant la gloire du Christ qui est la sienne ») : non seulement Dieu est joyeux, mais il est joie pure et infinie [4]. Messiaen a toujours été habité par le mystère de la Sainte Trinité dont l’église où il servira comme organiste titulaire, pendant soixante et un ans, porte le nom. Mais comment traduire ce transcendant Mystère ? Ici, la « gent ailée » ne lui suffira plus. Messiaen inventera un langage musical qu’il qualifie de « communicable » où il attribue à chaque lettre un son, un registre et une durée. Il transcrira ainsi avec la méticuleuse minutie qu’on lui connaît des formules, parfois hautement techniques, empruntées littéralement au traité de la Trinité de saint Thomas [5] : « La relation réelle en Dieu est réellement identique à l’essence » (III) ou : « Le Père et le Fils aiment, par le Saint-Esprit, eux-mêmes et nous ». (VII)
Autre exemple. Dans le recueil intitulé Les Corps glorieux, Messiaen attribue quatre qualités aux corps ressuscités : impassibilité, subtilité, clarté (ou gloire) et agilité (la qualité qu’il préfère, car il a toujours rêvé de visiter toutes les étoiles après sa mort !) ; or, c’est saint Thomas qui, s’inspirant d’un passage de saint Paul (1 Co 15, 42-44), a ainsi distribué les propriétés des corps glorieux [6].
Surtout, l’œuvre d’orgue de Messiaen est encadrée par la méditation du mystère de l’Eucharistie (d’une part la courte pièce Le Banquet céleste, composée en 1928, d’autre part l’immense Livre du Saint-Sacrement, composée en 1984). Or, saint Thomas est parfois surnommé ‘Docteur Eucharistique’, non seulement parce qu’il eut un immense amour de Jésus-Eucharistie, ou que, lui aussi poète à ses heures, il a composé un admirable office du Saint Sacrement que l’Église ne cesse de célébrer (vous connaissez sans doute le Tantum ergo, le Lauda Sion Salvatorem, le Panis Angelicus), mais parce qu’il a donné à l’Eglise la contribution la plus décisive sur la théologie de l’Eucharistie [7].
Affinités de fond
Plus profondément encore, saint Thomas et Messiaen se rencontrent par leur manière de parler de Dieu, autrement dit, d’élaborer leur théologie, puisque, étymologiquement, la théologie est discours sur Dieu. Le choix que Messiaen a fait de saint Thomas n’est pas anodin. Le pape Paul VI disait du grand dominicain qu’il est « lumière de l’Eglise » et le Concile Vatican II a demandé à deux reprises de le prendre comme le « maître » de l’étude de la théologie. Ses charismes exceptionnels, son immense connaissance de la Tradition jointe à une ouverture toujours bienveillante à l’égard de la vérité, une œuvre qui embrasse la totalité du mystère chrétien avec autant de rigueur que de finesse, font de ce plus saint parmi les savants et de ce plus savant parmi les saints, le « Docteur commun » – c’est l’un de ses titres – de l’Eglise catholique.
Saint Thomas et Messiaen partagent notamment trois propriétés très caractéristiques. Leur perspective est toujours objective. Saint Thomas n’a jamais parlé de lui-même dans ses œuvres ; il donne le mystère à contempler dans son objectivité ; non pas qu’il méprise le point de vue du fidèle croyant, mais il est convaincu que la lumière de la foi éclaire par elle-même (Le Livre du Saint-Sacrement, IV : « L’acte de foi »). De même, Messiaen s’efface toujours devant « la Paix ensoleillée du Divin Amour » (Les corps glorieux, IV : « Combat de la mort et de la vie ») : il est tout au service de l’Ecriture et de l’Eglise où il puise toute son inspiration religieuse. Dans la lumineuse « Prière avant la communion » (extraite du Livre du Saint Sacrement, XIV), alternent la confession très objective de la voix multiple de l’Eglise représentée par des airs variés de plain-chant (Alléluïa de la Dédicace, etc.) et la confiance toute intérieure et subjective du fidèle. Si Messiaen sait chanter l’amour de l’âme pour son Dieu avec un lyrisme extraordinaire, jamais il ne se livre à une sorte d’extase dionysiaque dont il sait le narcissisme caché : l’extrême liberté jubilante du « vent de l’Esprit » (Messe de la Pentecôte, V) qui aurait pu être l’occasion d’une impétuosité incontrôlable est toujours mesurée par une rigueur sans rigidité dont la sagesse apaise tout transport.
Par ailleurs, Messiaen et saint Thomas sont des théologiens généreux. Ouvert à la vérité, sans exclusive a priori, Saint Thomas a fait son miel des pensées venant des horizons les plus variés : il appréciait et respectait les penseurs autant grecs que juifs ou arabes. Ce que le frère prêcheur a fait pour la théologie de son temps, Messiaen l’a opéré pour la musique contemporaine, empruntant à la musique sérielle autant qu’aux tonalités les plus classiques, aux rythmes grecs autant qu’indiens ; Le Livre d’orgue nous étonne encore par son audace et son abstraction.
Enfin, leur théologie épouse la forme horizontale et verticale de la Croix. Verticale, elle tend vers la « lumière immuable » du ciel : Le Diptyque s’achève sur un accord de do majeur, avec sixte ajoutée, dont la rondeur signe la plénitude atteinte dans « l’éternité bienheureuse » (selon le sous-titre de la pièce). Horizontale, elle ne cesse de faire appel à toutes les richesses du cosmos pour mieux chanter Dieu : chants d’oiseaux, certes, mais aussi étoiles, lumière, montagnes, abîmes, torrents, etc. Pour Messiaen et saint Thomas, Dieu parle à travers les deux livres : celui de la nature et celui de la Révélation biblique. Ne peut-on dire que, dans les premières lignes des « Bergers » (Nativité, II), l’éternité que symboliserait le registre aigu n’efface pas le temps que représenterait le registre grave, mais en donne le sens autant que la valeur ?
Affinité d’âmes
Au-delà même de toutes ces correspondances, ne peut-on discerner une parenté entre ces deux âmes d’exception ? Tous deux semblent « nés croyants » (ce qui est une manière de dire que la douce venue de la foi donnée au baptême s’est faite sans rupture aucune). Que dire de leur commune humilité adorante face au Mystère du Dieu trois fois saint, de la contemplation d’où naît leur art et de leur paix silencieuse, habitée, jusque dans l’épreuve la plus profonde (que l’on songe par exemple au Stalag où Messiaen a séjourné de longs mois) ? Esprits analytiques autant que synthétiques, tous deux cisèlent le moindre détail, comme l’artiste son vitrail, sans jamais perdre le sens, grandiose et symphonique, de l’ensemble.
Tous deux furent des pédagogues hors pair dont toute la joie et la charité étaient de servir le génie propre à chacun de leurs élèves et disciples.
Joignant les vocations de Marthe et Marie (Lc 10, 38-42), tous deux vivaient un fascinant paradoxe : leur profonde vie intérieure (Messiaen se recueillait volontiers et longtemps, avant de composer ; c’est un Jeudi Saint, en improvisant, que Le Livre du Saint-Sacrement a pris naissance) ne les a jamais coupés de ce monde, tout au contraire : c’est au Stalag que Messiaen composa pour ses compagnons d’infortune, son admirable Quatuor pour la fin du temps.
On connaît l’anecdote : le chef d’orchestre Charles Munch se plaignait à Messiaen à propos de la difficulté présentée par l’extrême lenteur de la dernière pièce de l’Ascension (version orchestrale) : « Ce sont des hommes, disait-il de ses musiciens. – Mais moi, j’écris pour des anges », répondit le maître [8]. Saint Thomas que l’on surnomme volontiers le Docteur angélique donne aussi parfois l’impression de parler aux anges : comme eux, graves mais toujours sereins, Messiaen et saint Thomas vivaient dans le monde, en portaient le poids et la souffrance, sans quitter la contemplation de Dieu.
Ces intimes affinités qui ont pu être tissées entre saint Thomas et Messiaen ne suggèrent-elles pas que l’âme du premier fut celle d’un musicien et l’âme du second, celle d’un théologien, et des plus grands ?
Pascal Ide
[1] Messiaen a lu le premier volet de sa synthèse théologique, La Gloire et la Croix, regroupée par l’édition française en 8 volumes d’un total de 3000 pages (Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Théologie », 1965-1983).
[2] Je ne dirai de Thomas d’Aquin que ce qui est nécessaire pour la compréhension et j’emprunterai mes références à la Somme Théologique (désormais abrégée ST), puisque c’est elle que Messiaen a fréquentée.
[3] ST, Ia, q. 3.
[4] ST, Ia, q. 26.
[5] ST, Ia, q. 27s.
[6] ST, Supplément, q. 82 à 85.
[7] Cf. notamment ST, q. 73 à 83.
[8] Dans l’introduction aux Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité, relative au langage communicable, Messiaen cite ce que saint Thomas dit de la communication entre les anges dans sa ST.