Dans un ouvrage justement fameux publié en 1965, Jean Daniélou (1905-1974) affirmait de la manière intentionnellement provoquante qu’il affectionnait : L’oraison [est un] problème politique [1].
- Il convient d’abord d’écarter deux confusions opposées. La première est l’« asservissement de la cité à l’Église ». Elle se produit par exemple, lorsque « les responsables des pouvoirs politiques s’affolent en constant l’immoralité et les désordres entraînés par le développement de la civilisation technique » et « appelent la religion à la rescousse quand ça va mal ». Le risque est non seulement d’utiliser l’Église, mais aussi de construite l’image d’un « Dieu-gendarme ». Tout à l’inverse, l’Église est constamment menacée d’être instrumentalisée par le politique : « il peut y avoir une utilisation des Églises par les États, dans la mesure où elles constituent pour eux des instruments commodes [2]».
La solution semble être celle adoptée par la France : la séparation de l’Église et de l’État. Mais cette « dissociation totale […] est finalement néfaste pour tous les deux [3] ». D’une part, elle conduit au « suicide de l’humanité [4] ». En effet, « le but de la politique est d’assurer le bien commun » de l’homme. Or, celui-ci est autant matériel que spirituel, donc religieux, pour Daniélou qui ne distingue pas ici ordre de l’esprit et ordre de la charité. Voilà pourquoi Giorgio La Pira [5], que Daniélou cite avec admiration, affirme que « la cité comporte deux éléments essentiels : des logements ouvriers et des monastères, c’est-à-dire le service et l’adoration [6] » ; autrement dit, et c’est toujours La Pira qui parle, la vraie cité est celle « où les hommes ont leur maison et où Dieu a sa maison [7] ».
D’autre part, l’oraison, c’est-à-dire la vie avec Dieu, requiert des conditions sociales pour être exercées. Loin d’être un problème seulement personnel et privé, elle est aussi un problème social et public. La raison, inédite, se fonde sur l’un des traits les plus fondamentaux et les plus ignorés du christianisme en notre Occident individualiste [8]. En effet, « le cas de ceux qui se retirent de la vie sociale [comme les moines] pour pouvoir mener une existence spirituelle est un cas particulier ». Or, l’oraison ne doit pas être « le privilège d’une petite aristocratie de spirituels » : elle est « pour tous ». Donc, le politique assurera à tous les conditions minimales de l’oraison. Si même « les moines sentent la nécessité de se donner des conditionnements pour rendre l’oraison possible [9] », combien plus, en est-il pour ce que le jésuite théologien appelle « l’Église des pauvres » [10], c’est-à-dire non pas seulement l’Église de ceux qui sont démunis, mais le « tout-venant », « l’homme moyen [11] ».
Voilà pourquoi l’oraison est un problème politique. Si l’on entend par oraison « l’expérience spirituelle orientée vers Dieu [12] », ce qui écarte la seule expérience intérieure, autoscopique, et la seule expérience chrétienne, pour s’étendre à « la prière » comme « aspect constitutif de toutes les religions [13] ». Et si l’on entend par politique, la sphère de l’homme « collectif », du « bien commun », ainsi que nous l’avons dit et du « bien temporel [14] » – au sens non pas où il exclut le « bien éternel », mais où il ne confond pas les deux biens, ainsi que nous l’avons également noté – ce qui réduirait le religieux à « un fait purement social » et le christianisme à un christianisme sociologique [15] ».
- Mais comment le politique prend-il soin de l’oraison ? Cette question est d’autant plus urgente et importante que, dans ce que notre auteur nomme « la civilisation technique », « la réalisation de la vie d’oraison est pratiquement impossible [16]». Et c’est ici que son fin diagnostic va rejoindre le propos de notre intervention. Trois raisons rendent aujourd’hui « la prière difficile [17]».
La première est l’« accélération du temps » qui ne laisse plus d’espace à la prière. Et à celui qui objecte que l’« on peut trouver Dieu à travers toutes choses », le cardinal jésuite rétorque que, si « ceci est parfaitement exact », toutefois « on commence à pouvoir trouver Dieu à travers toutes choses quand on a commencé par le trouver au-delà et en dehors de toutes choses [18] ».
La deuxième est la « socialisation de l’existence », c’est-à-dire l’absorption de la vie personnelle dans la vie collective. Le théologien va même jusqu’à parler d’un risque d’« être dépersonnalisé [19] ». Or, l’oraison n’est possible que dans le silence et la solitude, c’est-à-dire dans l’intériorité : « la prière est la rencontre de la foi et de l’expérience spirituelle, c’est-à-dire » requiert « la possibilité pour la foi de s’intérioriser [20] ». Comment ne pas être frappé de l’extrême actualité d’un propos qui date pourtant de 60 ans ?
La troisième raison est « la désacralisation ». La prière ne demande pas seulement un temps, mais un espace où le religieux, le transcendant trouve sa place. Or, si « les civilisations anciennes », méditerranéennes, mais aussi asiatiques, africaines ou américaines, « étaient des civilisations sacrales », c’est-à-dire des civilisations dans lesquelles les structures de l’existence humaine avaient ultimement un fondement religieux [21] », ce n’est plus le cas dans notre société d’aujourd’hui où « nous acceptons une dissociation totale entre un monde profane et un monde sacré [22] ». Voilà pourquoi « la jeunesse musulmane, qui doit passer d’un stade de civilisation encore sacrale au stade de la civilisation contemporaine » traverse « crise très profonde » ; et il en est de même « dans les pays d’Afrique ou à Madagascar » où « la tehnique est en train de détruire toute une civilisation [23] ».
Comprenons bien le propos de ce grand observateur de notre société contemporaine qui est tout sauf un anti-moderne. Loin de revenir à une chrétienté sacrale et de renoncer à la civilisation technique – ce qui est de toute manière impossible –, il propose un éclairant séquençage qui évoque non pas tant la théorie comtienne des trois états que la théologie des âges de l’humanité chère aux Pères de l’Église et aux Docteurs médiévaux. Auparavant, il cite son condisciple et prophète Teilhard de Chardin :
« Parvenu à un degré supérieur de maîtrise de soi-même, l’Esprit de la Terre se découvre un besoin de plus en plus vital d’adorer : de l’Évolution universelle, Dieu émerge dans nos consciences plus grand et plus nécessaire que jamais [24] ».
Jean Daniélou commente :
« Si une certaine forme de civilisation sacrale, est liée à l’enfance de l’humanité, l’athéisme à cet égard ne représente pas le stade de l’humanité adulte ; il représente l’adolescence. Il est exactement le moment où l’humanité enfant se révolte contre l’univers à l’intérieur duquel elle s’est constituée. Mais nous savons que la révolte est essentiellement l’attitude de l’adolescence. Au stade adulte, au contraire, se retrouve un équilibre supérieur qui permet alors de récupérer les valeurs religieuses fondamentales dans un équilibre nouveau [25] ».
Si l’on joint à l’athéisme le laïcisme à la française, c’est-à-dire la laïcité de neutralité qui, en privatisant le religieux, s’identifie à un athéisme pratique, la proposition dualiste dont nous parlions ci-dessus (séparation de l’Église et de l’État à la française) relève donc de l’adolescence, alors que les empiètements, voire les confusions instrumentalisantes du religieux et du politique appartiennent à l’enfance de l’humanité. Comment accéder à cet âge adulte où le spirituel joue une « fonction […] à l’intérieur du monde technique [26] », donc où l’oraison s’invite dans le politique ?
- Une réponse semble être « un humanisme commun dans lequel se rencontreraient des hommes de toutes spiritualités ». Mais cette solution en « reste » à « des généralités tellement vagues qu’elles n’apportent pas de solutions concrètes [27]». Or, le spirituel ne s’incarne réellement que dans les grandes religions historiques. En effet, l’on n’a rien fait de mieux concrètement que celles-ci. Pourquoi donc (et d’ailleurs comment) inventer une nouvelle instance ?
« Je pense que seuls peuvent apporter des réponses valables les représentants authentiques des religions. On n’a trouvé aucune idéologie de rechange à l’égard de ce que représentent les grandes religions historiques [28] ».
La réflexion de Jean Daniélou rejoint ici celle, toute récente, d’Henri Hude qui, à propos d’une question toute autre et aussi brûlante, celle de la guerre, note que la seule réponse pratique, concrète, ne réside pas dans le prétendu humanisme de ce qu’il appelle le Léviathan (un Empire totalitaire qui achète sa toute-puissance au nom de l’impuissance des citoyens, c’est-à-dire la sécurité au prix de la liberté) ou le formalisme de Rawls, mais consiste à joindre à la paix politique la paix culturelle qui fonde le juste dans la vérité et le bien, donc, requiert la croyance en l’Absolu, ce qui s’incarne dans les grandes religions historiques [29]. L’on objectera que les religions sont source de violence. Ce n’est pas le lieu de répondre à cette difficulté aujourd’hui récurrente, à laquelle le philosophe répond en théorie comme en pratique [30].
Concluons en relevant que le défi que la religion lance à la cité, celle-ci le lui lance en retour : « Elles [les Églises, mais il faut élargir aux religions] doivent démontrer, par la vitalité dont elles témoigneront, qu’il y a, en effet, dans la construction de cette civilisaiton, une fonction qu’elles seules peuvent accomplir [31] ».
Pascal Ide
[1] Cardinal Jean Daniélou, L’oraison, problème politique, Paris, Fayard, 1965 : reprint, coll. « Bibliothèque du Cerf », Paris, Le Cerf, 2012. Nous nous centrerons sur le deuxième chapitre qui a donné son titre à tout le livre.
[2] Ibid., p. 36-37.
[3] Ibid., p. 37.
[4] Ibid., p. 37.
[5] Giorgio La Pira (1904-1977) est un universitaire et un homme politique italien, qui fut maire de Florence à deux reprises, et par ailleurs engagé dans sa foi catholique, au point d’être invité à participer au Concile Vatican II. Il est reconnu vénérable depuis 2018.
[6] Cardinal Jean Daniélou, L’oraison, problème politique, p. 38.
[7] Ibid., p. 26.
[8] Cf. l’ouvrage princeps d’Henri de Lubac, Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, coll. « Unam sanctam », Paris, Le Cerf, 1938, 71982.
[9] Cardinal Jean Daniélou, L’oraison, problème politique, p. 28.
[10] Ibid., p. 9 et tout le chap. 1.
[11] Ibid., p. 29.
[12] Ibid., p. 23.
[13] Ibid., p. 24.
[14] Ibid., p. 25 et 26.
[15] Ibid., p. 29.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 31.
[18] Ibid.
[19] Ibid., p. 32.
[20] Ibid., p. 33.
[21] Ibid., p. 33.
[22] Ibid., p. 35.
[23] Ibid., p. 34.
[24] Pierre Teilhard de Chardin, « L’Esprit de la Terre », 9 mars 1931, Œuvres complètes. Tome VI. L’Énergie humaine, Paris, Seuil, 1962, p. 53. Souligné dans le texte. Daniélou se trompe de référence, renvoyant à « Sauvons l’Humanité. Réflexion sur la crise présente », 11 novembre 1936 (Tome 9. Science et Christ, Paris, Seuil, 1965).
[25] Cardinal Jean Daniélou, L’oraison, problème politique, p. 36. Souligné par moi.
[26] Ibid., p. 39.
[27] Ibid.
[28] Ibid., p. 40.
[29] Cf. Henri Hude, Philosophie de la guerre, coll. « Armes et armées », Paris, Éd. Economica, 2022, chap. 4 et 5. Cf., avec toutes les grandes limites du genre qu’est le débat, Rémi Brague et Pierre Conesa, Les religions font-elles plus de bien que de mal ?, coll. « Débats des Bernardins », Paris, DDB, 2025.
[30] Cf. Ibid., p. 83-94.
[31] Cardinal Jean Daniélou, L’oraison, problème politique, p. 41.