Lubac (Blondel) et Teilhard. Une convergence décisive et inattendue

L’un des principaux apports d’Henri de Lubac à la théologie est la redécouverte de l’unique vocation surnaturelle de l’homme. D’un mot, la Révélation biblique, transmise et explicitée par les Pères de l’Église et les Docteurs médiévaux, nous apprend que, créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1,26), l’homme est appelé à « participer à la nature divine » (2 P 1,4). En termes techniques, il est le seul être dont la nature ne s’accomplit que surnaturellement, c’est-à-dire divinement : et cet achèvement en et par Dieu est paradoxalement aussi nécessaire que gratuit. Or, cette doctrine constante jusqu’à la Renaissance, fut oubliée et remplacée par l’hypothèse théologique d’une double finalité, naturelle et surnaturelle – avant d’être retrouvée dans la seconde moitié du vingtième siècle, grâce aux travaux à la fois novateurs et traditionnels du théologien jésuite [1].

Ce que je viens de résumer est bien connu de tous les étudiants en théologie et, a fortiori, des théologiens. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est que l’on retrouve la même conviction chez le coréligionnaire du père Henri de Lubac, le père Pierre Teilhard de Chardin. À la différence près que ce que le théologien affirme de l’homme, le paléontologue l’affirme de la nature. De même que Lubac rappelle à temps et à contre-temps la claire assertion patristique et médiévale d’une unique finalité surnaturelle de l’homme versus la thèse tardive de la double béatitude (naturelle et surnaturelle), de même Teilhard défend l’unique finalité surnaturelle du cosmos qu’est le Christ versus la thèse dualiste ou plutôt sécularisée des (déjà rares) cosmologies théologiques selon laquelle l’univers se développerait selon les seules lois naturelles (au double sens du terme : nécessaires et immanentes) –de surcroît réduites au seul devenir aléatoire et dénuée de toute finalité.

Plus précisément, dans un premier temps, l’auteur du Phénomène humain écrit le 31 décembre 1917 : « Je pense qu’on pourrait établir l’existence intermédiaire entre le Monde et le Christ (distinctio saltem rationis ratiocinatte) d’une Entité naturelle cosmique (= Âme du Monde) qui est la forme naturelle de l’absolu dans notre Univers [2] ». Mais, dès le 14 octobre 1918, il corrige son propos :

 

« Dans L’âme du Monde, j’ai admis qu’il y avait, dans le K (= Cosmos), un lieu naturel (zone) des âmes qui était identifié avec X (= le Christ). Il vaut peut-être mieux se représenter le e (= la somme) des âmes comme formant une pluralité de forme indéterminée, sur laquelle se surajoute sans intermédiaire même rationis, le X (= le Christ). ‘Naturellement’, il n’y a que l’‘attente’ d’une unification : sans le Christ, le K (= Cosmos) n’aurait pas d’w (Oméga) naturel. Il resterait ouvert [3] ».

 

Dit dans les catégories teilhardiennes, notre auteur a donc refusé de dualiser la finalité de l’univers qui serait incliné et par un point o (omicron), immanent et naturel, et par un point w (Oméga), transcendant et surnaturel – pour ne garder que le second. Deux mois plus tard, Teilhard écrit de la manière la plus limpide :

 

« Erreur, par suite, de distinguer, dans l’Homme, deux attraits distincts, l’un pour une Fin naturelle hypothétique du Cosmos, l’autre pour la Fin surnaturelle qui nous attend devant la face de Dieu. Il n’y a dans l’Univers qu’un seul centre, à la fois naturel et surnaturel, qui meut, sur une même ligne, toute la Création, d’abord vers la plus grande Conscience, puis vers la plus haute sainteté à savoir le Christ Jésus, personnel et cosmique [4] ».

 

Ce parallèle – qui ne serait pas de peu d’intérêt de développer au vu du retour actuel des tentations panthéistes orchestré dans la nébuleuse nouvelâgiste – a-t-il fait l’objet d’une réflexion théologique systématique ? Je l’ignore. Ajoutons que, ce que Lubac affirme de l’homme du point de vue théologique, Maurice Blondel le montre du point de vue philosophique, de sorte que le duo Lubac-Teilhard devient le trio du théologien, du philosophe et du scientifique – ce qui n’est pas dénué de sens à notre époque blessée par la fragmentation du savoir. En tout cas, ces convergences expliquent, en creux, la résistance conjointe de certains milieux ecclésiaux, à la réception des œuvres pourtant si décisives de ces trois figures dont le génie le dispute à l’héroïsme, et surtout, en plein, combien toute la vie et la vision du père Teilhard furent aimantées (au sens étymologique autant qu’usuel de l’épithète) par cette intuition, reçue très précocément et développée très fidèlement, d’un Cosmos profondément unifié par son appel à retourner vers Dieu – par l’homme.

Pascal Ide

[1] Pour le détail, cf., par exemple, la thèse de théologie de Brigitte Cholvy, Le surnaturel incarné dans la création. Une lecture de la théologie du surnaturel d’Henri de Lubac, coll. « Études lubaciennes » n° 10, Paris, Le Cerf, 2015.

[2] Texte cité dans l’introduction à « L’âme du Monde », Pierre Teilhard de Chardin, Œuvres complètes. Tome XII. Écrits du temps de guerre, Paris, Seuil, 1976, p. 219.

[3] Cité Ibid.

[4] Id., « Forma Christi », 13 (et non 22) décembre 1918, Écrits du temps de guerre, p. 341-342.

4.4.2024
 

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