« Je suis en mon Père, vous êtes en moi, et moi en vous » (Jn 14,20). Déjà, dimanche dernier, Jésus disait à deux reprises : « Je suis dans le Père, et le Père est en moi » (v. 10 et 11), et il insistait : « Croyez-moi ». Pourquoi ces paroles sont-elles importantes et, d’abord, quel est leur sens ? Comment en vivre ?
- Pour saint Jean l’Apôtre, toute la Révélation est résumé dans cette phrase que nous connaissons tous et qui se trouve, à deux reprises, dans sa première épître : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16). Il ne l’a pas inventé de lui-même. « Le disciple que Jésus aimait » (Jn 13,23) l’a appris en reposant longuement « sur la poitrine », c’est-à-dire sur le Cœur, de Jésus, lors de la dernière scène (Jn 13,25). Et aussi en demeurant, plus longuement encore, avec sa Mère bien-aimée (cf. Jn 19,27), à Jérusalem, puis à Éphèse.
Or, le quatrième évangile est divisé en deux parties : la première (Jn 1,19-12), qui raconte la vie publique de Jésus, et la seconde (Jn 13-21), sa Passion, sa mort et sa Résurrection. Et ces deux parties contiennent chacune une affirmation qui, dite en passant, pourrait passer inaperçue, alors qu’elle était centrale. La première : « le Père aime le Fils » (Jn 5,20). La seconde : « j’aime le Père » (Jn 14,31). Et dans l’ordre : Jésus a pu nous aimer « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1), seulement parce qu’il a entendu le Père lui dire le jour du baptême qu’il était son « Fils bien-aimé », son « unique » (Jn 1,18). Ainsi, tout l’amour-agapè, dont l’aigle de Patmos a été institué le prophète, vit de cette rythmique : être aimé et aimer, plus précisément, recevoir l’amour pour le donner, se recevoir pour se donner. Tel est le centre brûlant, le cœur pulsatile de la Révélation dont « l’Esprit de Vérité » témoigne en nous (Jn 14,17).
Un dernier pas nous conduira à la parole de ce jour. Cette communion du Père et du Fils, des Personnes divines qui sont différentes l’une de l’autre, donc extérieures l’une à l’autre, requiert la communion intérieure. Je ne peux aimer l’autre que s’il m’habite, je pense à lui, je me demande ce qui lui ferait plaisir. Je ne peux être à l’aimé, l’ami que si d’abord il est en moi. Dans une étonnante question de sa Somme de théologie, saint Thomas d’Aquin s’interroge sur les effets de l’amour. Et, parmi les six effets, il appelle l’un d’entre eux (d’ailleurs dans le sillage de toute une tradition), « inhabitation mutuelle » ou « inhésion mutuelle » : aimer l’autre, c’est être habité par lui [1]. Tel est le sens de la double formule symétrique : « vous êtes en moi, et moi en vous », « Je suis dans le Père, et le Père est en moi ».
- Ainsi donc, ces expressions sont une autre manière de signifier cette réciprocité caractéristique de l’amour. La communion extérieure est d’abord une communion intérieure, la communion interpersonnelle est d’abord une communion intrapersonnelle. Et puisque l’amour est le noyau de la Vérité biblique, ces formules de Jésus sont une autre manière, concrète et intime, de nous la redire.
Leur importance est soulignée par le fait qu’elles sont inédites : nulle part dans la littérature de l’époque, les amis ou les amants ne formulent ainsi leur amour. Avec sa divine créativité, Jéus les a inventées pour mieux nous dire combien lui-même est présent dans le cœur du Père qui l’aime, combien lui qui « sait tout » (Jn 21,17) nous porte dans le Sien et combien il aspire à ce que nous descendions dans le nôtre l’y rejoindre.
En fait, ces formules ne sont pas complètement nouvelles, puisque nous les trouvons à deux reprises dans le livre-sommet de l’Ancien Testament, le Cantique des Cantiques : « Mon bien-aimé est à moi, et je suis à mon bien-aimé » (Ct 2,26 ; 6,3). La convergence, stupéfiante, entre l’amour des époux et l’amour père (mère)-enfants n’est pas assez relevée : Dieu vibre pour nous comme le bien-aimé pour sa bien-aimée ; il est véritablement passionné d’amour. Il est habité, « travaillé », si je puis dire par notre présence.
- Mais tous ces propos ne sont-ils pas quelque peu stratosphériques ? Les amoureux et ceux qui se souviennent de l’avoir été m’auront compris. Ils savent combien l’aimé les hante, ou plutôt est enté en eux. Après être entré en eux, il est désormais enté (greffé) en eux. Et, si vous me permettez de filer la métaphore : puisque l’aimé demeure en moi, nous sommes une maison non pas hantée, mais entée sur celui que nous aimons…
Un témoignage pourrait rendre mon propos plus proche. Je demandais à une épouse mariée depuis 37 ans si ces paroles de Jésus sur l’inhabitation mutuelle résonaient en elle, me répondit :
« Oh oui ! Que cela est concret. Quand je me réveille, le geste de tendresse de mon mari s’imprime profondément en moi. Je le garde en moi toute la journée. Au point que j’ai du mal à comprendre comment l’on peut être infidèle, tant l’autre est intime à moi-même. Puis, dans la journée, je pense à lui, souvent. Et je me dis : qu’est-ce qui pourrait lui faire plaisir ? Oui, encore après tant d’années de mariage. Notre couple, mon amour se nourrit de ces marques d’attention. Ce qui suppose que je cherche non pas ce que j’aime faire, mais ce que lui apprécie et qui n’est pas forcément ma tasse de thé. Oh oui, l’autre est vraiment en moi comme je sais, je vois, j’expérimente combien je suis en lui, il pense à moi, veille sur moi ».
Mais comment en vivre ? Je vous propos une démarche en trois prises de conscience.
D’abord, une parole de Jésus précise et éclaire cette inhabitation réciproque d’amour : « le Père qui demeure en moi fait ses propres œuvres » (Jn 14,10). L’autre est présent en moi comme une source. Je sais que l’autre m’habite lorsqu’il devient source d’inspiration. Je peux, en effet, être hanté par l’autre parce que j’attends de lui quelque chose. Mais l’amour se reconnaît à ce que nous cessons d’attendre de l’autre (en comptant tout ce que nous donnons et que l’autre ne rend pas…), pour prendre l’initiative : « Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés » (1 Jn 4,10).
Mais comment la personne aimée (Jésus, l’époux, le grand ami) devient-il source en moi ? Par l’Esprit-Saint. C’est ce que suggère la parabole de la vigne que Jésus va prononcer dans quelques instants (Jn 15,1 s). Cette parabole, l’une des plus belles et des plus riches, Jésus l’a gardée pour cet ultime partage avec ses Apôtres. Alors qu’il est en train de leur partager ses plus grands secrets sur sa vie intime avec le Père et l’Esprit. C’est la parabole la plus trinitaire. Pourtant, il ne parle pas explicitement de l’Esprit-Saint. Mais quelle est donc cette sève qui unit le cep aux sarments ? Mesurons-nous ce que Jésus est en train de dire : de même qu’il n’y a qu’une seule sève dans une même vigne, de même, se verse en nous la même vie que celle qui s’écoule entre le Père et son Unique. Il nous faudra revenir sur cette révélation totalement inouïe… En tout cas, de même que c’est l’Esprit-Saint qui est le baiser d’amour entre le Père et le Fils, de même est-ce lui qui connecte à Jésus et aux autres. Justement en les intériorisant.
Et comment vivre de l’Esprit-Saint ? En demandant à celle qui l’a accueillie pleinement sans jamais le contrister : Marie qui gardait toutes choses en son cœur et les méditait (cf. Lc 2,19.51). Nous la croyons lointaine, parce qu’elle est sans péché. Mais, saint Maximilien Kolbe l’avait bien compris, l’Immaculée est l’envers négatif (étymologiquement : « sans tache ») de la face positive : Marie est « pleine de grâces » (Lc 1,28) et elle n’est comblée que mieux pouvoir tout partager. Si nous lui demandons. En ce mois de Marie, nous pourrions lui demander la force de nous arracher à ces voleurs d’intériorité que sont nos écrans (ne regarder les notifications que trois fois par jour, par exemple), afin de descendre plus souvent en nous : « Le Père est en moi ».
Aujourd’hui, nous fêtons saint Michel Garricoïts. Le fondateur des béttharamites (Bettharam est plus célèbre pour sa grotte, elle-même connue par la proximité d’un lieu appelé Lourdes) écrivait : « Rendons-nous à Dieu sans retard, sans réserve et sans retour [2] ». Et à nos frères. Et pour cela, rendons-nous tout de suite à lui à l’intérieur de nous : « Je suis en mon Père (Jésus, mon conjoint, mon ami, telle personne qui souffre et a besoin de moi, etc.) et le Père (Jésus, etc.) est en moi ».
Pascal Ide
[1] Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 28, a. 2.
[2] Pierre Duvignau, La doctrine spirituelle de saint Michel Garricoïts, Paris, Beauchesne, 1949, p. 66.