L’Iris blanc, bande dessinée comique, de Fabcaro (scénario) et Didier Conrad (dessin), 2023. Quarantième album de la saga Astérix, initiée par Albert Uderzo (scénario) et René Goscinny (dessin).
Histoire
César n’arrive plus à motiver ses troupes ! Elles ne veulent plus travailler ni combattre ses ennemis gaulois. Vicévertus, le médecin-chef de ses armées, lui propose une méthode pour remotiver n’importe qui en très peu de temps : il s’agit de « l’Iris blanc ». Ne demandant qu’à se laisser convaincre, l’empereur décide de l’appliquer à titre expérimental à la garnison de Babaorum, l’un des quatre camps retranchés qui encerclent le village des irréductibles Gaulois, que dirige le centurion romain Sipilinclus. Vicévertus lance sa campagne publicitaire sur deux fronts : les soldats du camp, afin de doper leur motivation à attaquer les Gaulois ; le village d’Astérix et d’Obélix, afin d’amollir ses défenses et ainsi le conquérir. Comment les uns et les autres vont-ils réagir à « l’Iris blanc » qui s’avère être beaucoup plus qu’une simple technique : un nouvel art de vivre ?
Thèmes
Pensée positive
Sous-thèmes
Coaching, développement personnel, manipulation, pardon, amour, fidélité
Cote
* * * (bon)
Public
Famille
Commentaire
L’Iris blanc ne fait pas que s’inscrire dans la continuité de l’inoxydable (inoccidable ?) série Astérix, il y joint une note souriante aussi inattendue que bienvenue.
- Comme toute BD, ce nouvel album naît des noces heureuses d’un dessin et d’un texte. Comme tout Astérix, du moins ceux du tandem gagnant Goscinny-Uderzo, il est sensé joindre, côté dessin, la caricature de personnages qui gagnent en expressivité et en vie ce qu’ils perdent en beauté et en réalité, et la minutie des décors extérieurs (régal des planches historiques et architecturales). Côté écriture, il est invité, ce qui est beaucoup plus délicat, à tresser une histoire (sur)prenante (et non pas un simple support prétexte) avec une triple source comique : une satire sociale ou nationale, qui couvre la totalité du scénario ; des allusions contemporaines égrenées page après page, d’autant plus savoureuses qu’elles sont dissimulées ; des calembours qui, idéalement, devraient saturer chaque image… De sorte que la seconde lecture, plus à l’affût de la trouvaille, est parfois encore plus jouissive que la première, plus centrée sur le script.
Lourd cahier des charges ! Le dessin est au récit un peu ce que la géographie est à l’histoire. Plus que la narration, il doit donc s’inscrire dans la continuité, voire dans un certain conservatisme, de crainte de perdre et décevoir son lectorat. Or, le pari est réussi, notamment, estiment les spécialistes, par une heureuse fixation de l’expressivité des regards (Conrad qui en est à son sixième volume apprend toujours !).
Qu’en est-il du scénario auquel s’attache et s’attaque, lui, pour la première fois, l’auteur de la bande dessinée à succès Zaï zaï zaï zaï, qui dose critique sociale et humour (2015) ? Il est assurément unifié quant à l’idée morale devenue folle qu’est toute satire. Ici, il s’agit de la joyeuse caricature de la pensée positive sur laquelle surfe un certain management, caricature portée par un dangereux gourou. Certains reprocheront peut-être à ce volume d’être un croisement de la Zizanie (Astérix 15, 1970) et du Devin (Astérix 19, 1972), du double point de vue de la manipulation et du manipulateur. Mais un tel reproche reviendrait à critiquer les personnalités narcissiques de répondre à un profil psychiatrique…
En fait, ma double lecture s’est heurtée à une gêne qui ne s’est pas levée. Assurément, des trois règles classiques, l’unité d’action est la plus essentielle et l’unité de lieu est secondaire. Ou plutôt elle lui est subordonnée ; or, l’histoire qui commence par la menace pesant sur la liberté du village gaulois bascule soudain, et à la page 24 (qui est la moitié symbolique de l’album), se centre sur la fidélité de Bonnemine à Abraracourcix et se décentre à Lutèce. Mais ne soyons pas perfectionniste et relevons plutôt, ce qui est une première dans toute la saga : dès la première ligne de la première page, le thème est abordé dans un joyeux éclat de rire (de fait, j’ai ri, franchement). Pour un coup d’essai, c’est donc un coup de maître. Oui, espérons que l’ère Uderzo solo (la grosse farce sans la charge qui l’allège, le prétendu comique sans l’éthique) soit définitivement dépassée…
- Ne nous attardons pas sur la discrète mais efficace critique de la féminisation unilatérale introduite par la pensée positive (qui soit dit en passant, ne doit surtout pas être confondue avec la psychologie positive), émasculant toute qualité virile, culpabilisant toute dénonciation de l’injustice et préparant à bas-bruit la plus aliénante des dictatures. Ni sur la fine dénonciation de la manipulation de celui dont, géniale trouvaille, le nom résume à lui seul toute l’ambivalence redoutable de la personnalité toxique, Vicevertus : en apparence, si vertueux ; en réalité, si vicieux (p. 22). Mais centrons-nous plutôt sur deux apports positifs et même édifiants.
Le premier est la supplique inattendue d’Astérix qui implore la clémence du grand Jules (p. 47). À la cruelle menace que le fils de la Louve romaine a édicté contre l’arrogant médecin-chef et veut exécuter (la sentence autant que Vicévertus), l’irréductible guerrier oppose – fait unique dans les quarante volumes de la franchise – l’une des multiples citations anonymes semées dans le volume : le pardon qui « est la plus belle fleur de la grandeur ».
Le second, tout aussi improbable, est la célébration de l’amour fidèle entre le bonhomme chef du village et son irascible épouse, ainsi que le refus de faire triompher la seule caricature au nom du comique d’un situation et de mœurs, venu d’un chef qui est aussi autoritaire au dehors qu’il est soumis au-dedans. Il n’y va pas que d’un principe de continuité exigé par la cohérence de la saga. En effet, il n’y avait pas nécessité à nous montrer les émouvantes retrouvailles de l’époux et de l’épouse, sous le regard attendri des soldats romains : « Oooh, mon Cochonnet à moi ! Que c’est bon de te retrouver, tu m’as tellement manqué ! – Ma mimine à moi ! Toi aussi tu m’as manqué » (p. 46).
Redisons-le, j’ai ri, franchement. Surtout dans la première partie. Redisons-le aussi, comment ne pas se réjouir de ce qu’une BD qui semblait se mettre en abîme (un léger doute pourrait nous prendre en lisant la réflexion de Panoramix, p. 48) en menaçant de sacrifier aux mânes wokistes ou écocentriques (Astérix 39. Astérix et le Griffon, 2021), qui, tout en se riant du machisme ingénu de Cochonnet (p. 25 : « Nous avons toujours été un couple antique », etc.), se refuse de céder au « politiquement-idéologiquement correct ». Si l’on ajoute la chasse ludique aux multiples allusions, qui joindra têtes blondes et têtes blanches, un excellent cadeau de fin d’année !
Pascal Ide