Love story d’Erich Segal [1] est un roman à succès, qui a été vendu à quelques 20 millions d’exemplaires et fut traduit dans plus de vingt langues ; le film qui, immanquablement, l’a adapté (Arthur Hiller, 1970), arriva en cinquième position du box-office français avec plus de 5 millions d’entrées. Nous nous poserons la question suivante. Quel est cet amour (love) dont ce roman conte l’histoire (story) : amour passion ou amour proprement humain, dont la source serait la volonté et non pas la seule sensibilité ?
Il faudrait analyser en détail certaines scènes décisives : la rencontre, la scène, la mort… Supposant l’histoire connue [2], nous nous contenterons de donner les principaux signes (indices, expressions) de l’amour passion illustrés de quelques extraits significatifs du roman. Si nous parlons de signes, c’est que notre approche est volontiers diagnostique, cela ne signifie nullement que la passion soit une maladie demandant remède ! Aussi est-il important de ne pas qualifier moralement et négativement ce qui va être dit, même s’il faudra souvent utiliser le vocabulaire négatif ou privatif. Certes, l’amour ici décrit est peu humanisant, mais cette analyse se veut descriptive et non pas normative.
1) Résumé de l’histoire [3]
Oliver Barrett, Quatrième du nom (Ryan O’Neal), descend d’une grande lignée de diplômés de Harvard, riches et éminents. Sans doute pour sortir du moule de l’« Ivy League » (c’est-à-dire des plus grandes universités de l’est des États-Unis), Oliver décide de sortir avec Jennifer Cavalleri (Ali MacGraw), une Américaine d’origine italienne, pauvre et catholique, qui étudie la musique à Radcliffe. Mais ils finissent par tomber amoureux. Dès la fin de leur année universitaire, ils décident de se marier. Le père d’Oliver, qui s’oppose à ce mariage au vu de la classe sociale de Jennifer, finit par se brouiller avec son fils et le prive de son aide financière pour la fin de ses études.
Le jeune couple lutte alors pour pouvoir payer les études d’avocat d’Oliver. Finalement, Oliver sort troisième de sa promotion, et rentre dans une firme d’avocats à New York. Après avoir multiplié les petits travaux pour pouvoir subvenir aux besoins de son couple, Jennifer enseigne la musique dans une école privée.
Jouissant de revenus désormais confortables, désormais mariés et ayant 24 ans, Oliver et Jennifer décident d’avoir un enfant. Mais le succès ne vient pas, et après un certain nombre d’essais, ils consultent un spécialiste. Ayant pratiqué de nombreux tests sanguins, il informe alors Oliver que Jennifer a une leucémie et est condamnée à très court terme.
Suivant les conseils du médecin, Oliver essaie de se comporter « normalement » sans en parler à Jennifer, mais celle-ci l’apprend par un autre médecin. Elle décide d’aller à l’hôpital pour commencer une thérapie contre le cancer, et Oliver commence à être à cours d’argent pour payer le traitement. Désespéré, il va demander une aide financière à son père, prétextant une « bêtise » avec une fille. Son père commence par le sermonner à propos de son mariage avec Jennifer, mais finit par lui prêter l’argent.
Au terme, Jennifer décède à l’hôpital dans les bras d’Oliver anéanti. Il sort de l’hôpital sans un mot, alors qu’il neige sur New York. Venant d’apprendre la terrible nouvelle, le père d’Oliver arrive, lui demande s’il a besoin de quelque chose et s’excuse. Oliver lui annonce qu’elle est morte et lui dit cette dernière phrase : « L’amour, c’est n’avoir jamais à dire qu’on est désolé », avant de partir seul dans Central Park. Tirez le rideau et les mouchoirs…
2) Approche psychologique
a) Signes directs
Nous entendons par là ce que révèle la relation entre Jennifer (Jenny) Cavilleri et Oliver Barrett IV :
1’) La passion d’amour
En langage actuel autant qu’antique, l’éros.
a’) Le primat de l’enracinement dans le corps
« – Jenny puisque vous êtes si convaincue que je suis un pauvre mec, pourquoi tout ce numéro pour que je vous offre un café ?
Elle me regarda droit dans les yeux et sourit.
– Parce que j’aime ton corps [« ton physique », a-t-on traduit dans le film], dit-elle ». (p. 9)
Oliver teste la jalousie de Jenny, en parlant de la jolie Bella Landau : « Tu n’est pas jalouse ? demandai-je carrément. – Non, mes jambes sont bien mieux que les siennes, dit-elle ».
Belle garantie contre la jalousie ! Qu’en sera-t-il lorsqu’il rencontrera quelqu’un qui a plus de qualités (et pas seulement physiques) que Jenny ? La logique de l’amour n’est pas mesurée par le contentement que l’on éprouve, mais par la décision d’aimer.
b’) L’éveil brutal de l’amour
Un mot résume tout : « Cela arriva d’un seul coup. Tout ». (p. 36)
Voici ce qu’il se passa dès après leur seconde rencontre, au match de hockey :
« Presque sans y penser, je l’embrassai légèrement sur le front.
– Je t’ai permis ?
– Quoi ?
– Je t’ai permis de m’embrasser ?
– Excuse-moi, j’ai perdu la tête.
– Pas moi.
Nous étions pratiquement seuls maintenant, il faisait nuit et froid et il se faisait tard aussi. De nouveau, j’embrassai Jenny. Mais cette fois ni sur le front ni légèrement. Cela dura un long et plaisant moment. Quand ce fut fini, Jenny continuait à serrer mes manches ». (p. 17 et 18)
c’) La labilité de l’humeur
Après le premier baiser qui vient d’être évoqué, voici le dialogue entre Oliver et Jennie :
« Ecoute, Jen [Jennifer]. Il se peut que je ne t’appelle pas pendant quelques mois.
Elle se tut un moment. Plusieurs moments.
Puis elle demanda.
– Pourquoi ?
– Il se peut aussi que je t’appelle d’ici dix minutes.
Je lui tournai le dos et commençai à m’éloigner.
– Salaud ! l’entendis-je murmurer.
Je pivotai de nouveau et marquai un but à six mètres.
– Tu vois, Jenny, tu sais frapper, mais tu ne sais pas encaisser ! » (p. 18)
On notera le vocabulaire guerrier, irascible et on en reparlera.
d’) La cérémonie de mariage
Elle est strictement sentimentale (p. 72, par exemple). Un bon exemple en est donné par exemple par les poètes qui y sont cités. Nous en reparlerons plus bas.
2’) Le lien avec les autres passions
On se le rappelle, ce n’est pas l’existence d’autres passions qui signifie le caractère passionnel de l’amour : un amour de volonté peut coexister avec des colères ou des tristesses, sinon il faudrait dépouiller son corps pour être homme ! Mais la présence des passions autres n’est expressive que s’il y a une corrélation dynamique ou génétique, autrement dit, si l’amour se transforme ou laisse place (ce qui en est l’expression repérable) en un affect tel que la colère ou la haine ou la fuite : le point de départ du changement étant homogène au point d’arrivée, l’amour était donc de l’ordre, du registre de la passion.
Or, on trouve cette coexistence nullement pacifiée dans les relations orageuses du couple Barrett.
a’) L’irascible
Omniprésent, l’irascible se rencontre à chaque page. Le match de hockey (le combat, l’irascible) a joué un rôle non négligeable dans la naissance de l’amour : non seulement parce qu’il a donné à Jenny d’admirer Oliver (ce qui relève du critère suivant), mais parce qu’il trouve dans cet amour le lieu de repos que toute tension irascible espère trouver dans le concupiscible (« la femme est pour le repos du guerrier »). Certes, cela ne rend pas l’objet désiré indifférent, mais cela centre l’amour sur le sujet et donc sur sa seule satisfaction.
Le vocabulaire le confirme (cf. plus bas).
b’) La tristesse
A minima, Oliver téléphone le soir même à Jenny, parce qu’il est déçu du comportement de ses amis (p. 19).
De même la jalousie (qui est une tristesse) ridicule à l’égard de Philippe, le père de Jennifer (p. 30), peut être l’expression de blessures antérieures, mais est d’abord le signe d’une tentation captatrice et d’un manque de confiance.
3’) L’idéalisation
L’idéalisation est le mécanisme, porté par l’imagination qui projette sur l’être aimé notre attente de perfection et notre déni des ombres. Oliver Barrett, surtout, est incapable de critiquer Jenny. À aucun moment on ne s’aperçoit qu’il prend du recul sur sa passion, qu’il connaît les défauts de sa future femme et que donc il est capable de l’aimer telle qu’elle est.
4’) Signes relevant de la vie de l’intelligence
Après avoir considéré les signes sensibles, envisageons les signes relevant de la vie de l’esprit, intelligence et volonté. Les indices intellectuels sont en l’occurrence d’ordre privatif.
a’) L’absence de paroles
Le couple Barrett ne communique pas ou plutôt a des problèmes de communication. On pourra relever combien les mots : « Je t’aime », ou « je me donne à toi » apparaissent étonnamment peu dans un roman d’amour. Est-ce parce que l’amour, ça se voit, cela n’a pas besoin de se dire ? Sans doute pour l’amour-passion, mais les requisit de l’amour de volonté sont bien différents.
1’’) La demande en mariage
Paradoxalement, le mutisme trouve son sommet lors de la demande en mariage d’Ollie :
« Tu veux m’épouser ?
– Oui.
Elle ne sourit pas et, penchant la tête de côté, demanda simplement :
– Pourquoi ?
Je regardai bien en face.
– Parce que, dis-je.
– Ah ! dit-elle, c’est une très bonne raison.
Elle me prit par le bras (pas par la manche cette fois-ci) et nous marchâmes le long de l’eau. Il n’y avait rien de plus à dire ». (p. 42 et 43)
2’’) La décision du mariage
Aucun dialogue ne précède la décision de se donner l’un à l’autre, de se marier, etc. Finalement on ne sait guère pourquoi ils se marient, quels sont les projets sur lesquels ils contruisent leur amour et leur mariage.
D’ailleurs, Oliver n’arrive même pas à parler de Jennie sans écorcher son nom de famille. Or, l’amour personnel respecte cette icône de la personne qu’est le nom.
3’’) Après le mariage
Lors du mariage, Oliver et Jenny lisent notamment du Walt Whitman (« le vieil oncle WW » du Cercle des poètes disparus) dont ce passage typique : « Je te donne moi-même avant toute foi ou loi ». Or, un autre signe typique de l’amour passion est sa prétention à être au-delà de toute loi et institution, donc de toute rationalité. La passion n’est pas libération de la raison, mais son ennemie.
Après la scène de ménage, aucune parole n’est échangée. Aucun pardon surtout n’est offert ; voire, il est refusé (p. 85 à 90).
b’) L’oubli de la signification du mariage
Comment ne pas être frappé de l’oubli de la double signification du mariage : la communion et la procréation. Voici une réflexion in peto d’Oliver Barrett IV : « C’est assez drôle de penser que des types qui passent les premières années de leur vie sexuelle à chercher à ne pas rendre les filles enceintes […], changent totalement leur manière de penser et deviennent obsédés de conception au lieu de contraception.
« Car cela peut devenir obsédant. Et cela peut priver l’aspect le plus merveilleux d’un mariage heureux de tout naturel et de toute spontanéité ». (p. 100 et 101) Que veut dire « naturel » ? Ici, c’est l’animal, le spontané passionnel qui est norme de vérité. C’est la nature animale de l’homme dont il est question.
5’) Signes relevant de la volonté
a’) L’incontrôlabilité
La passion semble déborder totalement la volonté Cette absence n’est bien entendu pas totale, sinon ce couple n’aurait jamais pu tenir ainsi pendant des années malgré les épreuves. Mais justement, c’est le propre de la fiction de rendre croyable ce qui est illusoire, voire impossible.
Voici un dialogue entre Jenny et Oliver au début de leur rencontre :
« Je n’aime pas ça, dit-elle.
– Quoi ?
– Le fait que j’aime ça ».
Certes la passion ne se commande pas. Mais la volonté est systématiquement mise de côté.
b’) Pas d’accueil
Le corollaire du don (de la dimension sponsale) est l’accueil, ainsi que le montre bien Jean-Paul II. Refuser d’accueillir est donc refuser de se situer sur le plan de la volonté et demeurer dans le monde de la passion.
Une bonne illustration de cette fermeture est donnée lorsque, pour la première fois, Oliver formule, non sans difficulté son amour (c’est l’une des très rares fois) (p. 20). Or, certes, Jennie n’ose dire en retour son amour, sa passion (et donc se donner à son tour) ; mais, plus encore, elle n’accueille en rien ce que dit Oliver. Voire, elle lui dit : « con ». Certes, il est possible d’en décrypter les raisons, psychologiques, et ainsi d’excuser ce mot (elle ne peut croire à un amour entre deux êtres si différents de milieux, d’extraction, d’éducation, etc.). Il est aussi certain que ce mot peut se comprendre comme affectueux ou comme une agressivité cherchant à camoufler l’émotion violente qui l’inonde. Mais en tout cas, à aucun moment, on ne voit Jennie s’élever à l’ordre de l’esprit.
c’) L’absence de pardon
Nous retrouverons ce signe très révélateur dans la conclusion.
b) Signes directs qui sont des conséquences de l’amour passion
Ce sont les conséquences de l’appartenance exclusive au registre passionnelle : le caractère archaïque, enfantin.
1’) L’immaturité de l’amour d’Oliver
Cette immaturité est bien analysée par Jenny dans le passage suivant :
« Je crois que tu ne t’arrêterais devant rien pour avoir Oliver Barrett III.
– On n’‘a’ pas Oliver Barrett III. […]
– A moins, peut-être, d’épouser Jennifer Cavilleri… » Oliver laisse éclater sa fureur : « C’est ce que tu penses ? demandai-je.
– Je pense qu’il y a de ça, dit-elle très calmement.
– Jenny, tu ne crois pas que je t’aime ? hurlai-je.
– Si, dit-elle, toujours aussi calmement, mais d’une certaine façon, tu aime aussi que socialement je sois zéro ». (p. 54)
Ce qui montre aussi que la passion se laisse aisément surdéterminer par l’égoïsme, par les règlements de compte inconscients. Et on n’en reparlera pas, comme si ce genre de questions importantes se résolvaient par le silence, ou plutôt comme si cette scène servait à nourrir la tension dramatique. Il y a aussi sans doute un pessimisme profond : ces difficultés sont insolubles.
2’) Autre signe d’immaturité le désir d’indépendance
Oliver veut être indépendant et non pas interdépendant. « J’avais décidé de ne rien dire à personne, d’endosser tout le poids tout seul ». (p. 107) D’où la souffrance, la peine et le repli sur soi, le refermement, typique du héros qui ne connaît que la logique de l’amour. Ses relations à autrui sont peu analysées.
D’ailleurs, il ne parle quasiment pas de ses amis. Son univers semble borné à Jennyfer.
3’) La passion non-falsifiable
En effet, la passion, en son caractère infantile et archaïque, reproduit la toute-puissance de l’enfant. Elle ne supporte pas la contradiction et se justifie de tout.
Jenny dit qu’elle est douée.
« Douée en quoi, dis-je ?
– Douée parce que je n’accepterais pas d’aller prendre un café avec vous.
– Je ne vous l’ai pas demandé.
– Vous voyez bien que vous êtes stupide, dit-elle ». (p. 7)
4’) Le déni de la mort
Le signe même de l’amour vrai, don, est que l’on souhaite la présence de l’autre jusqu’au bout afin que la communion demeure. « fous le camp, dit-elle, Je ne veux pas de toi à mon lit de mort, bon Dieu ». (p. 122) On pourrait penser à de l’altruisme, et sans doute est-il présent : Jenny ne veut pas que Oliver souffre. Mais la violence même du ton et des paroles montre la passion.
Et cela est bien dans la logique passionnelle qui va emporter l’image de la vivante dans l’imaginaire, nourrissant la tristesse.
C’est au cours de cette même scène, que Jennie demande à Oliver d’être toujours heureux. Or, justement, un tel sentiment ne se commande pas : ce vœu de toute-puissance de l’amour qui voudrait modeler le bien-aimé peut être la trace d’un souhait oblatif, mais peut aussi être recherche de soi (« je ne supporterais pas de te voir triste, parce que cela me donnerait le cafard »).
c) Signes indirects
Confirmation est apportée par la relation qu’Oliver entretient avec son père : elle est aussi tout autant passionnelle. Certes elle a un intérêt dramatique comme nous allons le montrer dans un instant. Mais sa signification excède le seul effet narratif, il révèle la psychologie d’Oliver à laquelle Jennie participe au moins pour une part. Relevons seulement quelques signes :
1’) Carence dialogale
Oliver et son père ne se parlent pas. Selon une expression suggestive, Oliver parlent de leurs « non-conversations ».
Ou, s’ils se parlent, ils sont chacun emmurés dans leur monde, comme en témoignent la toute dernière scène du roman.
Dernière scène :
« Oliver, dit mon père, d’un ton pressant, je voulais faire quelque chose.
– Jenny est morte, lui dis-je.
– Je suis désolé, mumura-til.
Sans savoir pourquoi, je répétai ce que j’avais appris un jour de Jennifer, morte maintenant. [ah ! nostalgie !]
– L’amour, c’est n’avoir jamai à dire qu’on est désolé ». (p. 124)
2’) Relation immature
Oliver réagit comme l’enfant soumis, dont parle l’analyse transactionnelle. Par ailleurs, il parle de leurs relations en termes de combat, de round, de sets, de smash. C’est par exemple le cas lorsqu’il annonce ses intentions à son père. Lisons-en la fin :
« Il y a une chose que tu sembles oublier…
– Rappelle-moi quoi, parvins-je à articuler, tout en sentant monter ma colère.
– Tu n’as pas encore vingt et un ans. Légalement, tu n’es pas majeur.
– Ta légalité, je n’en ai absolument rien à foutre. […]
– Épouse-la maintenant, mais alors ne vient même plus me demander l’heure qu’il est.
Je me fichais pas mal qu’on nous entende ou pas.
– Mais tu n’as jamais su l’heure qu’il était, père, dis-je.
Je sortis de sa vie et commençai la mienne ». (p. 58)
3’) Un autre signe d’immaturité est l’esprit de contradiction, systématique
« Du sucre, Oliver ? demanda ma mère.
– Oliver prend toujours du sucre, chérie, dit mon père.
– Pas ce soir, merci, dis-je. Et sans lait ». (p. 51)
3) Arguments littéraires
Passons du signifié au signifiant, du contenu (idées) à la forme. Or, la forme exprime aussi le primat de l’amour passion. L’on peut distinguer deux aspects : le vocabulaire et la narration.
a) Critères lexicaux
1’) Le vocabulaire définitif
Emploi des « une fois pour toutes » (p. 121) ; les « jamais », « toujours », etc. Or, c’est le propre de la passion que de nier le temps, ses effets transformateurs, l’espérance liée à la puissance de changement. Le roman aime les phrases grandiloquentes et celles-ci sont souvent d’abord prononcées pour flatter l’oreille de celui qui les prononce ; autrement dit, elles sont le signe de la recherche de soi.
2’) Le vocabulaire agressif, ici sadique
Le roman fait un fréquent emploi de « salaud » et même de « salope ». Or, ces mots appartiennent au registre de l’irascible. Le passage constant entre le concupiscible et la violence (même verbale) est signe de la passion.
Exemple de conversation :
« Dis donc, salope, fis-je.
– Quoi donc, salaud ? répondit-elle.
– Je te dois vraiment beaucoup, dis-je sincèrement.
– C’est faux, salaud, c’est faux, répondit-elle.
– Faux, fis-je, surpris.
– Tu me dois tout ! dit-elle ». (p. 92)
Ces formules toutes faites et définitives empêchent une véritable écoute en profondeur.
b) Critères narratifs
Le scénario est d’une brièveté allusive et d’un sens de la croissance dramatique magistraux. Il faut saluer ici la maîtrise du scénario. Tout d’abord, il faut noter ce qui est un coup de génie : indiquer, dès la première page, à la fois l’immense amour d’Oliver et de Jennie, et aussitôt la mort qui les sépare définitivement. Ainsi une tension maximale va tendre tout le roman : quelle que soit la grandeur de la passion vécue, la menace de la mort planera constamment sur elle. Toujours menacé, l’amour apparaîtra d’autant plus vulnérable, mais aussi d’autant plus précieux. Comme tout roman passion, Love story est donc placé sous le chiffre d’Eros et de Tanathos, du feu et du sang.
Tout l’art, consommé du romancier, va désormais consister à accumuler, en les graduant savamment, les obstacles à l’amour, ménageant à la fois des oasis de repos, qui durent ce que dure la satisfaction d’une jouissance concupiscible, pour aussitôt se heurter à des difficultés croissantes à l’amour, qui sont autant moyens de faire grandir le concupiscible et de lui donner plus de valeur. C’est pour cela que les scènes relatives à l’irascible sont au moins aussi importantes que celles consacrées à montrer leur amour.
Quels sont ces obstacles ?
– D’abord, les différences de milieu, d’éducation, etc.
– Ensuite, l’argent, le travail difficile.
– Puis, une fois résolues ces difficultés, intervient une nouvel obstacle, latent : la relation aux familles, et surtout au père Oliver Barrett III, avec tout le retentissement que l’on sait sur le psychisme immature du couple Barrett : pourra-t-il franchir cette nouvelle épreuve victorieusement ? Oui ! Bravo !
– Enfin, l’obstacle décisif et définitif de la mort. Cette dernière difficulté ne demande plus d’être surmontée, mais va aider à transformer l’amour affectif en son contraire, à savoir la fameuse passion romantique du spleen (cf. Chatterton de Vigny), de la tristesse à en mourir, qui dure pour l’éternité.
En effet, l’apparition de chaque obstacle est soigneusement calculé pour permettre un minimum de passion ; mais comme la passion est labile, sitôt consommée, consumée, elle requiert de s’élancer vers la conquête d’un nouveau sommet, qui doit aussi être plus haut. Or, seul l’irascible le permet.
On le voit, tout l’art du romancier est de doser, de fractionner le jeu de l’amour et de la guerre. L’éblouissante technicité de Segal en ce domaine est donc au service de l’amour passionnel : il utilise (je n’ai pas dit manipule) les ressorts du jeu irascible-concupsicible, tant dans le roman que chez le lecteur.
3) Conclusion [4]
Un mot célèbre résumerait bien la « philosophie » de l’amour sous-jacente au roman. Il s’agit de la phrase la plus fameuse de Love Story – un de ces mots à l’emporte-pièce qui sont plus faits pour briller que pour illuminer – : « L’amour, c’est n’avoir jamais à dire qu’on est désolé ». (p. 90 et 124 : le dernier mot). Or, l’amour passion ignore le pardon exprimé. Cette parole est aussi révélatrice – et pas seulement en univers lacanien – d’un refus de se situer sur le registre symbolique, comme le manifeste l’isolement de la première partie de la formule choc : « L’amour, c’est n’avoir jamais à dire » : l’amour c’est ne pas parler, ne pas accèder à la dignité de parle-être, au culturel. Enfin, ce refus d’être désolé est le déni de la vulnérabilité qui est la condition de l’humanité.
La réponse à la question posée dans l’introduction est désormais claire : dans la plus pure tradition romantique, Love story est l’apologie de la passion amoureuse. On en trouve de nombreux et différents signes, aux différents registres, tant psychologiques que narratifs. Si le roman de Segal n’a pas la profondeur d’analyse d’un Roméo et Juliette ou le parfum vertigineux et enivrant du mythe de Tristan et Iseult, il a au moins le mérite d’être en prise directe sur notre modernité et de parfaitement maîtriser la technique narrative. Je ne dis bienentendu pas que Segal a pensé à tout cela. Mais il a en tout cas écrit un roman qui marche et il a su en exploiter – consciemment ou inconsciemment, peu importe – les recettes. Voilà ce qui nous importe.
Nous sommes donc en présence d’une excellente illustration de ce qui est classiquement dit de l’amour passion. Il faudrait toutefois nuancer. Nous avons pu noter, chemin faisant, que la volonté ou la lucidité raisonnable n’étaient pas toujours absentes. Mais ces facultés brillent de manière trop intermittente, pour que l’on puisse parler d’amour de bienveillance, d’amitié ou d’amour oblatif.
Pascal Ide
[1] Erich Segal, Love story, trad. Renée Rosenthal, Paris, Flammarion, éd. « J’ai lu », 1970.
[2] Il aurait été bien préférable d’avoir directement affaire à la version originale américaine. Espérons que certaines traductions ne sont pas trop outrées ou ne falsifient pas trop le « message » du roman et donc notre interprétation.
[3] Nous suivons ici le résumé du film donné par la notice française de Wikipédia. De fait
[4] Le film est très fidèle au roman. Il en traduit bien le caractère passionné et passionnel. La musique, justement célèbre de Francis Lai, est, faut-il le préciser ?, en mineur.
Certains plans sont révélateurs et apportent une lumière par rapport au roman, manifestant par exemple bien la distance existant entre Oliver et son père (scène où Oliver vient demander 5000 $ à son père…).
Quelques scènes sont ajoutées. Les relations entre père et fils sont moins clastiques. On peut regretter que le scénario ait fait disparaître le dernier geste d’Oliver, que l’on peut soupçonner d’apporter une lueur d’espérance et de réconciliation (« Et puis, je fis ce que je n’avais jamais fait en sa présence, et encore moins dans ses bras. Je pleurai ». p. 124) au profit d’une inclusion (la scène introductive est identique à la scène conclusive) dont l’effet dramatique, en littérature comme au cinéma, n’est plus à démontrer.