« Miséricorde, justice et gradualité », Il est vivant !, février 2016.
Qu’est-ce que la miséricorde ? En quoi se distingue-t-elle de l’amour ? La miséricorde est-elle au-delà de la justice, voire l’exclut-elle ? La miséricorde s’exerce-t-elle dans la gradualité ?
Pierre et Yves sont amis de longue date. Pierre confie volontiers à Yves certaines de ses difficultés avec son fils aîné maintenant adolescent. Un jour, un autre ami interpelle Pierre : « Alors, avec ton ado, il paraît que ça tangue ! » Il découvre qu’Yves lui a parlé et lui a aussi révélé d’autres secrets. Meurtri, Pierre, qui ne se confie qu’à Yves, se sent en colère et profondément triste. Après s’être demandé s’il ne prendrait pas des distances avec son ami, il décide intérieurement de lui pardonner et d’en parler avec lui. Bien lui en a pris, parce qu’Yves a pris conscience de son indiscrétion et lui dit son regret sincère.
Pierre et Yves s’aiment d’amour d’amitié. Yves trahit, et plus d’une fois, la confidentialité, l’un des grands biens de l’amitié ; il trahit cette amitié et ne mérite plus d’être l’ami de Pierre. Mais Yves répond au mal par l’amour : il fait miséricorde. Le père Marie-Eugène explique ainsi la différence entre l’amour et la miséricorde : « L’amour a besoin de se donner. Il trouve dans le don, sa joie, sa gloire, et d’autant plus grandes que le don est plus parfait ». En particulier, « Dieu veut diffuser sa vie jusqu’à ce qu’il ait répandu tout ce que, dans son décret éternel, il a décidé de répandre ». Mais que se passe-t-il quand les ténèbres n’accueillent pas la lumière (cf. Jn 1,5.11) ? « Quelle va être la réaction de Dieu, demande le fondateur de Notre Dame de Vie ? La théologie, avec saint Paul et les Pères de l’Église, nous l’affirme : la réaction de Dieu découvre une autre loi », la loi de miséricorde. Quand il rencontre la haine ou l’indifférence, Dieu se donne encore plus : treizième conférence de la Retraite au Carmel d’Albi, «L’intensité [de l’amour] s’accroît chaque fois qu’il ne peut se répandre ». Il invente de nouveaux chemins pour rejoindre le pécheur : l’Incarnation, la Passion. Voilà pourquoi, dans sa grande encyclique sur la miséricorde, Jean-Paul II définit avec profondeur celle-ci comme « amour plus puissant que le mal » (l’expression revient pas moins de six fois). Plus puissant, c’est-à-dire plus efficace. Vis-à-vis du mal, c’est-à-dire du mal voulu qu’est le péché (alors la miséricorde s’identifie à la rédemption et au pardon) et du mal subi qu’est la faim, la souffrance, l’exclusion (alors la miséricorde s’identifie à la compassion).
Mais, en ne rendant pas justice, la miséricorde ne s’y oppose-t-elle pas ? Un théologien écrivait récemment : « Comment trouver un langage et une pastorale qui puissent à la fois rendre justice à la vérité des situations et témoigner de la miséricorde de Dieu qui veut sauver et accompagner chacun sur son chemin de vie ? » Cette manière d’opposer la vérité (et au fond la justice) à la miséricorde n’est pas heureuse. Pierre avait le droit de dire à Yves que, par sa faute, leur amitié trahie prenait fin. Commentant l’attitude du fils prodigue, Jean-Paul II écrit qu’il vit « une grande humiliation et une grande honte ». Or, ces sentiments révèlent la « conscience » d’une perte, celle de la « dignité de fils » : « selon les normes de la justice », le cadet a perdu « le droit » d’être appelé fils, et « a [seulement] mérité » celui d’être « mercenaire ». Le père qui, pourtant va faire miséricorde, ne le détrompe pas, lui qui laisse son fils confesser sa faute (« Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ») et confirme à deux reprises : « mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ».
Donc, non seulement la miséricorde ne s’oppose pas à la justice et à la vérité, mais il les présuppose. Dans l’épisode de la femme adultère (cf. Jn 8,1-11), le pardon final de Jésus est bien un acte de miséricorde. Mais il s’accompagne de la reconnaissance du péché : « Ne pèche plus ». Et Jésus, qui sait défendre l’innocente (cf. Jn 12,7), n’attend pas d’aveu de la femme adultère, parce qu’il est inutile : elle fut prise en flagrant délit.
Enfin, dans les débats autour des relations entre justice et miséricorde, notamment concernant les situations délicates de morale sexuelle et familiale (l’accueil des personnes homosexuelles et des personnes divorcées remariées), il a été beaucoup fait appel à la loi de gradualité.
Cette notion de « gradualité » fut introduite dans l’enseignement de l’Église, lors du Synode sur la famille, en 1980. Saluée par le cardinal Joseph Ratzinger, qui fut le rapporteur principal du Synode, comme « une idée nouvelle », elle fut reprise par saint Jean-Paul II, notamment dans l’exhortation apostolique sur la famille chrétienne, lui accordant ainsi un poids extraordinaire. Or, très tôt, cette loi fut interprétée dans un sens laxiste. Pourtant, dès l’introduction si heureuse du concept de « loi de gradualité », le pape a prévenu le risque, y ajoutant une distinction, aussi fameuse, entre « loi de gradualité » et « gradualité de la loi » : « C’est pourquoi ce qu’on appelle la ‘loi de gradualité’ ou voie graduelle ne peut s’identifier à la ‘gradualité de la loi’, comme s’il y avait, dans la loi divine, des degrés et des formes de préceptes différents selon les personnes et les situations diverses ».
Il est aussi éclairant de distinguer la gradualité dans le bien et la gradualité dans le mal. La première est non seulement acceptable, mais indispensable. Jésus emploie cette pédagogie progressive avec ses disciples ou avec le jeune homme riche (cf. Mc 10,17-22). En revanche, la seconde peut conduire au laxisme. Il va de soi que l’accompagnateur peut se réjouir de ce qu’une personne homosexuelle passe de la drague à une relation stable ; pour autant, il ne peut ni l’y encourager, ni, encore moins, l’absoudre, car le mal objectif du désordre sexuel, même amoindri, demeure un mal ; et une parole d’encouragement ou de minimisation du mal interdirait la conversion.
Un jour, Henri Nouwen demanda au sénateur américain H. Humphrey ce qu’il pensait de la compassion. Celui-ci prit un crayon : « Vous voyez ce crayon ? Il est fait de bois et d’une mine de plomb. Au bout, il y a une gomme. Cette petite gomme à l’extrémité du crayon, c’est la compassion. La vie est avant tout compétition. On finit toujours par faire mal à quelqu’un. Alors on retourne le crayon et on emploie la gomme ». En faisant miséricorde, Dieu et l’homme à sa suite (cf. Lc 6,36), présupposent que le mal (la phrase écrite) a été commise, mais l’effacent en accordant le pardon.
Pascal Ide
Bibliographie
Jean Paul II, Lettre encyclique Dives in misericordia sur la miséricorde divine, 30 novembre 1980.
Jean-Paul II, Exhortation apostolique Familiaris consortio sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui, 22 novembre 1981, n. 9 et 34.
Louis Menvielle Thérèse Docteur racontée par le père Marie-Eugène de l’E.-J., Saint-Maur, Éd. Parole et Silence, Venasque, Éd. du Carmel, 1998, tome 2, p. 86-89.
Olivier Bonnewijn, Éthique sexuelle et familiale, Paris, L’Emmanuel, 2006, p. 224-241.