Dans La formation de l’esprit scientifique, l’un des plus importants ouvrages qu’il ait écrits en épistémologie, le philosophe français Gaston Bachelard () a élaboré une notion promise à un avenir que lui, l’homme de l’imaginaire, n’imaginait pas : l’obstacle épistémologique [1]. Or, ce concept est au fond identique à ce que nous appelons blessure de l’intelligence. Celle-ci, nous l’avons vu, est la privation de la lumière actualisant la raison ; et qui dit privation dit absence d’une forme que l’on devrait avoir, donc, ici d’un savoir. Or, Bachelard parle très clairement de l’obstacle épistémologique qui « offusque ce qu’on devrait savoir [2] ». Précisément, l’obstacle épistémologique s’identifie soit à la blessure, soit à sa cause. Profitant d’une érudition confondante, Bachelard va proposer des développements d’une rare acuité qui éclaire de manière profonde et novatrice la question du traumatisme de l’esprit. Je serai obligé de poser à Bachelard des questions qu’il ne se pose pas [3] ; je devrai donc systématiser autrement sa pensée et lui imposer une catégorisation qui lui répugnerait. Mais j’en respecterai l’essentiel, à savoir les notions, les apports originaux. C’est le sort des idées que d’échapper à leur concepteur, comme des enfants d’échapper à leur parents, si l’éducation est réussie.
A) Nature de la blessure
D’entrée de jeu, Bachelard prévient que, pour lui, le modèle du savoir est le savoir scientifique qu’il qualifie parfois de savoir objectif [4]. En effet, le seul savoir rigoureux, digne de ce nom est un savoir qui abstrait, quantifie et modélise. « Une connaissance objective immédiate, du fait même qu’elle est qualitative, est nécessairement fautive [5] ».
L’obstacle épistémologique est donc l’obstacle apposé à l’obtention du savoir scientifique. Pour Bachelard, en effet, celui-ci n’est pas un point de départ, mais un point d’aboutissement. Au commencement est la connaissance immédiate et trompeuse. C’est au terme d’un long chemin parsemé d’embûches que se lève la connaissance rigoureuse de la science. Et ces embûches portent, pour Bachelard, le nom technique d’obstacle épistémologique. Ils sont nécessaires, car « c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles [6] ». Aussi « la connaissance du réel […] n’est jamais immédiate et pleine [7] ». Aussi, Bachelard en vient à décrire un équivalent de la loi comtienne des trois états, mais appliquée à l’esprit scientifique : 1. l’état concret ; 2. l’état concret-abstrait (l’abstraction est acceptée dans la mesure où elle représente l’immédiate intuition sensible) ; 3. l’état abstrait où l’esprit construit des abstractions « volontairement détachées de l’expérience immédiate et même en polémique ouverte avec la réalité première, toujours impure, toujours informe [8] ». Aussi, Bachelard en vient-il à conclure que « une expérience scientifique est alors une expérience qui contredit l’expérience commune [9] ».
Cette contradiction est double. Pour Bachelard, un mathématisme trop vague nuit à la science et la blesse : il n’est pas rare que les images priment les démonstrations rigoureuses et qu’on reviennent à celles-là après celles-ci, au point que Bachelard se demande « s’il ne faudrait pas parler d’un véritable besoin de vague qui vient mettre du flou jusque dans les connaissances de la quantité [10] ».
Mais un mathématisme trop précis contraint tout autant la science physique et lui demande ce qu’elle ne peut donner. Bachelard critique donc l’excès de précision, anticipant les conclusions auxquelles parviendront les théories du chaos (certes anticipées par les travaux d’Hadamard, Duhem et Poincaré) : la mesure absolument exacte est une illusion, puisque l’on peut toujours préciser les décimales. Or, cette requête blessée d’une précision excessive, que l’on trouve autant en histoire des sciences qu’en pédagogie, naît là encore d’un instinct de possessivité, de l’avarice intellectuelle, d’un besoin absolu de sécurité, de clôture du discours. En regard, « un des signes les plus distinctifs de l’esprit scientifique et de l’esprit philosophique » est le « droit de négliger [11] ». C’est d’ailleurs ce principe de négligeabilité qui a permis la naissance du calcul différentiel.
B) Le point de départ : la blessure par l’affectivité
Grâce à l’apport de la psychanalyse, Bachelard a parfaitement perçu l’élément affectif présent dans toute culture intellectuelle en général et scientifique en particulier. En effet, le chercheur trouve dans l’affectivité une solidité et une confiance « qu’on n’a pas assez étudié [12] ». Il veut donc étendre à la science l’approche que la psychanalyse avait réservé à la vie quotidienne : « la psychanalyse classique, préoccupée surtout d’interpsychologie, c’est-à-dire des réactions psychologiques individuelles déterminées par la vie sociale et la vie familiale, n’a pas dirigé son attention sur la connaissance objective [13] ».
Sur le fond, selon Bachelard, c’est l’affectivité qui blesse l’activité scientifique. Bachelard analyse ensuite tout le processus qui va retentir sur les autres facultés pour finir par falsifier le processus d’abstraction, blessant l’imagination, la mémoire et enfin la cogitative.
1) Exemples
La sensibilité donne une fausse orientation de départ à la connaissance rationnelle. En effet, le propre de la sensibilité est de discerner dans un objet concret un bien, une valeur et d’y trouver une satisfaction. Le signe par excellence de l’intervention indue, blessante de l’affectivité est la valorisation. Voici un exemple spontané de valorisation. Bachelard cite le traité de La Chambre sur La lumière. Pour lui, la lumière est parfaite, car elle est, de toutes les créatures sensibles, « la plus semblable et la plus conforme à la Divinité ». Ce qui le conduit à cette conclusion contraire à l’expérience :
« Si nous suivons les opinions communes, il nous faudrait ajouter ici que la Lumière s’affaiblit d’elle-même en s’éloignant du corps lumineux : qu’à l’exemple de toutes les autres qualités, elle perd peu à peu sa vertu dans les progrès qu’elle fait ; et que c’est là la véritable raison pour laquelle elle s’affaiblit et que même, à la fin, elle devient insensible. Mais, quoi qu’il en soit des autres qualités, nous tenons pour certain que la Lumière est d’une nature et d’un ordre si relevé au-dessus d’elles, qu’elle n’est sujette à aucune de leurs infirmités » son « affaiblissement n’est qu’extérieur et ne va pas jusqu’à l’essence et la vertu intérieure de la Lumière [14] ».
Voici un autre exemple, développé par un médecin de la fin du xviiie siècle :
« J’entends par ce feu, non pas une chaleur violente, tumultueuse, irritante et contre nature, qui brûle au lieu de cuire les humeurs, ainsi que les aliments ; mais ce feu doux, modéré, balsamique ; et qui, accompagné d’une certaine humidité, qui a de l’affinité avec celle du sang, pénètre les humeurs hétérogènes de même que les sucs destinés à la nutrition, les divise, les atténue, polit la rudesse et l’âpreté de leurs parties, et les amène enfin à un tel degré de douceur et d’affinement, qu’ils se trouvent approportionnés à notre nature [15] ».
Et Bachelard commente : « Dans cette page, il n’y a pas un seul argument, pas une seule épithète, qui puissent recevoir un sens objectif. Et pourtant comme nous convainc ! Il me semble qu’elle totalise la force de persuasion du médecin et la force insinuante du remède. Comme le feu est le médicament le plus insinuant, c’est en le prônant que le médecin est le plus persuasif [16] ». Et on sait combien aujourd’hui la forme, la couleur du médicament intervient dans sa valeur curative. Ne parlons pas de son nom.
2) Mécanisme
La bipolarité fréquente des erreurs, des blessures de l’intelligence témoigne en faveur de l’origine affective des obstacles épistémologiques. En effet, l’affectivité est souvent ambivalente, elle se transforme aisément en son contraire. Qui ne sait que la passion est sœur de la haine. Tel qu’enivre son bien-aimé aujourd’hui le diabolise le lendemain ? En regard, l’amour de volonté, loin des griseries de la passion tout autant que de la grisaille du quotidien, est stable et paisible.
Détaillons le processus. Qui dit valeur dit bien é-valué par le sujet ; or, le bien est objet de l’affectivité. Aussi, Bachelard en tire-t-il la loi universelle suivante : « toute valorisation dans l’ordre de la connaissance objective doit donner lieu à une psychanalyse [17] », autrement dit à un diagnostic et une tentative de guérison. Constamment, Bachelard part à la chasse des valeurs occultement injectées par le chercheur dans son discours et qui en détermine a priori la méthode, les relevés factuels ou les résultats. Or, la valeur détourne l’intelligence de son objet : la valorisation, dit-il aussi, « est faite de l’adhésion passionnée à des idées premières qui ne trouvent dans le monde objectif que des prétextes [18] ». En effet, « la valeur produit automatiquement attraction ou répulsion [19] », ce qui extrinsèque à la vérité ou à l’erreur de la proposition.
De plus, la « satisfaction » n’est pas un critère de vérité rationnelle et peut se trouver en décalage avec elle [20]. On le voit d’emblée, ce n’est pas tant l’affectivité qui est blessée, que sa démesure, son emploi incontrôlé.
Bref, Bachelard se méfie comme de la peste de tout ce qui est attirant, car il sait qu’ »au spectacle des phénomènes les plus intéressants, les plus frappants, l’homme va naturellement avec tous ses désirs, avec toutes ses passions, avec toute son âme [21] », mais certainement pas tout son esprit.
3) Les principales valeurs en cause
L’une des premières causes affectives de la blessure est le besoin de certitude : « la rationalisation discursive et complexe a, contre elle, les convictions premières, le besoin d’immédiate certitude, le besoin de partir du certain [22] ». « aux entraves quasi normales que rencontre l’objectivité dans les sciences purement matérielle vient s’ajouter une intuition aveuglante qui prend la vie comme une donnée claire et générale [23] ».
Par exemple, il n’est pas rare que l’on élève les sujets ; or, le « besoin d’élever les sujets est en rapport avec un idéal de perfection accordé aux phénomènes [24] ». Et cette valorisation blesse l’intelligence, puisqu’elle lui empêche de percevoir la vérité et ferme à l’évidence autant qu’à des recherches utiles.
L’utile est une autre valeur qui blesse l’intelligence, car « tout pragmatisme […] s’exagère fatalement » et « l’homme ne sait pas limiter l’utile ». Or, Aristote l’a montré, l’utile est l’une des trois espèces de bien. Aussi, l’utilitarisme est-il « une pensée mutilée [25] », blessée.
Pas très loin est le privilège accordé, tout aussi inconsciemment, par la facilité ou la difficulté. Ces valeurs elles-mêmes déforment l’appréhension de telle recherche ou de telle discipline : en effet, la difficulté qui « attire les esprits vigoureux » est celle qui va repousser les esprits moins batailleurs [26].
Double est la jouissance de l’affectivité sensible : celle de la table et celle du lit. De même double peut-être la cause de l’obstacle épistémologique.
a) La blessure par la gourmandise
« Un cercle changé en ovale n’augmente ni ne diminue de superficie ». Comment un esprit fin comme Voltaire peut-il écrire une énormité comme celle-là ? Bachelard explique que Voltaire « imagine que c’est l’aire incluse dans la courbe qui mesure la pleine réalité de cette courbe ; une ligne fermée est faite pour enfermer une réalité comme un bien [27] ». Or, posséder, convoiter, c’est là le réflexe de la digestion, le propre de la capacité nutritive.
Le mythe de la digestion est le premier pourvoyeur de blessure [28]. On a en effet vu que toute valorisation est cause d’obstacle épistémologique, autrement dit de blessure de l’esprit, retard à l’apparition de l’esprit scientifique. Or, l’aliment est fortement et spontanément valorisé. Pourquoi ? Car, du moins pour certains, les aliments sont solides et consistants, ainsi qu’assimilables, c’est-à-dire intégrables. Substantiels, ils constituent une « réserve de force et de puissance [29] ». Or, ce qui est plus consistant et intégrable est plus sécurisant. De plus, l’aliment est ce qui se possède et nous avons vu combien le besoin de posséder, le complexe d’Harpagon pouvait motiver l’agir humain. Voilà pourquoi « le réel est de prime abord un aliment [30] ».
Voilà pourquoi nous allons trouver l’aliment, le processus digestif spontanément appelé pour expliquer les phénomènes physiques mystérieux. Ce qui vient d’être déduit, Bachelard l’établit maintenant inductivement. Il montre ainsi l’importance des réflexions sur l’estomac, en chimie comme en alchimie : on va se représenter toute transformation, toute cuisson sur le mode de la digestion. La marmite de Papin (marmite norvégienne) fut appelée du nom suggestif de « digesteur de Papin ». Puis, la digestion se trouve expliquer tous les processus de l’univers, jusqu’à la terre elle-même. Un auteur écrit dans un mémoire lu à l’Académie, en 1742 : « la terre [a] comme ses entrailles, et ses viscères, ses philtres, ses colatoires. Je dirais même quasi comme son foie, sa rate, ses poumons, et les autres parties destinées à la préparation des sucs alimentaires. Elle a aussi ses os, comme un squelette très régulièrement formé [31] ».
Au fond, les hommes sont habités par « cette idée vague et puissante, […] celle de la Terre nourricière, de la Terre maternelle, premier et dernier refuge de l’homme abandonné ».
b) La blessure par la libido
Plus importante encore est la libido à laquelle Bachelard consacre un chapitre entier (chap. 10) : « la psychanalyse classique a marqué la suprématie de la libido sur l’appétit [32] ». C’est la supériorité du devenir sur l’avoir ou de la durée sur l’instant. Immense est l’attraction exercée par celle-ci. Or, la libido surdétermine nettement les tâches scientifiques. De fait, « on ne peut penser longtemps à un mystère […] sans en sexualiser, d’une manière plus ou moins sourde, le principe et les péripéties ». Pourquoi ? Par symétrisation : « la libido est mystérieuse, tout ce qui est mystérieux éveille la libido [33] ». Là encore, l’alchimie est l’un des lieux par excellence où ce processus joue à plein. La pédagogie aussi : spontanément, l’esprit en formation valorise l’interprétation sexuelle. Par exemple, « il est très symptomatique qu’une réaction chimique où entrent en jeu deux corps différents soit immédiatement sexualisée ». Ainsi « la presque totalité » de ses élèves attribuent le rôle actif, masculin à l’acide et le rôle passif, féminin à la base [34]. De même, la Terre est spontanément sexuée : « Toute travaille pour la terre, et la terre pour ses enfants, comme mère qu’elle est de toutes choses ; il semble même que l’esprit général du monde aime plus la terre que tout autre élément ; d’autant qu’il descend du plus haut des Cieux où est son siège et son trône royal, parmi ses palais azurés, dorés, émaillés d’une infinité de diamants et escarboucles pour habiter dans les plus creux cachots, obscurs et humides cavernes de la terre ; et y prendre le corps le plus vil et le plus méprisé de tous les corps qu’il sache produite dans l’Univers, qui est le sel de la plus crasse partie, duquel la Terre a été formée [35] ». De même, l’électricité naissante, cette science objective, est passée par une phase sexuelle [36]. Mais l’exemple type de concept directement inspiré par la sexualité, voué à une immense fortune, mais sans contenu notionnel réel autre qu’imaginatif, est celui de germe, de semence ou de graine. D’ailleurs, le germe concentre en lui-même intensité et concentration [37].
Bachelard établit ainsi, chemin faisant, toute une critériologie des blessures de l’intelligence. Notons, presque au hasard : la valorisation, l’emphase, les métaphores [38], etc.
C) Les mécanismes
1) Blessure par l’imagination
Cette affectivité retentit sur l’imagination. Sur la blessure de l’affectivité valorisante se greffe une blessure de l’imaginaire. « L’imagination travaille en dépit des oppositions de l’expérience. On ne se détache pas du merveilleux quand une fois on lui a donné sa créance, et pendant longtemps on s’acharne à rationaliser la merveille plutôt qu’à la réduire [39] ».
C’est ce que montre l’alchimie où Bachelard, un spécialiste, puise une bonne partie de ses illustrations. Tel est par exemple le cas de l’éponge, à laquelle Bachelard consacre pas moins d’un chapitre (le quatrième). Si cette image blesse l’intelligence, si elle constitue un obstacle épistémologique, c’est qu’elle « est une évidence claire et distincte, à tel point qu’on ne sent pas le besoin de l’expliquer [40] ». Elle obère donc le travail d’abstraction que la cogitative doit préparer.
Un autre exemple d’image qui se donne des allures de concept, est l’unité uniformisante. Par exemple, « au xviiie siècle, l’idée d’une Nature homogène, harmonique, tutélaire efface toutes les singularités, toutes les contradictions, toutes les hostilités de l’expérience [41] » que seule la science de ce siècle accepte de prendre à nouveau en compte et qui sera la source de ses avancées.
2) Blessures par la mémoire
Pour Bachelard, le premier obstacle épistémologique que l’intelligence doit surmonter pour accéder au savoir scientifique est l’opinion. Celle-ci estime en effet que tout va de soi, que tout est donné [42]. Or, « tout est construit [43] ». Surtout, « l’idée scientifique trop familière se charge d’un concret psychologique trop lourd, qu’elle amasse trop d’analogies, d’images, de métaphore, et qu’elle perd peu à peu son vecteur d’abstraction, sa fine pointe abstraite [44] ». La blessure par la cogitative éclairera ce point.
3) Blessures par (défaut de) la cogitative
Les blessures précédentes ne font que préparer cette dernière blessure.
Prenons un exemple, lié à l’obstacle substantialiste. « Que les corps légers s’attachent à un corps électrisé, c’est là une image immédiate – d’ailleurs bien incomplète – de certaines attractions. De cette image isolée, qui ne représente qu’un moment du phénomène total et qui ne devrait être agréée dans une description correcte qu’en en fixant bien la place l’esprit préscientifique va faire un moyen d’explication absolu, et par conséquent immédiat. Autrement dit, le phénomène immédiat va être pris comme le signe d’une propriété substantielle : aussitôt toute enquête scientifique sera arrêtée ; la réponse substantialiste étouffe toutes les questions ». Au fond, « l’image initiale revient à considérer le bâton d’ambre électrisé comme un doigt enduit de colle ». Nous en sommes au stade des images. Comment se produit la blessure ?
« Si l’on n’intériorisait pas cette métaphore, il n’y aurait que demi mal ; on pourrait toujours se sauver en disant qu’il ne s’agit là que d’un moyen de traduire, d’exprimer le phénomène. Mais, en fait, on ne se borne pas à décrire par un mot, on explique par une pensée. On pense comme on voit, on pense ce qu’on voit : Une poussière colle à la paroi électrisée, donc l’électricité est une colle, une glu. On est alors engagé dans une mauvaise voie où les faux problèmes vont susciter des expériences sans valeur, dont le résultat négatif manquera même de rôle avertisseur, tant est aveuglante l’image première, l’image naïve, tant est décisive son attribution à une substance [45] ».
On comprend donc que la blessure qui consiste ici à un défaut d’abstraction (c’est sa nature), naît de la convergence de plusieurs causes : prégnance trop grande d’une image facile (blessure de l’imagination), force de l’habitude qui interdit de percevoir la nouveauté ou la réfutation (blessure de la mémoire), le tout lié à surinvestissement de l’image simple et évidente (blessure de l’affectivité).
Tout obstacle épistémologique est une occasion de précipitation qui solidifie trop tôt le concept et empêche une abstraction complète. Par exemple, la blessure constituée par l’obstacle substantialiste touche de plein fouet la cogitative, par précipitation : « Des propriétés manifestement indirectes pour un esprit scientifique sont immédiatement substantifiées par la mentalité préscientifique [46] ». D’avoir aperçu ce type de blessure est, à mon sens, l’un des apports majeurs de Bachelard.
En effet, la blessure de l’intelligence qui se solde par une erreur ou une ignorance vient très souvent d’une abstraction indue ou précipitée. Or, c’est le labeur de la cogitative, de la raison particulière de patiemment colliger les informations, les comparer. Ce n’est qu’au terme de ce travail que, prudemment, l’intelligence peut abstraire son concept. C’est donc que l’inachèvement du labeur cogitatif blesse l’esprit.
En ce sens, Bachelard a surtout analysé la blessure de l’intelligence par défaut d’accès à l’universel. Voilà pourquoi il fustige cet « enseignement élémentaire » qui multiplie « les expériences trop vives, trop imagées », alors qu’il devrait « extraire aussi vite que possible l’abstrait du concret [47] ».
4) Surdétermination par la volonté pécheresse l’avarice et l’orgueil intellectuels
Ces autres causes affectent aussi directement la formation de l’universel.
Il semble que Bachelard a aussi perçu l’influence très réelle d’une affectivité non seulement subie, mais voulue, fautive. Il n’hésite pas à parler d’avarice et d’orgueil, même si ces termes sont plus descriptifs que normatifs, psychologiques qu’éthiques. Mais rien n’interdit de penser qu’un consentement de la volonté soit venu fixer et figer des mouvements affectifs primitivement infrarationnels.
Précisons. Ce n’est pas un hasard si les deux fautes en cause sont l’avidité et l’orgueil. Ces deux péchés capitaux – au sens technique du terme qui ne l’identifie surtout pas à péché mortel –, ont été classés par Thomas d’Aquin, à la suite de l’Écriture, le premier comme l’origine de toute faute, le second comme son achèvement. Le premier est refus de recevoir et le second celui de donner [48].
Pourquoi, de prime abord si ingénu, le substantialisme est-il si prégnant ? Pourquoi exerce-t-il une telle influence, au point qu’on puisse dire de lui qu’il est « la seule philosophie innée [49] » ? Pour répondre à cette question, Bachelard livre une passionnante psychanalyse de ce mécanisme. Certes, « l’idée de substance est une idée si claire, si simple, si peu discutée » qu’elle est spontanément valorisée. Mais pourquoi ces caractéristiques ? Elle repose en fait « sur une expérience beaucoup plus intime qu’aucune autre [50] ». Le réalisme substantifie toute qualité ; il est donc celui qui possède son objet, l’a sous les yeux et sous la main. Or, posséder le réel donne une joie que la psychanalyse a longuement scrutée : c’est la joie de l’avoir, le complexe du petit profit ; elle lui donne même un nom emprunté à l’éthique : c’est « une joie d’avare [51] » et Bachelard lui redonne une tournure psychologique en parlant de « complexe d’Harpagon ». En tout cas, « tous les réalistes sont des avares [52] ». Ils ne veulent rien perdre, car ce qui est perdu ne se retrouve plus. Bachelard y voit le fondement de l’axiome chimique de Lavoisier selon lequel « rien ne se perd, rien ne se crée » : « dire d’avare [53] », commente Bachelard. D’où l’attraction immense exercée par l’or ou par la pierre précieuse, celle-là d’autant plus qu’elle concentre plus de valeur dans une plus petite taille : « un objet petit est gardé avec une grande attention [54] ». Or, « la pierre précieuse est petite et elle est d’un grand prix [55] ». Elle représente donc le lieu par excellence d’investissement de « l’avarisme intelligent : posséder beaucoup sous un moindre volume [56] ». D’où leur rôle immense dans l’alchimie.
Cette possession pourrait n’être que la forme primordiale de l’instinct de sécurité. Mais elle est plus et autre.
D) Les espèces de blessure
1) Application à une erreur le substantialisme
L’un des principaux obstacle épistémologique est ce que Bachelard appelle l’obstacle substantialiste auquel il consacre un long chapitre, le sixième. Son importance est grande et actuelle, car il « menace toujours la culture [57] ». Bachelard ne donne pas une définition rigoureuse de ce terme. La substance ne doit surtout pas s’entendre en son sens métaphysique aristotélicien d’être en soi, premier, mais au sens épistémologique du réalisme naïf. Est substantialiste toute explication qui fait correspondre une propriété réelle, intrinsèque – en ce sens substantielle –, à une propriété observée. On conçoit aisément qu’une telle démarche obscurcisse la vérité, ainsi que Bachelard le montre inductivement à partir de multiples exemples. Mais quelle est la raison ? Elle est là encore affective : le substantialisme abrite une valeur très affectivement investie, à savoir l’intimité, la sécurité, la clarté évidente : « la clarté conscience de l’image cache, comme souvent, le principe de la conviction inconsciente [58] ».
La valorisation affective trouve souvent une traduction littéraire, dans les œuvres préscientifiques, dans la « grandiloquence [59] » ; en regard, les œuvres scientifiques se signalent par leur sobriété, dénuée de toute polémique.
2) Classification
Il y a d’abord deux grandes espèces opposées de blessure de l’intelligence. L’une est le primat du sensible immédiat, de l’expérience première ; l’autre est le primat de la connaissance générale.
Ces deux blessures sont d’ailleurs étroitement liées aux deux causes volontaires. L’avidité pousse à valoriser l’expérience première et l’orgueil la connaissance universelle.
Si « la généralisation hâtive et facile » est blessante, c’est qu’elle est le fruit d’ »une jouissance intellectuelle [60] » ; or, nous avons vu que toute valorisation générait un obstacle épistémologique. Précisons en quoi consiste la séduction de la valeur poursuivie. Si les « généralités mal placées » « bloquent » la pensée, c’est que, grâce à elles, « tout est clair ; tout est identifié [61] » ; or, la science n’atteint la vérité qu’à mesure de sa capacité de changement ; la pensée se ferme à mesure même de sa recherche de sécurité. La valorisation de la sécurité immobilise la pensée, la fige.
3) Autres blessures
Une autre blessure est le refus de la perturbation, de la variation, de l’anomalie [62] : elle est une forme de l’obstacle épistémologique d’uniformisation.
L’alchimie qui « se développe dans un règne de valeurs [63] » et s’y complaît représente une forme particulière et la forme par excellence d’obstacle épistémologique.
Un autre obstacle est l’animisme (chap. 8). Comprenons bien : ce n’est pas la biologie comme telle, mais la biologie en tant que pourvoyeuse de concepts indûment étendus au monde inerte qui blesse l’intelligence scientifique. Là encore,
E) Une démarche thérapeutique
Bachelard ne se contente pas d’offrir un fin diagnostic ; il propose implicitement un chemin curatif.
1) La possibilité de la guérison. La santé intellectuelle
Pour Bachelard, le terme psychanalyse devient synonyme de guérison. Étrange détournement de sens.
Bachelard note, au détour d’une phrase que seule la connaissance objective est réellement source de paix : « la connaissance objective » est « la connaissance tranquille ». Inversement, celui qui ne trouve pas la vérité objective vit dans une « anxiété » dont il faut « guérir [64] ».
Comme toujours, nous déduisons de cette guérison possible, d’une part, une continuité qui témoigne de la nature sous-jacente, d’autre part, un optimisme raisonné : jamais l’homme ne peut se réduire à sa blessure, certes au plan anthropologique, mais aussi au plan de la vie pratique.
La blessure ne transit donc pas l’homme de part en part. Sa profondeur n’affecte pas une bonté essentielle de la faculté intellectuelle elle-même. L’histoire témoigne de la lente mais assurée émergence de la science, de sa victoire sur toutes les tendances régressives. Que des assertions comme celle-ci ne troublent point : « c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles [65] ». Il est maintenant possible de l’interpréter comme la constatation de ce que l’homme naît en état blessé et qu’il peut progressivement émerger de sa blessure.
Une question d’importance demeure. L’homme peut-il, progressivement, accéder à la connaissance scientifique ? Celle-ci est abstraite. Elle doit donc s’effectuer aux dépens de l’imagination et de la vie affective, elle doit même se détacher des évidences de l’intuition sensible. C’est donc que l’homme doit au minimum faire obstacle aux zones non intellectuelles de son être, au maximum les brimer. Le chercheur, l’homme moderne doit-il donc guérir de la blessure de son intelligence pour blesser son affectivité et sa sensibilité ? Toute amélioration d’un côté doit-elle se payer d’une maladie de l’autre ?
En fait, Bachelard n’a pas résolu ici cette objection qu’il ne s’est pas posée. Mais le reste de son œuvre ne semble pas non plus l’éclairer de manière satisfaisant. On le sait, le mathématicien artiste a plus juxtaposé imagination et raison, poème et théorème qu’il ne les a réconciliés et intégrés. Il tombe, paradoxalement, dans le reproche qu’il adressait à la connaissance commune dont il disait qu’elle juxtaposait les observations plus qu’elle ne les composait, ce qui est le propre de la construction abstraite ! [66]
Guérir « demande un véritable héroïsme intellectuel, comme le dit Bachelard à propos de l’or ; cela demande un inconscient psychanalysé, c’est-à-dire une culture scientifique bien isolée de toute valorisation inconsciente [67] ».
2) Les moyens de la guérison
Ce souci bachelardien est, en plein, le signe de la bonté de la nature inentamée.
a) Lutter contre le péché
Guérir suppose combattre, par l’ascèse, orgueil et avarice.
« Rompons, ensemble, avec l’orgueil des certitudes générales, avec la cupidité des certitudes particulières. Préparons-nous mutuellement à cet ascétisme intellectuel qui éteint toutes les intuitions, qui ralentit tous les préludes, qui se défend contre les pressentiments intellectuels [68] ».
En positif, il s’agit donc de retrouver une ascèse de la vie intellectuelle qui est l’ascèse de l’abstraction. Elle seule permet de dépasser les images géométriques usuelles. « Il est bien sûr qu’un esprit mathématique, qui comprend que l’ellipse est un cas particulier des courbes du second degré, est moins esclave de la réalisation d’une image particulière ». De manière générale, « la généralisation objective est une évasion des images individuelles [69] ».
Bachelard donne aussi un exemple d’une application pédagogique de ce principe curatif universel. Il aimait développer le paradoxe ou l’antithèse suivante en cours : « Pour la science aristotélicienne, l’ellipse est un cercle mal fait, un cercle aplati. Pour la science newtonienne, le cercle est une ellipse appauvrie, une ellipse dont les foyers se sont aplatis l’un sur l’autre. Je me faisais alors l’avocat de l’ellipse : le centre de l’ellipse est inutile puisqu’elle a ses deux foyers distincts ; sur le cercle, la loi des aires est une banalité ; sur l’ellipse, la loi des aires est une découverte. Peu à peu j’essayais de désancrer doucement l’esprit de son attachement à des images privilégiées. Je l’engageais dans les voies de l’abstraction, m’efforçant de donner le goût des abstractions. Bref, le premier principe de l’éducation scientifique me paraît, dans le règne intellectuel, cet ascétisme qu’est la pensée abstraite [70] ».
b) Être aidé
« Cette catharsis préalable, nous ne pouvons guère l’accomplir seuls, et il est aussi difficile de l’engager que de se psychanalyser soi-même [71] ».
c) Avoir le courage de changer d’habitude
L’obstacle épistémologique est d’abord une mauvaise habitude. Nous sommes blessés. Par exemple, en mécanique quantique, la résistance tient à ce que l’on veut interpréter le monde de l’infiniment petit à partir des réalités de la vie courante. « Ce qui entrave la pensée scientifique contemporaine, sinon chez ses créateurs, du moins dans la tâche d’enseignement, c’est un attachement aux intuitions usuelles, c’est l’expérience commune prise dans notre ordre de grandeur. Il ne s’agit alors que de rompre avec des habitudes. L’esprit scientifique doit allier la souplesse et la rigueur [72] ».
3) Traitement préventif ou orientations pédagogiques
Bachelard est extrêmement attentif, voire soucieux, d’éducation intellectuelle. Fort des notions qui précèdent, il n’a aucun mal à situer la principale difficulté pédagogique. Le professeur classique est un optimiste rousseauiste qui s’ignore : il se croit en présence d’intelligences vierges qu’il s’agit d’ensemencer, dont ils pensent qu’il n’existe que deux sortes de terrains : les fertiles et les stériles. Or, nous savons qu’en réalité, « l’adolescent qui arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées [73] ». La terre est déjà empli de mauvaises herbes. Dès lors, le travail éducatif n’est pas d’abord informatif, mais curatif : il ne diffère qu’en degré, pas en nature, de celui qui fut décrit ci-dessus. Voilà pourquoi, à côté de l’histoire des sciences (surtout dans leur état préscientifique, voire alchimique, donc antérieur au xixe siècle, même s’il n’hésite pas à épingler les errements ultérieurs qui prolongent les erreurs antérieures), le second laboratoire privilégié de Bachelard est son expérience professorale : ses étudiants sont la vérification expérimentale et constante de la traversée des trois états décrits ci-dessus.
Voilà qui ouvre des perspectives nouvelles pour les classes scientifiques. L’ouvrage est parsemé d’exemples suggestifs qui illustrent la conviction ici affirmée.
F) Évaluation critique
1) Réinterprétation du substantialisme
Notons quelques remarques critiques ou réinterprétations possibles. À propos du substantialisme, je distinguerai, au sein de cette neutralisation des valeurs affectives, celles qui sont extrinsèques au vrai et celles qui lui sont intrinsèques : le savoir n’est pas froid, il n’est pas indifférent à la valeur, puisque le vrai est l’une des premières ; or, c’est ce que signale la beauté qui est splendor veritatis. Certes, toute valeur appelle un discernement soigneux, mais elle ne peut être récusée a priori : par exemple, l’unité ou la simplicité, l’un des critères de la beauté, peut prendre bien des formes, et ne saurait se réduire à la seule uniformité, surtout depuis que la théorie morphologiques ont introduit la complexité au cœur du réel ; il n’empêche qu’une théorie ou une loi scientifiques est toujours douée d’unité. L’incapacité d’un Bachelard à faire communiquer vrai et bien, rigueur scientifique et valeur, témoin d’une crainte et d’une épistémologie non réconciliée, se retrouve dans la bipartition typique de son œuvre : les travaux d’histoire des sciences et les travaux sur l’imaginaire.
2) Pessimisme ?
De même, Bachelard montre combien l’image peut desservir l’intelligence ; voit-il assez combien elle peut la servir [74] ?
Bachelard ne semble pas avoir véritablement aperçu la blessure de l’intelligence par elle-même, sauf peut-être au titre de la blessure philosophique. Par exemple, pour lui, la notion d’unité (confondue avec l’uniformité, mais Bachelard ne distingue pas univocité et analogie) blesse la contemplation du chercheur qui doit se refuser à l’« unification facile [75] ». Aussi une assertion comme celle-ci est-elle excessive : « l’unité est un principe toujours désiré, toujours réalisé à bon marché ».
3) Réinterprétation des causes pécheresses
Pour ma part, j’interpréterai un peu différemment la remarquable découverte de Bachelard sur le rôle de l’avarice et de l’orgueil. Au début, l’enfant se vit sous le mode de la fusion. Or, l’enfant est autant intelligence que volonté. La psychanalyse s’est presque exclusivement intéressée à la fusion affective ; mais on ne peut oublier l’intelligence. Au point de départ, l’esprit du tout-petit, pour être peu actué, n’est pas indifférent à son objet, mais entretient avec lui une relation similaire à la volonté : toute différence s’efface au profit d’une unité fusionnelle. La blessure du réalisme est la forme même de la fusion avaricieuse avec son objet. Ne peut-on émettre l’hypothèse que le réalisme perpétue, à l’âge adulte, certaines caractéristiques de l’enfance, à type de sécurité, d’immédiate évidence ?
Plus encore, ainsi que Freud l’a montré, l’affectivité de la prime enfance privilégie d’abord le stade oral. Aussi, l’intelligence vivra d’abord sa relation au réel sur le mode de la digestion et de la dévoration. D’où la difficulté de respecter l’altérité de l’objet.
4) Évolution de Bachelard ?
Il pourrait se poser une question : notre relecture de Bachelard ne doit pas occulter une essentielle divergence de fond : l’avènement glorieux du point d’arrivée ne finit-il pas par occulter – ce qui serait un typique obstacle épistémologique par valorisation – un point de départ constitutivement blessé ? Au fond, ne prête-t-on pas à l’épistémologue-poète qui voulait rythmanalyser le temps une pensée de la durée continue (fondateur d’une prétendue permanence) qu’il a toujours farouchement refusée ?
François Dagognet, épistémologue spécialiste de Bachelard, estime que celui-ci a évolué ; notamment, en « lilliputianisant », en régionalisant son épistémologie, il a relativisé certaines critiques trop extrêmes. À une première phase (dijonnaise ?) qui privilégie la décomposition spectrale, a succédé une phase (parisienne ?) constructive, caractérisée par la trilogie rapprochée Le rationalisme appliqué (1949), L’activité rationaliste de la physique contemporaine (1951), Le matérialisme rationnel (1953). Dagognet peut donc conclure que « la première philosophie de la science amplifie toujours la note critique, rectificatrice ou polémique, alors que la seconde, à l’opposé, construit plus et livre davantage les assises, la variété ou la mobilité de l’infime [76] ». Alors que La formation de l’esprit scientifique se méfie extrêmement de l’image au point d’estimer que « la pensée algébrique » sera « une psychanalyse de la pensée géométrique [77] », il estime, dans le Matérialisme rationnel, qu’il n’y a pas de sciences possibles sans symboles voire sans croquis : il y célèbre le symbolisme enrichi qui « a une certaine épaisseur philosophique, une profondeur épistémologique [78] ».
De ce fait, eu égard à notre problématique, on peut affirmer que Bachelard est passée d’une phase pessimiste à une phase plus optimiste.
5) Toute-puissance de la raison ?
Il y a quelque chose de très cartésien dans cet idéal d’une connaissance désinfectée de toute trace de subjectivisme et d’inconscience, et cela doublement : Bachelard semble postuler une capacité à maîtriser le sens, à s’affranchir de tous nos conditionnements psychoaffectifs ; il agrandit la fracture entre le monde quantitatif de la rigueur et le monde qualitatif de l’opinion ; il veut « obliger l’homme à faire abstraction […] de ses grandeurs propres [79] ».
On a souvent souligné l’ambivalence essentielle, diurne et nocturne, de la démarche bachelardienne qui se réfracte (la structure est fractale) de manière privilégiée dans La formation de l’esprit scientifique et la notion clé d’obstacle épistémologique, à cheval sur les deux versants, imaginaire et rationaliste. Je n’entrerai pas ici dans ce débat interminable : y a-t-il paradoxe ou l’antithèse est-elle illusoire ?
6) Annexe. Bachelard est-il adversaire de la connaissance commune ?
Cette relecture historique éclaire d’un jour profondément novateur la thèse centrale de l’ouvrage, la prise de position épistémologique de Bachelard. De prime abord, en effet, il semble diaboliser la connaissance commune, en tout cas la suspecter. En revanche, un certain angélisme ou optimisme réaliste naïf n’avait pas pris toute la mesure d’obscurité présente dans cette fameuse connaissance commune. Bachelard nous apprend, avec une grande force de conviction, qu’au commencement est la blessure. La connaissance commune ou immédiate n’est pas constitutivement viciée, elle est pervertie. Les affirmations tranchées, voire outrancières de Bachelard demandent donc à être interprétées, et certaines autres paroles de lui nous y autorisent, qui montrent que sa thèse est beaucoup plus nuancée que la dialectique simpliste de la nocturne connaissance confuse et immédiate et de la solaire connaissance rigoureuse scientifique.
Nous sommes désormais à même d’opérer des discernements que Bachelard ne fait pas, et d’ainsi le soustraire à un scepticisme et un pessimisme. Lorsque Bachelard affirme que « l’esprit scientifique doit se former contre la Nature [80] », il faut bien entendre ce dernier terme pris en son sens courant de donnée de fait, immédiate et universelle ; or, l’obstacle épistémologique, donc la blessure possède ces trois caractéristiques. La prétendue « expérience première » constitutive du premier obstacle (cf. chap. II) est déjà de part en part traversée des données concrètes de la vie quotidienne.
En ce sens, Bachelard dépasse la première dialectique de la Phénoménologie de l’esprit : Hegel se contentait de décrire le processus de la sensibilité, hors toute raison, sans mesurer combien, blessée, celle-ci était déjà à l’œuvre, par l’entremise des fausses coutumes, des traditions, des préjugés, des passions secrètes : « ce qu’il y a de plus immédiat dans l’expérience première, c’est encore nous-mêmes, nos sourdes passions, nos désirs inconscients [81] ». Si, pour Hegel et Bachelard, la connaissance immédiate est vouée à disparaître, à s’effacer, c’est pour deux motifs différents : pour Hegel, c’est à cause de la radicale finitude de la sensation ; pour Bachelard, c’est non pas en raison d’un défaut de constitution, mais à cause d’ »explications irrationnelles refoulées [82] ». De même, la critique bachelardienne de la tradition première est tout aussi radicale que celle de Descartes, mais autrement réaliste. Bachelard sait combien un doute systématique est illusoire, car il postule une raison transparente, une volonté toute-puissante et nie toute incidence de l’inconscient, toute influence non repérable de l’affectivité, d’intérêts cachés.
C’est ainsi que l’affirmation rationaliste « il y a rupture et non pas continuité entre l’observation et l’expérimentation [83] » doit s’entendre dans le sens où l’observation laissée à elle-même est traversée de part en part, donc blessée par des informations autres, alors que l’expérimentation représente la connaissance scientifique arrivée à maturité et guérison, lavée des préjugés abstraits.
G) Conclusion
Le travail minutieux et si suggestif de Bachelard me semble particulièrement fécond en trois domaines connexes :
– la blessure par défaut d’usage de la cogitative ;
– la surdétermination possible par des péchés, comme l’avarice et l’orgueil.
– l’historique, la psychogénèse de la blessure, qui passe d’une fusion à une reconnaissance de l’altérité, permise par l’abstraction.
Bachelard va plus loin que de proposer une relecture fine sinon complète des mécanismes traumatisants : il les inscrit dans le déploiement du temps. Cette historicisation des blessures de l’intelligence me semble être l’un des apports les plus novateurs de la pensée de Bachelard. On sait, ô combien, que les blessures affectives s’inscrivent dans une longue histoire, on connaît bien un certain nombre d’étapes de cette psychogénèse. Ici, à l’école des enseignements de la psychanalyse et un peu à leur image, Bachelard propose quelques jalons.
Pascal Ide
[1] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1938, 81972.
[2] Ibid., p. 14.
[3] Son intention est d’explorer la connaissance scientifique et sa thèse, constante, est que la connaissance vraie du réel n’est pas immédiate ; seul le savoir scientifique renonce à l’immédiateté trompeuse des apparences pour nous faire, peu à peu, pénétrer dans la vérité profonde, abstraite et toujours inapparente.
[4] Il semble que, derrière l’apparent ensevelissement de la philosophie discréditée par le progrès scientifique (« Le sens de l’évolution philosophique des notions scientifiques est si net qu’il faut conclure que la connaissance scientifique ordonne la pensée, la science ordonne la philosophie elle-même » : Philosophie du non, Paris, p.u.f., 1940, p. 22), se dessine une recomposition du discours philosophique : « Les sciences physiques contemporaines auraient besoin, pour recevoir leurs justes valeurs philosophiques, de philosophes anabaptistes qui abjureraient en même temps leurs connaissance rationnelles élémentaires et leurs connaissances communes pour aborder à la fois une nouvelle pensée et une nouvelle expérience ». (L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, p.u.f., 1951, p. 75) Sur la question difficile de la relation de Bachelard établit entre savoir philosophique et savoir scientifique, cf. Gaston Fraysse, « Bachelard et la philosophie », in Gaston Bachelard. L’homme du poème et du théorème, Colloque du Centenaire, Dijon 1984, Dijon, Éd. Universitaires de Dijon, 1986, p. 169 à 176.
[5] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, p. 211. « Rendre géométrique la représentation […], voilà la tâche première où s’affirme l’esprit scientifique ». (p. 5) A noter que les textes sont soulignés selon les indications de l’auteur.
[6] Ibid., p. 13.
[7] Ibid., p. 13.
[8] Ibid., p. 8.
[9] Ibid., p. 10.
[10] Ibid., p. 226. Cf. p. 226 à 228.
[11] Ibid., p. 222. Cf. p. 212 à 223.
[12] Ibid., p. 9.
[13] Ibid., p. 183.
[14] Cité Ibid., p. 85 et 86.
[15] A. Roy-Desjoncades, Les lois de la nature, applicables aux lois physiques des la Médecine, et au bien général de l’humanité, Paris, 1788, 2 vol., tome II, p. 144.
[16] La psychanalyse du feu, op. cit., p. 24 et 25.
[17] Ibid., p. 53. Souligné dans le texte.
[18] Ibid., p. 54.
[19] Ibid., p. 65.
[20] « l’adhésion immédiate à un objet concret, sais comme un bien, utilisé comme une valeur, engage trop fortement l’être sensible : c’est la satisfaction intime ; ce n’est pas l’évidence rationnelle ». (Ibid., p. 240)
[21] Ibid., p. 54.
[22] Ibid., p. 41.
[23] Ibid., p. 149.
[24] Ibid., p. 85.
[25] Ibid., p. 91.
[26] Ibid., p. 228 et 229. Nous retrouverions donc au plan intellectuel la distinction caractérologique de la polarité Mars ou Vénus.
[27] Ibid., p. 233. Cite Voltaire, Œuvres complètes, Paris, 1828, tome 41, p. 334.
[28] Cf. chap. 9.
[29] Ibid., p. 170.
[30] Ibid., p. 169.
[31] tome I, p. 73. Cité par Gaston Bachelard, p. 177.
[32] Ibid., p. 183.
[33] Ibid., p. 185.
[34] Ibid., p. 195.
[35] Dr. Pierre-Jean Fabre, L’abrégé des secrets chimiques, Paris, Pierre Billaine, 1636, p. 80. Cité p. 198.
[36] Cf. Ibid., p. 200 à 203.
[37] Ibid., p. 203 à 207.
[38] « Les métaphores portent toujours le signe de l’inconscient ». (Ibid., p. 194)
[39] Ibid., p. 108.
[40] Ibid., p. 73.
[41] Ibid., p. 83.
[42] Pour nuancer l’opinion tranchée de Bachelard, on pourrait peut-être proposer de distinguer l’opinion qui blesse l’intelligence, lorsqu’elle prétend en être la forme, mais non lorsqu’elle est un matériau qu’il lui revient de discerner. La tabula rasa est en effet une illusion née d’une identification ravageuse de la blessure avec la corruption radicale.
[43] Ibid., p. 14.
[44] Ibid., p. 15. Souligné dans le texte.
[45] Ibid., p. 102 et 103.
[46] Ibid., p. 109.
[47] Ibid., p. 40.
[48] Sur l’orgueil, cf. par exemple p. 208.
[49] Ibid., p. 132.
[50] Ibid., p. 132.
[51] Ibid., p. 132. Souligné par moi.
[52] Ibid., p. 133.
[53] Ibid., p. 132.
[54] Ibid., p. 132.
[55] Ibid., p. 138.
[56] Ibid., p. 138.
[57] Ibid., p. 97.
[58] Ibid., p. 100.
[59] Ibid., p. 84.
[60] Ibid., p. 55.
[61] Ibid., p. 56 et 57.
[62] Cf. Ibid., p. 58.
[63] Ibid., p. 189.
[64] Ibid., p. 209.
[65] Ibid., p. 13.
[66] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, p. 10.
[67] Ibid., p. 137.
[68] Ibid., p. 243.
[69] Ibid., p. 236.
[70] Ibid., p. 237.
[71] Ibid., p. 243.
[72] Ibid., p. 225.
[73] Ibid., p. 18.
[74] En effet, sa critique de la géométrie où la part d’imagination est incontestablement plus grande semble excessive, prônant par exemple « la nécessité de l’explication algébrique, donc indirecte et discursive, des formes géométriques trop séduisantes pour l’intuition ». (Ibid., p. 232)
[75] Ibid., p. 16.
[76] « Sur une dernière image de la science », in Gaston Bachelard, Colloque du Centenaire, op. cit., p. 147-155, ici p. 152.
[77] La formation de l’esprit scientifique, p. 237.
[78] Paris, PUF, 1953, p. 134. Il précise aussi : « De subtiles distinctions doivent être faites entre les notions de formule, de symbole, de schéma, de modèle, de structure, de représentation, de forme, de diagramme ». (p. 113)
[79] Ibid., p. 212.
[80] Ibid., p. 23.
[81] Ibid., p. 46.
[82] Ibid., p. 45.
[83] Ibid., p. 19.