Bien au-delà de l’histoire érotique de peu d’intérêt – celui qu’a surtout retenue le film, à ce qu’il paraît –, le roman célèbre de Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être offre une réflexion philosophique, voire métaphysique [1] tout en demeurant une œuvre littéraire. L’auteur qui a enseigné la philosophie à l’école cinématographique de Prague et s’est intéressé notamment à Nietzsche, Husserl et Heidegger, affronte rien moins que la question de l’être et du nihilisme.
Le problème
Le roman s’ouvre sur l’éternel retour. C’est non pas la doctrine métaphysique, mais les conséquences morales qui intéresse l’auteur. Or, si un événement de notre vie se répétait un nombre infini de fois, chaque geste porterait un poids infiniment écrasant de responsabilité. Tout au contraire, l’hypothèse inverse d’actes « irrépétables » tend à les délier de notre liberté et les rend d’une légèreté qui confine à l’irréalité. Au fond le dilemme est entre l’insupportable pesanteur de l’éternel retour et l’insoutenable légèreté de l’ « irrépétable ».
Mais la délivrance de toute itération pérenne libère-t-elle réellement de toute culpabilité par la contingence du « tout passe » et par la purification de l’oubli prétendu ? Kundera va montrer dans son ouvrage qu’en réalité, la légèreté de l’être, de l’existence est aussi insoutenable que celle de l’éternel retour. En effet, l’impossibilité de la répétition invite et engage au choix, sans qu’il soit possible de faire à l’avance l’apprentissage ; or, ce surgissement d’un nouveau à jamais inexpérimentable, est source d’un inquiétant dépaysement ; plus encore, nous devons maintenir et soutenir notre décision. Dès lors, l’insoutenable se trouve réintroduit dans l’être. Comment se comporter ?
La fausse solution de la fuite
Ici, Kundera fait appel aux catégories d’authenticité et d’inauthenticité qu’il a héritées de Heidegger. Nous fuyons l’angoisse, donc cette légèreté de l’être qui est sa vérité originaire. Or, fuir la légèreté, c’est retomber dans la pesanteur inauthentique, mais tellement plus commode. Tel est l’exemple que fournit la personne de Tereza. C’est aussi celui de la vie courante : la communication avec les autres est le lieu d’ambiguïtés incessantes. Or, au lieu de dissoudre ces malentendus, nous les fuyons et nous nous en faisons les complices, vivant dans l’inauthenticité.
Précisément, le manque par excellence de vérité se trouve dans la philosophie du kitsch. Et c’est là où nous rejoignons la crise du sens : en effet, le kitsch prétend coller un sens, une finalité à l’existence, établissant du dehors une signification religieuse ou politique, jusqu’à la mort elle-même. Or, la légèreté de l’être est refus de toute interprétation et de toute destination. La tactique des Léviathan et des Eglises est donc d’occulter l’insoutenable légèreté de l’être et de s’en emparer. La fin de ses personnages, notamment les inscriptions sur les tombes, rappellent la vacuité de ces entreprises de détournement. « Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli ».
La juste solution
Kundera en demeure-t-il à un nihilisme radical ? Son scepticisme épargne-t-il une seule situation, une seule vérité ? Oui. L’amour peut résister. Certes, il fait naître en nous une torturante passion. Mais ce sentiment fondamental de la vie fait naître en nous un irrésistible appel.
Pascal Ide
[1] Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris Gallimard, 1984.