d’) Le cœur comme lieu de la liberté concrète
Siewerth tire une conséquence d’importance sur la nature de la liberté, en soi et dans son exercice concret (p. 142-147). La liberté, dans la vision dualiste héritée de la Renaissance, se comprend par sa différence et, plus encore, son opposition, hors de l’homme, avec la matière et, en l’homme, avec le corps. Tout à l’opposé, selon la vision unitaire défendue par Siewerth, la liberté s’éclaire à partir du cœur, c’est-à-dire dans son lien intime et unifié avec la matière et le corps.
Comme toujours, cette unité est un enracinement dans le fond corporel. L’auteur de L’homme et son corps résume sa pensée dans un bref paragraphe en italique : « La matière est donc le fond dernier qui rend possible non seulement le monde, mais aussi la liberté «cause de soi». Elle est le principe intérieur d’unité au sein duquel s’engendre l’humanité, se transmet l’héritage de la vie du cœur, et se déroulent l’histoire et le destin humains ». (p. 143) Siewerth assume la définition moderne de la liberté. C’est ainsi qu’il cite une troisième fois (cf. p. 85 et p. 130) la définition cartésienne de la liberté divine : causa sui. Il l’assume mais pour la dépasser et interpréter l’autodétermination en termes d’enracinement de l’existence en soi : « L’homme est l’être qui produit lui-même, en le tirant de ses propres racines, le cercle entier de son existence ». (p. 142) Or, justement ces racines, loin d’être purement spirituelles, plongent dans la constitution corporelle de l’humanité. Cela tient à la nécessité de la particularisation : aucun acte n’existe que jeté dans le monde ; or, le monde est certes souvent identifié à ce qui est éparpillé, au désordre, à l’accidentel, à l’insignifiant, mais il est d’abord le lieu de l’incarnation, donc de ce qui vit dans la particularité. Mais c’est la matière qui donne cette particularité. Voilà pourquoi l’humanité ne peut déployer l’empire de sa liberté que dans ce que Siewerth appelle un « arbre de vie » (p. 143 et 144).
C’est ce que montrent les trois lieux d’exercice concret de la liberté : la « réceptivité », l’ « activité extérieure » et la « puissance de génération » (p. 143) qui ont été longuement développés en traitant du corps (p. 75s, p. 83s, p. 118s), même si Siewerth insiste surtout sur la troisième comme concrétisation corporelle de la liberté (p. 142). C’est aussi ce qu’établit une parole de Thomas d’Aquin sur la Providence divine : les choses multiples trouvent leur ordre et leur unité non par la seule liberté divine éternelle, mais par sa décision médiatisée par la liberté humaine agissant elle-même dans le champ de l’histoire.
Jusqu’à maintenant, il a été question de l’enracinement de la liberté dans le corps. Maintenant, Siewerth considère cette relation du côté de la finalité. Cette transition semble suggérée par le aussi de la phrase suivante : « Dans l’existence corporelle de l’homme s’enracine aussi le caractère accidentel […] des actes spirituels tendus vers une fin » (p. 144. C’est moi qui souligne). La liberté est incarnée en raison de son achèvement. En effet, celui-ci est l’amour ; or, l’amour se construit dans le concret du réel : amor terminat ad rem, aime dire l’Aquinate. C’est ce que montrent les trois exemples, là encore tirés de la sphère du cœur par excellence : l’éducation, la vie adulte et l’amour familial (p. 144-147).
- Dans la génération, puis dans la première éducation, les parents n’exercent leur amour, donc leur liberté, qu’à l’égard d’un être charnel. Et l’enfant engendré ou conçu semble de prime abord vivre dans la seule inconscience ou pour la seule nourriture ; en réalité, « il est enfoui dans le berceau du cœur » qui est « tendu non seulement vers le don de la nourriture mais aussi vers la manifestation de l’amour » (p. 144-145). Tout le travail de l’éducation est de protéger, dans une sollicitude pleine d’amour, ce cœur qu’est l’enfant pour le conduire à la maturité. Siewerth dit en une page (sans oublier de critiquer les projets éducatifs contemporains) ce qu’il développera et précisera dans Métaphysique de l’enfance. Deux idées centrales dans cet ouvrage sont déjà ici présentes : a) tout est déjà donné dès l’origine ; b) le rôle des parents est cette sollicitude pleine d’amour. Voilà pourquoi l’éducation parentale, tout en s’adressant au corps de l’enfant, lui donne beaucoup plus.
- L’exercice de la vie adulte semble délié de l’enracinement corporel. En fait, la liberté de l’homme mûr s’enracine toujours dans son enfance : « L’enfance n’est pas une phase que l’homme laisserait derrière lui pour s’élancer dans ‘le spirituel pur’, mais elle est la profondeur toujours refleurissante de son cœur engendré par l’amour ». (p. 145) On ne saurait mieux dire la permanence fondatrice du don 1. Mais l’enfance dont parle Siewerth n’a rien à voir avec l’archéologie pulsionnelle (le ça) dont traite la psychanalyse ; elle s’identifie à la posture de filiation sur laquelle s’attardera Métaphysique de l’enfance : en effet, l’homme est « par nature père et mère » (p. 145) ; or, nul ne peut engendrer et se soucier de sa progéniture s’il n’est cet enfant qui a été engendré. De même, l’homme est appelé à exercer des responsabilités dans la société ; or, « toute charge de pasteur et de chef s’enracine dans ce que l’être humain a de paternel et de maternel » (p. 145-146), puisque tout gouvernement doit respecter la liberté et la vie de ceux qui nous sont confiés, ce qui est l’œuvre parentale par excellence.
- Enfin, et nous retrouvons la première perspective, l’amour est par essence incarné. Certains discours font de celui-ci une « tendance universelle tournée vers l’humanité », un altruisme décorporé. Or, l’expérience montre exactement le contraire. « Le cœur humain […] est toujours un cœur particulier » (p. 146) ; or, l’amour jaillit du cœur. Cela est vrai de tous nos amours humains : chaque fois que nous nous donnons, l’acte d’amour que nous posons n’est pas général : il est un acte d’amour filial, fraternel, nuptial, etc., donc incarné. Une confirmation inattendue vient de l’amour de Dieu. Pourtant, ne serait-ce pas un bel exemple d’amour non sensible, purement spirituel ? Tout au contraire, l’amour de Dieu se manifeste à nous non en général, mais en tant que personnel, et précisément en tant que paternel.
On a pu le constater : constamment, Siewerth conjugue ces deux ouvertures, vers l’origine et vers le terme, sans les distinguer. Les première et troisième illustrations traite de l’achèvement de la liberté dans le corporel et la seconde de son enracinement. Cette « ambivalence » apparaît à nouveau dans le paragraphe conclusif (p. 147). La première phrase (« Ainsi l’homme est une liberté qui s’engendre elle-même en partant de ce fond du monde où sont conçus tous les êtres ») parle de l’héritage, du don originaire que la liberté reçoit. La dernière phrase, quant à elle (« L’homme, avec tout son être, mais surtout avec son cœur à la sensibilité pénétrante et profondément enracinée [1], doit faire face à la réalité tout entière et à Dieu lui-même : c’est ainsi qu’il entre dans l’existence et dans l’histoire de sa vie »), parle désormais de la liberté qui « doit faire face » au monde, l’incise « mais surtout… » distinguant bien cet affrontement de l’enracinement (« profondément enracinée »).
En tout cas, cette indistinction n’ôte rien à la pertinence de la thèse de Siewerth, à savoir que la liberté existe corporellement ; elle confirme seulement la nôtre et signale comment dépasser de l’intérieur la pensée siewerthienne.
e’) Le cœur comme centre de la vie trinitaire
Ce paragraphe, le dernier est le plus long de l’ouvrage, mais non le moins serré : ici, plus qu’ailleurs, j’ai conscience qu’en cherchant à mettre à plat le propos si dense de Siewerth, je me risque à interpréter. Dans cette dernière approche, l’auteur montre que le cœur, donc l’homme, est le centre d’un mystère encore plus vaste, le plus large de tous qui est le mystère du Dieu Trinité. Il le montre en général pour tout homme (p. 147-155), et en particulier pour le cœur du Christ (p. 155-157), avant d’en tirer deux conséquences (p. 157-158). Ce point de vue résolument théologique livre la vérité la plus décisive sur le mystère du cœur qui est aussi le mystère de l’homme et de l’amour.
Siewerth introduit son propos (p. 147-148) en ébauchant une dialectique ascendante, qui montre combien le cœur de l’homme s’inscrit dans un tout de plus en plus vaste : 1. Dans sa puissance de génération, il « est le principe qui embrasse tout homme particulier ». 2. Dans sa réceptivité (la connaissance autant que l’exposition aux influences externes) autant que dans son activité exubérante, le cœur s’ouvre au mystère de tout l’être, il est « englobé par l’être » ; la génération elle-même engage autant la matière que la beauté et le langage. 3. Enfin, « le mystère de l’être humain ne s’achève que dans la trinité » [2].
Le cœur de l’homme est le centre et le reflet du mystère trinitaire dans la distinction des Personnes et plus encore de leurs processions, filiation (p. 148-149) et spiration (p. 149-151), mais aussi dans l’unité de leur communion (p. 151-155).
1’’) Le cœur de l’homme, centre de la paternité et de la filiation
Le plus souvent sinon exclusivement, on considère la présence ou le reflet du mystère trinitaire à partir des facultés spirituelles puisqu’elles sont les sources de la connaissance et de l’amour. Cette exclusive engendre un double inconvénient (que Siewerth ébauche à peine) : le dualisme, puisque seul l’esprit, et non le corps, est à l’image de Dieu ; la mise à l’écart des noms des Personnes divines que sont le Père et le Fils, en faveur des processions de connaissance et d’amour. Siewerth adopte la via difficilior, se fondant sur deux paroles de l’Écriture nous assurant d’une continuité entre la paternité et la spiration divines d’un côté et la réalité humaine intégrale, corps et âme, de l’autre : « Je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom ». (Ep 3,15-16) « Ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit ? » (1 Co 6,19).
Siewerth n’affirme pas que l’homme est père parce qu’il participe au mystère de la paternité divine, ainsi qu’on comprend souvent la parole de saint Paul, ni qu’il est fils parce qu’il prend part à la filiation du Bien-Aimé. Ces plates interprétations passent à côté de la profondeur du mystère car elles demeurent extérieures à l’homme et surtout ne montrent pas en quoi l’homme est habité, structuré du dedans par le Mystère trinitaire. Or, d’une part, il est parlé ici du cœur, donc du centre le plus intime de l’homme ; d’autre part, la Sainte Trinité est intimior intimo meo, selon le mot fameux d’Augustin [3].
L’argumentation de Siewerth est dense et difficile, presque allusive. Elle est résumée par la dernière phrase du paragraphe : « l’homme, en tant qu’il est «fils», ne se possède lui-même tout à fait que comme engendré par l’amour, et c’est dans cet amour qu’il possède toute la perfection et toute la puissance du père ». (p. 149) Cette phrase est heureusement commentée par une note du traducteur qui s’aide d’une lettre de Siewerth lui-même. La Métaphysique de l’enfance reviendra souvent sur ce point central et l’explicitera. Comme la lettre et l’argumentation partent du mystère de la filiation, je ferai de même, pour ensuite remonter au mystère de la paternité.
L’homme n’accède à la pleine vérité de son être que lorsqu’il se connaît comme un cœur qui est engendré par l’amour, autrement dit lorsqu’il s’enracine dans le don originaire d’où il provient (qui est, ultimement, la création divine) ; or, se savoir engendré, c’est être fils ; par conséquent, l’homme « ne se possède lui-même », autrement dit vit dans son cœur qui est le lieu central de l’auto-possession (connaissance de soi et autodétermination libre), seulement lorsqu’il se connaît et agit comme fils. Cette conclusion montre que la filiation n’est pas extrinsèque mais nous constitue intimement : si, selon la démarche constante de Siewerth, l’homme ne peut se comprendre qu’en étant reconduit à son fond le plus originaire, c’est donc qu’il ne comprend qui il est, il ne vit dans son cœur, que lorsqu’il saisit qu’il est vie reçue, lorsqu’il se voit engendré dans l’amour, en un mot : lorsqu’il est fils. « L’homme est tout entier [c’est-à-dire dans la totalité et non dans une partie de son être] engendré [4] ».
Or, en étant fils, l’homme s’ouvre au mystère de sa paternité. Souvent, filiation et paternité s’excluent. Tout au contraire, explique Siewerth, l’homme n’est homme qu’en étant fils du père ; or, l’amour procréateur du père donne tout à son fils : « est remis au fils tout ce qui est du père, qui communique tout au fils et ne se réserve rien » : le père est la source du don et le don n’est véritable que sans retour et sans restriction ; or, dans ce don indivis est présente « la puissance réelle du père » ; donc, en devenant fils, l’homme reçoit « toute la perfection et toute la puissance du père ». Le texte ajoute un argument : le propre de la paternité est d’exercer la responsabilité dans l’amour à l’égard des personnes à nous confiées ; or, cet amour « engendre l’homme pour Dieu » et ne trouve son fondement que dans le cœur ; donc, « c’est dans cet amour seul qu’il [l’homme] se possède lui-même ». Voilà pourquoi, comme le mystère de la filiation, le mystère de la paternité n’est pas extérieur, mais s’enracine dans le cœur, centre intime de l’homme.
Peut-être serait-il clarifiant de comparer la position Siewerth à deux autres visions anthropologiques pour qui paternité et filiation sont extérieures au cœur humain. Face aux définitions de l’homme soulignant son autonomie par exemple d’animal raisonnable, la position siewerthienne ne les réfute pas tant qu’il leur oppose une définition plus originaire : d’où vient cette autonomie et sur quel objet porte la raison ? L’homme n’est lui-même que lorsqu’il reçoit la vie de celui qui l’a engendré. Siewerth prend aussi à contre-pied la vision psychanalytique pour qui le père aliène le fils et dont celui-ci doit se détacher pour accéder à son être propre ; or, une telle vision dominée par le détachement, voire par la violence de l’arrachement, manque là encore une vérité plus originaire : le fils n’aurait pas pu accéder à l’être s’il ne l’avait d’abord reçu ; or, qui dit réception dit donation et donc amour donnant. Plus encore, cette donation n’est pas seulement initiale mais permanente : on ne cesse jamais d’avoir été engendré, d’être celui qui a reçu. Voilà pourquoi ce don est une origine et pas seulement un commencement.
2’’) Le cœur de l’homme, centre de la spiration
Le cœur est aussi ouvert à la présence de l’Esprit comme Esprit. En effet, c’est dans son cœur – et non de l’extérieur – que l’homme est père et fils. Or, l’œuvre spirituelle d’attestation, qui vient de l’Esprit, « procède de l’activité génératrice elle-même et pénètre les deux fonctions » de paternité et de filiation « jusqu’à leur racine la plus profonde ». (p. 149-150) Mais comment le comprendre ? Comme pour la paternité et la filiation, la relation de l’homme à l’Esprit dont il est l’image est souvent comprise de manière extrinsèque.
De même que l’homme se possède lui-même (donc vit pleinement du mystère du cœur) seulement par la filiation et la paternité, de même ne le peut-il que par la procession de l’Esprit. En effet, le mystère de la procession est celui d’un « amour qui procède », donc d’un amour qui est « trait d’union » entre le Père et le Fils. Or, en quoi l’homme s’approprie-t-il cet amour ? Comment vit-il à la racine d’être ce trait d’union ? Siewerth le montre par une démarche originale. Il part du constat que si l’homme est à l’image de Dieu et du Dieu Trinité, chacune des personnes divines doit avoir en l’homme une image, et « une image d’un caractère personnel », autrement dit un « visage » (p. 150). Précisément, ce visage est celui de la femme : « Le mystère [de la procession] se présente à l’état achevé dans l’image de la femme ».
- En effet, nous avons dit que l’amour prend naissance par la paternité et la filiation ; or, « comme mère, elle [la femme] participe pleinement à la paternité, comme fille et enfant à la filiation ». Siewerth précise comment la femme participe à ce double mystère de paternité et de filiation dont l’union, dans l’amour, caractérise la spiration. D’abord, elle est fille : dans le second récit de la création, elle naît de l’homme ; plus encore, la femme ne prend conscience de son être de femme que par l’amour de l’homme qui l’ouvre à sa féminité. Mais cela n’est possible que parce que l’homme possède sa masculinité : il ne reçoit donc pas, comme la femme, son être sexué, d’un autre qui l’aime. Ensuite, elle est mère ; or, là encore, c’est l’enfant qui lui permet de pleinement s’éveiller à sa maternité.
On pourrait objecter que le vir aussi participe à la paternité et à la filiation, et peut-être même plus directement que la femme, comme l’attesterait le genre masculin. Siewerth semble suggérer trois réponses à cette objection. Ce qui caractérise la femme, c’est de vivre ces deux aspects dans l’amour ; plus encore, c’est de les unir ; c’est, enfin, de les unir dans un dynamisme : la femme, dit-il dans une superbe formule, « est l’amour recueilli qui se donne et se répand » (p. 150-151).
- La femme est visage de l’Esprit-Saint pour une autre raison. En effet, ce qui caractérise l’Esprit, c’est d’être l’amour qui fait l’unité. Or, la femme, comme femme, fait cette unité. D’abord, comme épouse et mère elle unit la nature et l’esprit, précisément le corps qui est « prêt à concevoir » et « l’amour qui élève et transporte de joie ». Ensuite, plus généralement, et ici Siewerth fait appel à la distinction fond-manifestation : la femme se caractérise habituellement par la beauté ; or, cette beauté rend visible l’amour caché dans le cœur ; aussi la femme est-elle « le mystère du cœur incarné dans un visage ». Mais en retour, on comprend que la beauté dont il est question n’a rien de la joliesse plastique qui est toute extérieure, mais s’identifie au don qui se communique depuis la profondeur du cœur. Le français grâce rend bien ce sens.
Siewerth en tire une conséquence qui est aussi une confirmation de ce que l’Esprit a la femme pour visage : celle-ci, écrit-il, « symbolise l’œuvre spirituelle de l’homme sous toutes ses formes » (p. 151). Par exemple, Marie est « épouse et temple de l’Esprit » ; or, elle est « siège de la Sagesse ».
On pourrait résumer l’intuition de Siewerth (« si l’Esprit apparaissait sous forme de «visage» » : p. 151) en un mot audacieux : si l’Esprit devait s’incarner, c’est-à-dire prendre visage, il serait femme. L’Esprit, éternel féminin, suffira-t-il à consoler un certain féminisme ?
3’’) Le cœur de l’homme, centre de l’unité de communion
Le cœur de l’homme est ouvert non seulement à chaque Personne de la Trinité, mais aussi à l’unité du mystère trinitaire.
Cela est vrai de la Sainte Trinité : « les personnes subsistantes sont chacune aussi l’être tout entier » (p. 151), comme l’exprime la circumincession ou périchorèse des Personnes divines. Or, l’homme est à l’image du Dieu Trinité. Cette circumincession se vérifie donc aussi pour chaque personne humaine.
Siewerth le montre précisément à partir des notes spécifiques de chaque personne. En effet, la paternité s’achève dans la maturité virginale ; de même, « la filiation a pour achèvement un cœur virginal ». (p. 151) Or, ce cœur virginal renvoie au mystère de la spiration d’amour : en effet, explique une note de Givord (n. 2, p. 151) qui développe seulement la filiation, se fondant sur des explications de Siewerth dans une lettre, l’homme en son cœur est tout entier fils, engendré ; or, un fils grandit en famille entouré de ses frères et sœurs ; or, il se porte vers sa sœur comme vers une femme avec un cœur libre, aimant et virginal ; voilà pourquoi la filiation ouvre au mystère de la virginité dans l’amour (ici fraternel et sororal).
L’auteur de L’homme et son corps le montre plus globalement en ne gardant du mystère trinitaire que la notion de communauté (p. 153-155). En effet, la Sainte Trinité est « l’unité essentielle de l’amour dans la subsistance des personnes », en termes plus simples : elle est la communion d’amour des Personnes divines. Or, même si l’homme apparaît souvent davantage comme un individu, « il est essentiel à l’homme, être spirituel, de n’être pleinement lui-même que dans la «communauté de l’amour» ». Siewerth le montre en repartant du sens originaire de l’adjectif « essentiel » qu’il a souligné. Le terme essence signifie maintenant « l’unité indissoluble d’une entité «formelle» et durcie » ; mais son sens véritable, premier, en allemand (Wesen) comme en latin (essentia), est « l’être véritable et permanent des choses ». Or, l’âme individuelle, même complètée par un corps, n’est qu’une partie de l’homme. Car une telle formule fait croire que cette âme est déjà un être. Mais l’âme n’est un être que si elle est « particularisée dans la matière ». Or, cette individualisation « n’est possible que par l’œuvre de la génération due à l’exercice d’une paternité et d’une maternité », autrement dit si elle est engendrée. « C’est pourquoi l’être de l’homme est l’amour qui se déploie par la génération ». Or, la génération, certes, donne la vie à des « personnes existant pour soi » (c’est la vérité de l’individualisme) ; mais elle fait entrer dans une communion (c’est l’oubli de l’individualisme).
En effet, par la génération, l’homme s’ouvre à plus, participe à plus large que soi. Siewerth distingue plus ou moins explicitement trois niveaux de participation, anthropologique, ontologique et théologique. Tout d’abord, la génération dans l’amour transmet la nature humaine ; donc, elle « rassemble » les hommes dans l’unique espèce humaine, ce que Siewerth appelle « l’unité du monde ». De plus, « tous les êtres et la matière elle-même, condition de leur existence, procèdent de l’acte métaphysique qui est au principe de l’être » ; donc, l’œuvre de la génération fait participer l’homme à l’être-même en son unité. Enfin, l’être est le « plus pur symbole de Dieu » et une note de Givord précise à juste titre que Siewerth fait allusion à la fameuse question de la Somme où saint Thomas explique que le nom révélé à Moïse dans le Buisson ardent, en Ex 3,14 (la « métaphysique de l’Exode » chère à Étienne Gilson), est le nom de Dieu par excellence ; donc l’homme participe « à l’unité de l’être divin ». Par conséquent, l’être humain, loin d’être un individu atomisé et, plus encore, d’être divisé des autres hommes par sa particularité, n’existe que prenant part à une triple unité qui l’englobe sans jamais annuler son existence singulière. On peut donc conclure que, dans sa perfection ou son achèvement, la personne humaine est « la pure manifestation du Père, du Fils et de l’Esprit ».
4’’) Le cœur du Christ, centre par excellence de la vie trinitaire
Siewerth a donc démontré que l’homme se définit à partir de son cœur et plus précisément dans le mystère de la génération qui a pour source le cœur. Or, « la révélation nous apprend que ce mystère a trouvé son achèvement parfait, grâce à l’incarnation dans le corps mystique du Christ », le corps mystique devant s’entendre de l’être substantiel de Jésus et non de l’être de l’Église. Donc, « le cœur du Christ est le mystère des mystères ». Si le mystère de l’homme se comprend à partir de son cœur et si Jésus est verus homo, homme par excellence, c’est donc que le cœur du Christ est le centre à partir duquel tout homme se comprend.
Siewerth parle d’abord du Cœur du Christ en lui-même (p. 155). Celui-ci est le centre par excellence, « le centre de la vie trinitaire et céleste ». En effet, nous avons vu que le cœur est, dans son mystère le plus profond, ouvert à la vie trinitaire. Or, la foi nous apprend que toute la plénitude de la vie divine est cachée dans le Christ : et cela, non pas seulement en vertu de l’union hypostatique ut sic, mais du fait de son abaissement qui se consomme par la réintégration de toute réalité en lui (Ph 2, 6-11 ; Ep 1,3-12). Une note de Givord répond à l’objection selon laquelle le Christ semble subordonner la génération éternelle du Fils de sa naissance temporelle.
Ce qui est vrai du Christ comme tel vaut du Christ dans sa relation aux hommes qu’il sauve (p. 155-157). Siewerth, me semble-t-il, veut montrer que le Cœur du Christ est au centre de la vie humaine, ce qui est encore plus audacieux que la première thèse. En effet, le Cœur du Christ est habité par « l’amour divin qui s’est abaissé jusqu’à la racine du monde déchu » (p. 155). Le prouve le fait qu’il a éprouvé la mort et celle-ci est la conséquence ultime du péché qui a dépouillé l’homme de la grâce. Or, le cœur de l’homme est ce qui, en nous, s’ouvre jusqu’à l’intime. Donc « seul cet amour [autrement dit le Cœur du Christ] permet à Dieu d’ouvrir jusqu’au fond l’abîme de la liberté humaine » et de le rejoindre.
Mais le Cœur du Christ est au centre même du cœur humain, c’est aussi pour une raison active. Le cœur humain est celui qui reçoit le salut ; il est aussi celui qui y coopère. Comme dit Siewerth, il est « principe d’unité » mais aussi « de fécondité ». En effet, si l’homme est ouvert en son centre au mystère trinitaire, c’est « dans le Christ ».
Comme d’autres auteurs fascinés par le mystère de l’homme dans son unité, en communion avec Dieu et la nature, par exemple Teilhard de Chardin, Siewerth fait culminer toute sa réflexion dans le Cœur du Christ.
5’’) Deux conséquence
Pour finir, Siewerth tire d’abord une conséquence générale sur la présence de Dieu dans la vie de l’homme. Il cite le mot profond de Rilke auquel renvoie Hans André : « Dieu attend là où sont les racines » (p. 157) Cette affirmation signifie en positif que le cœur de l’homme attend Dieu, est fait pour lui. Elle corrige aussi deux erreurs : Dieu se donne d’abord à l’amour plus qu’à « la pâle lumière de la raison » ; Dieu se donne à celui qui attend ou plutôt désire, vulnérable et nu, comme une terre ouverte, dans la magnificene de la nuit, « le cœur frissonnant d’amour », plus qu’à celui qui agit et entreprend.
Ce qui vaut de tout l’homme vaut en particulier de la culture (p. 157-158). « Cette vision de l’homme révèle l’essence de toute culture ». En effet, nous avons vu que l’homme est celui qui va jusqu’à la racine ou à la source, c’est-à-dire celui qui demeure dans son cœur profond. Or, la culture renvoie à l’origine : son triple sens reconduit à trois soins (le soin étant garde et disposition) : des champs et de la terre, de la maison et de l’enfant, du sacré et de la parole de Dieu.
En inclusion, reprenant la conséquence générale, Siewerth affirme à nouveau : « Dieu est toujours là lorsque sont préservées les sources de notre être ». (p. 158) Dieu est d’abord présent lorsque l’homme se rend présent aux choses, comme un père et un fils. Au nom de la dynamique ternaire du don, ne pourrait-on pas doubler cette loi d’une seconde qui lui est symétrique – Dieu est toujours là lorsque s’effectue un véritable don de soi –, voire d’une troisième correspondant au moment intermédiaire du don – Dieu est toujours là lorsque l’homme désire être pleinement cause responsable de son acte ?
6’’) Conclusion
Siewerth me semble constamment guidé par l’intuition selon laquelle l’homme est à l’image de Dieu par son cœur. C’est ce que signe le titre du paragraphe – « Le cœur […] comme image de Dieu » – et plusieurs allusions (p. 149, 150). En effet, être à l’image, c’est être un reflet du paradigme ; plus, c’est être habité par le modèle ; plus encore, c’est vivre de la vie de la source. Or, nous venons de voir que le cœur est le centre qui s’enracine dans la présence jaillissante du mystère de la Sainte Trinité se communiquant à lui : « Le mystère de l’être humain ne s’achève que dans la trinité de la paternité, de la filiation et de l’Esprit, «don» d’amour qui se distribue éternellement et force créatrice d’éveil et de renouvellement ». (p. 148)
Un moment, Siewerth condense très explicitement son argumentation dans un syllogisme que nous avons cité en morceaux : « L’âme ne pourrait «avoir l’être» que si elle était particularisée dans la matière. Mais ce n’est possible que par l’œuvre de la génération due à l’exercice d’une paternité et d’une maternité. C’est pourquoi l’être humain est l’amour qui se déploie par la génération en «personnes existant pour soi» et les rassemble en unité de vie ». (p. 154) Et quelques lignes plus loin, Siewerth souligne la conclusion qui est sa thèse fondamentale : « l’homme n’apparaît vraiment que dans le mystère de la génération qui procède de son cœur ». (p. 155) On voit donc pourquoi Siewerth ne saurait jamais se satisfaire de la définition traditionnelle de l’homme (comme de la vision âme-corps) : elle fait épochè sur la génération qui, ici, explique la particularisation de la matière. Or, cette génération d’une part établit l’homme dans les liens de filiation et de paternité, d’autre part opère dans l’amour (divin sinon humain), ce qui renvoie au cœur qui est la source de l’amour. Voilà pourquoi l’homme se définit davantage par la génération et le cœur. La logique profonde de la perspective siewerthienne toujours remonte vers l’origine, donc vers l’amour. Le bien ne nie pas l’être mais le fonde ; plus encore, il s’identifie à lui.
Siewerth trouve enfin une confirmation et un approfondissement (« conduire à des vérités plus profondes ») dans la question de la mort et de l’éternité.
c) Conclusion
Là encore, reprenons les conclusions du point de vue de la cosmologie du don. Je dirais volontiers que ce que Siewerth affirme de l’amour d’abord, du cœur ensuite, je l’attribue au don.
L’amour conjugue les trois moments du don. Siewerth ne les évoque-t-il pas lorsqu’il affirme : « dans le Christ le cœur humain s’engage dans un nouvel hymen, dans une nouvelle paternité et dans une nouvelle enfance » (p. 156) ?
Prenons deux exemples. L’amour « est ce qu’il [l’homme] a de plus saint, de plus haut, de plus intime et de plus profond ». (p. 120) Un peu plus loin, Siewerth conjugue à nouveau l’amour aux trois dimensions de l’espace envisagées symboliquement, ce qui permet de mieux voir les corrélations avec les temps de la dynamique du don : « sa profondeur d’enracinement [je rappelle qu’il est question de l’amour] et la hauteur à laquelle s’élève sa puissance génératrice sont inséparables de son intimité qui voile et qui protège ». (p. 121) Or, le « plus profond » et l’ « enracinement » renvoie, toujours, au don originaire qui ne cesse d’accompagner toute dynamique et chaque tout être reçoit continûment ; le « plus intime » et l’ « intimité » qualifient le don intérieur et stable où se recueille l’être et d’où jaillit la fécondité, en un mot le cœur : c’est ce que confirment ses deux propriétés, « cachée et protectrice » ; enfin, le « plus haut » et la « hauteur » symbolisent la « puissance génératrice », donc la donation de soi. On constatera d’ailleurs que si les deux énumérations se font en ordre inverse, toujours le moment de l’intimité, le don 2, demeure central.
d) L’homme et le mal. Le péché originel
En un bref et dense paragraphe, Siewerth dit l’essentiel sur la nature du péché originel (p. 158-159). « Le péché originel est essentiellement l’absence de la grâce primitive ». Telle est la définition rigoureuse : privation, spoliation de la grâce sanctifiante donnée par Dieu à nos premiers parents. Siewerth ajoute aussitôt ce qui est une conséquence mais est presque une note constitutive de l’essence : « «la perte de l’unité de l’homme» ». Siewerth attribue cette conséquence à saint Thomas, mais, en réalité, il ne fait que rappeler la doctrine très classique de l’Église, systématisée et donnée comme de foi par le Concile de Trente : « l’homme fut établi » dans « la sainteté et la justice », la première correspondant à la grâce sanctifiante et la seconde à l’intégrité ou unité, les deux ayant été perdus par le péché des origines [5].
Siewerth écarte ensuite l’erreur protestante selon laquelle le péché originel serait en son essence ou aurait pour conséquence une malice ou une perversion. Tout ce qu’on peut dire est que la désunité intérieure, « l’homme est tenté d’accepter et d’approuver le désordre » : la faute adamique n’est donc pas malice, mais une disposition à celle-ci, ce qui est bien différent.
Il écarte enfin l’opinion présente chez quelques Pères et certains auteurs modernes selon laquelle le désordre qui tente l’homme (voire le péché originel en son essence) serait l’instinct sexuel. En effet, « le péché originel affecte toujours l’homme tout entier » ; or, cet être est esprit aussi bien que nature sensible et corporelle ; donc le péché des origines suscite une tendance aux fautes spirituelles, comme l’orgueil ou la dureté de cœur, « au moins autant » qu’une tendance aux fautes morales d’ordre sexuel.
Conclusion
Ici s’arrête notre analyse de l’opuscule si dense de Siewerth, rédigée voici un quart de siècle.
Dans notre brève étude de sa Métaphysique de l’enfance, nous avons proposé une relecture à la lumière de la métaphysique de l’amour-don telle qu’elle était encore ébauchée à l’époque. Il conviendrait aujourd’hui de reprendre L’homme et son corps de fond en comble et de l’intégrer dans une anthropologie de l’homme à la lumière de l’être comme amour. Nous espérons nous y ateler un jour. Son principal intérêt réside dans une double et vive articulation : méthodologique, l’intégration du double point de vue, philosophie de l’homme et métaphysique (philosophie de l’être) ; ontologique, l’intégration de la double anthropologie, l’anthropologie aristotélicienne, qui articule l’âme, le corps et leurs facultés à partir des catégories de substance et d’accident, de puissance et d’acte, de causalité matérielle, formelle, efficiente et finale, l’anthropologie platonicienne et biblique, qui valorise les catégories ontophaniques de fond et d’apparition, d’intériorité et d’extériorité, de cœur et de visage, de signifiant de signifié [6].
Pascal Ide
[1] La traduction accorde enraciné au masculin. Je me permets de corriger, mais je me trompe peut-être.
[2] Balthasar systématisera cette intuition dans la quadruple différence qui clôt le Domaine de la métaphysique.
[3] Cf. Augustin, Confessions, L. III, vi, 11.
[4] C’est ce qu’écrit Givord, s’inspirant d’une lettre explicative de Siewerth (n. 2, p. 151).
[5] Concile de Trente, Décret sur le péché originel, DS, 1511, Gervais Dumeige, La foi catholique, n. 275, Paris, L’Orante, 1975, p. 169.
[6] C’est ainsi que Siewerth distingue la racine (la source, le fond) de l’épanouissement (la fontaine, l’apparition) comme la puissance de l’acte : dans l’amour, écrit-il, « la puissance atteint l’acte, comme l’acte pénètre la puissance jusque dans ses racines » (L’homme et son corps, p. 122).
Ce sur quoi l’auteur de Metaphysik der Kindheit insiste, multipliant les exemples, c’est le lien d’intrinsèque essentialité non seulement entre l’âme et l’existence du corps, mais entre l’âme humaine et la figure corporelle qui est la sienne : l’unité humaine se lit à même les caractéristiques concrètes présentes dans l’organisme qui la visibilise. L’incarnation du propos de Siewerth, à l’image de l’incarnation ontologique qu’il défend, fait toute l’originalité d’une thèse qui se refuse à la facilité des unilatéralismes et fait l’économie d’une considération attentive de la figure et des gestes corporels. Siewerth ne voit donc plus l’homme à partir de la distinction corps-âme, si unifiée soit-elle par les catégories de puissance et d’acte et lorsqu’il parle de corps et d’âme, il les repense dans les notions de fond et de manifestation, mieux à même, selon lui, de ne pas trahir l’unité de l’essence humaine. Il serait intéressant de montrer la convergence et la complémentarité de ces deux approches, ontologique et phénoménologique, de l’homme.