L’homme et son corps. L’anthropologie philosophique de Gustav Siewerth 2/5

3) Une approche unitaire de l’homme

Le premier chapitre était consacré à la présentation et la réfutation du dualisme ; le second développe la vision unitaire. Il se structure en deux parties, me semble-t-il : la première montre que le corps est la racine de l’unité et la seconde que le cœur en est le centre.

a) L’unité corporelle

Siewerth propose une quadruple approche du corps qui, progressivement, en cerne le mystère et sa relation à l’unité de l’être humain.

1’) Le corps et la connaissance sensible

Siewerth considère d’abord le corps dans son rapport cognitif au monde environnant, autrement dit le corps perceptif [1].

a’) Ce qu’est la connaissance sensible

Par la connaissance sensible, le corps éprouve, reçoit la réalité naturelle telle qu’elle se donne (p. 75-79). La représentation habituelle est la suivante : les organes des sens reçoivent des stimuli, des informations sur le monde physique; puis les facultés sensibles les transforment en représentations ; enfin, l’intelligence les élabore en concept.

Mais une telle conception introduit une relation d’extériorité entre le corps et le monde qu’il reçoit : l’organisme humain n’est rien de ce monde, comme le sujet n’est rien de l’objet. Selon une démarche qu’affectionne Siewerth, nous allons remonter vers la vérité plus originaire de la connaissance sensible. Le sens corporel ne peut recevoir le monde sensible que parce qu’il y est déjà lui-même inclus, comme une partie de ce monde. Dans un tout autre contexte, Siewerth reprend ici la leçon de Heidegger au début d’Etre et Temps : l’homme est être-au-monde, c’est-à-dire qu’il n’existe à aucun moment un point de vue qui lui permettrait de surplomber le monde et le considérer de l’extérieur. Plutôt que de déchéance, Siewerth préfère parler de ravissement : l’homme, dit-il, est « «ravi» dans le monde » (p. 78).

Siewerth ne s’arrête donc pas à la correspondance entre le sujet, ici la faculté sensible, et les objets ; plus en amont, il s’interroge sur la condition de possibilité de cette correspondance, considérée du côté de l’homme. Pour Aristote, le sens est ouverture, pure puissance que le monde extérieur vient réduire à l’acte. Siewerth ne le nie pas, mais il estime que ce vide potentiel ne suffit pas à expliquer cette ouverture, cette adaptation du sens au monde. L’âme est en acte : elle est principe de vie. Siewerth considère ce dynamisme pas seulement dans l’ordre de l’acte premier mais aussi de l’acte second : pour cela, il fait appel aux notions thomasiennes de développements naturels, puissance prochaine, d’habitus, d’acte du parfait, pour expliquer cette actualité (p. 76-77). L’âme, pour lui, est comme un jaillissement qui dispose les facultés, les actue de l’intérieur.

Le sens est lui aussi déjà actuellement adapté : « son organe n’est pas seulement orienté vers un lieu, il s’étend dans un espace, il s’est intérieurement adapté à la matière et l’a ouverte en lui » (p. 77-78). Pour connaître, il faut recevoir en soi ; or, cette réceptivité suppose une activité immanente.

À force de souligner la prédisposition actuelle qui habite le sens, on pourrait se demander si Siewerth ne concède pas à l’idéalisme son principal argument : le sens serait pour lui actif. Mais l’auteur de Metaphysik der Kindheit se garde bien d’aller jusque là et maintient fermement l’absolue potentialité du sens et son ouverture à la donation fécondante du réel en sa beauté. Parler « «d’actualité subjective de la sensation» », autrement dit d’un sujet qui « s’éprouve lui-même », c’est, écrit-il très clairement, commettre « une erreur à la fois vulgaire et très funeste à l’égard de la perception en général » (p. 80). L’actualité n’est là qu’à titre dispositif. Le ravissement au monde est donc ce dépassement intérieur du corps vers la nature qui lui permet de se donner le monde sensible, de lui être ouvert. Dès lors, la nature n’est plus extérieure à l’homme. Pour la connaître, il faut que l’homme soit déjà cette nature physique : et tel est le sens du corps. « Dans le corps doué de sens l’homme possède la nature comme une partie essentielle de lui-même, il est l’époux permanent de la nature ». (p. 80)

Siewerth tient donc les deux pôles, ce qu’il exprime par l’image suggestive de « l’homme, enfant et époux de la nature » (p. 79 ; développé p. 79-81) : comme enfant, il reçoit la nature ; comme époux, il en fait partie et même la possède à l’intérieur de lui. Il est d’ailleurs significatif que Siewerth n’ait pas retenu l’image symétrique de l’enfant qui est le père : il aurait alors fait de la nature la construction de l’esprit, ce qui aurait nié son réalisme foncier.

b’) Unité de la connaissance sensible et de l’esprit

Ayant étudié la connaissance sensible, Siewerth analyse sa relation au second type de connaissance, intellectuelle. La conception habituelle, et Siewerth cite explicitement Kant, sépare l’intuition sensible de la connaissance universelle (p. 82). Or, ce que veut montrer Siewerth, c’est non pas tant ce qu’est la connaissance sensible que le lien intime qui l’unit à l’intelligence. Et, puisque le sens s’enracine dans le corps et l’intelligence dans l’esprit, ainsi sera montrée la profonde unité somato-spirituelle de l’homme (p. 79-84).

Le sens est déjà ouvert à la nature qui lui est intérieure, ainsi qu’on l’a montré. Or, cette pré-ouverture « apparaît comme un mystère inouï de l’esprit » (p. 79). Voilà pourquoi le sens humains sont des organes de l’esprit » (p. 82). Il faut donc établir l’unité existant entre les différentes facultés de connaissance humaine. Cette unité opère en deux temps.

Siewerth compare le travail des sens à celui de la mémoire. Le sens rassemble les points de vue possibles sur la nature. Mais la mémoire ajoute une autre unification qui est intérieure. En effet, mémoriser, c’est conserver et se rappeler en absence de la présence de l’objet sensible. Dès lors, l’unité de la nature n’est plus extérieure mais intime à l’homme qui, par la mémoire, a retenu les images, peut les convoquer et les retrouver dans le réel. Dès lors, l’homme s’éprouve « comme un être qui se possède et comme le centre autour duquel tout se rassemble ». (p. 82) Mais la mémoire n’est pas encore l’esprit.

Mais la connaissance est plus encore une ouverture à l’être. Là est son unité. Et comme la saisie de l’être est la finalité de l’esprit, c’est donc que, pour Siewerth, l’unité du connaître se prend de la finalité. Dès lors, le rôle des facultés sensibles est de porter à l’intelligence les êtres, ce qu’on appellerait aujourd’hui les étants. En effet, l’être n’existe que dans les individus concrets ; or, seuls les sens sont ouverts aux individus réellement existants ; voilà pourquoi le sens donne l’être à l’esprit. Il est toutefois impuissant à lire l’être dans l’individu et en reste à la fragmentation des individualités sensibles. Aussi, en retour, l’intelligence exerce-t-elle sa puissance cognitive en unifiant toute la diversité des sensations dans la lumière de l’être.

Siewerth conçoit donc la connaissance comme un unique processus qui se déploie depuis l’origine sensible jusqu’à son achèvement unificateur dans l’être vu par l’esprit. Entre les deux prend place la mémoire (et l’imagination, au sens aristotélicien du terme) qui d’une part a prise sur le réel sensible extérieur qu’elle amplifie et d’autre part, grâce à la puissance de rassemblement qui la caractérise, accomplit une première unité, préparatoire, à l’œuvre de l’esprit.

Deux conséquences pédagogiques s’en déduisent. L’éducation doit accorder de l’importance : à la « vision » (et plus généralement à la sensation) car c’est en elle seulement que l’individuel apparaît et, par lui, le mystère de l’être (p. 83) ; au fait d’ « aiguiser ses sens », c’est-à-dire de travailler à retenir dans sa mémoire, afin d’acquérir des expériences et d’ainsi diriger la perception vers la visée contemplative de l’esprit et « faire des expériences nouvelles » (p. 84).

2’) Le corps comme instrument

Cette nouvelle approche, le corps comme instrument actif, considère toujours la relation que le corps entretient avec le monde environnant. Mais, alors que la relation des sens corporels au monde est centripète, le rapport du corps agissant dans ce même monde est centrifuge. La démarche de Siewerth procède du plus général (le corps agissant) au plus particulier (le corps dans l’art ménager !), en quatre étapes. À chaque fois, elle conjugue la continuité et, non pas la rupture, mais l’originalité individuée du corps dans le monde.

a’) Le corps-instrument en général

Siewerth traite d’abord de cette relation active dans toute sa généralité (p. 85-86). Ce rapport se définit en un mot : « le corps est un «instrument» ». En effet, de prime abord, l’homme semble extérieur à ce monde qu’il meut avec son corps : il semble entrer dans ce monde où il agit. Mais l’homme ne peut agir dans ce monde où il entre que parce qu’il en fait déjà partie : « Cette entrée active dans le monde, l’homme l’a toujours déjà accomplie ». Le corps humain est, de fait, déjà structuré, ouvert, disposé au monde dans lequel il s’insère. Siewerth donne l’exemple du nouveau-né qui « s’éprouve lui-même en laissant jouer ses membres ». Il semble même exister comme une continuité entre le corps et le monde environnant : par exemple, par la parole, l’air passe insensiblement des poumons à l’air ambiant. Ainsi, « l’homme est enveloppé et enraciné dans le monde ». Pourtant, et nous revenons au premier point, cette ouverture n’est pas une préformation : certes, le corps constitue ce que Siewerth appelle « un acte primitif ». Mais l’être actif qu’est l’homme doit acquérir ce mouvement propre et faire appel à l’imagination pour le conserver et ainsi devenir causa sui. Plus encore, si l’homme est enfoui dans la nature, « le moi corporel de l’homme » doit s’emparer de son identité, conquérir son identité sur le monde.

b’) Le corps-instrument dans l’œuvre

Ce qui est vrai du rapport actif général du corps l’est a fortiori de la relation poiétique, c’est-à-dire de la relation transitive à une œuvre. D’abord, le corps humain en sa globalité est un instrument (p. 86-87). Ce n’est pas du dehors qu’il s’adapte au monde, mais « par le fond même de son être ». C’est dans toute sa structure corporelle qu’il se proportionne aux réalités matérielles. En effet, cette disposition physique est universelle : elle vaut non pas pour telle forme ou telle consistance de son corps, mais pour toutes (« tout ce que l’homme possède comme disposition, comme forme, comme surface, comme courbure, tout ce qu’il a de ferme, de mou, de dur, de qualités corporelles, peut devenir pour lui un ‘instrument’ dans son action effective sur les corps ») ; elle vaut non pas pour un organe, mais pour tout le corps (Siewerth parle de l’utilisation « de la tête, de l’épaule, de la poitrine, du dos », etc.).

c’) Le corps-instrument dans l’œuvre de ses mains

Ensuite, le corps humain est instrument surtout par ses bras et ses mains (p. 87-89). Dans ses multiples activités manuelles, on a l’impression que l’homme agit hors de lui, est comme aliéné. Mais, à chaque fois, le geste du corps se déploie de l’intérieur vers l’extérieur en un mouvement qui souligne la continuité entre l’homme et le monde : pour déchirer, la main doit devenir griffe. La chose est « un prolongement de la main, une sorte de main nouvelle ». Cette continuité est renforcée par le fait que ce mouvement ne va pas seulement de l’homme aux choses, mais retourne de celles-ci vers celui-là, dans un acte de connaissance. Autrement dit, dans l’action, le réel se fait connaître. En effet, les sens ne s’actuent que par les choses ; or, les choses deviennent stimuli sensoriels en agissant sur le corps : l’homme ne connaît ce qui est lourd que par la résistance exercée sur ses membres en train d’agir [2]. Donc, si Siewerth peut dire que le corps est un instrument, c’est dans un sens nullement dualiste. Les deux termes allemands moyen ou instrument (Mittel) et « être-avec » (Mit-sein) présentent une convergence significative : c’est dire si, loin de couper l’homme du monde (en l’installant par exemple dans une relation de domination), la relation d’instrumentalité l’y insère. Gustav Siewerth paraît d’ailleurs ajouter que, par cette action corporelle, l’homme prend aussi connaissance non seulement du monde mais de lui, ce qui accroît l’intimité : certes, « l’instrument du corps a ses mesures originelles en lui-même », mais « il en prend connaissance par l’épreuve même » de la sensation.

Plus précisément encore, Siewerth montre l’unité profonde existant entre le corps se déployant dans son œuvre, donc le corps-instrument, et l’intériorité de l’homme, notamment sa pensée : « la corporalité humaine qui se déploie dans l’œuvre et dans l’action révèle l’homme comme un être qui pense » (p. 91). L’œuvre réalise une double unité : entre le transitif de l’œuvre et l’immanence de la personne et, au sein de l’homme, entre le corps et l’esprit ; en fait, la première unité révèle la seconde. Il semble donc que la lettre si dense de Siewerth distingue quatre relations entre l’homme et son œuvre : 1. l’homme, en sa corporalité et sa pensée, réalise l’œuvre ; 2. l’homme connaît la matière, la réalité par son action ; 3. l’homme se fait connaître, s’exprime dans son œuvre ; 4. l’homme se connaît lui-même par son œuvre. La phrase suivante exprime clairement les trois premières relations et semble les articuler, sinon chronologiquement, du moins logiquement : « l’homme, en agissant et en réalisant une œuvre, rencontre activement les choses, les éprouve et apprend ainsi ce qu’elles sont. Enfin, les connaissant, il se fait connaître en elles ». (p. 94-95) Cette autre phrase, notamment, dit la quatrième espèce de relation : « ce que l’homme recherche surtout en agissant, c’est lui-même dans son pouvoir-être ». (p. 92) Bref, l’intime union de l’homme et de son œuvre manifeste le très étroit entrelacement du corps et de l’esprit : le corps-instrument, singulièrement la main, est un corps spirituel.

Or, le cœur est le lieu de l’unité humaine. Donc, l’œuvre à la fois surgit du cœur, l’exprime et le fait connaître. « Dans la technè c’est la main capable de sentir qui est en jeu et par conséquent aussi le cœur de l’homme » (p. 95). La main, dit-il à un autre endroit, est « mue par la force concentrée du cœur » (p. 93).

Siewerth le montre de plusieurs manières.

Par l’œuvre, l’homme fait l’expérience des caractéristiques de la matière ; or, ces caractéristiques retentissent sur son intériorité. Par exemple, en travaillant le bois, la pierre et le fer, l’homme découvre qu’ils sont durables et solides ; mais, « le solide, ce qui résiste «inlassablement» […] devient pour lui le «sûr» et par là le «nécessaire» ». (p. 89 et 90), qui sont des caractéristiques de la vie intérieure, volontaire et intellectuelle.

De plus, en agissant sur une matière, l’homme fait l’épreuve de sa puissance et de son impuissance »,

Par ailleurs, toujours dans son œuvre, l’homme rassemble et unit ;

La langue le confirme, notamment la langue allemande dont Siewerth déploie ici toutes les ressources avec la virtuosité qui le caractérise. Notamment, des termes « comme percevoir, saisir, […] approfondir, etc., sont tous empruntés au rapport actif avec le monde ». Or, ils « expriment la pensée elle-même » (p. 92).

d’) Le corps-instrument dans l’œuvre ménagère

Tout ce qui est dit de l’œuvre en général vaut en particulier de la maison, du chez-soi, dont la Métaphysique de l’enfance fait grand cas (p. 92-95). D’une part, la technique, c’est-à-dire les instruments et les objets, permet à l’homme de posséder librement et pacifiquement son foyer. D’autre part, le corps qui s’emmembre d’instruments, ne demeure pas extérieur à ce monde : il « prend une connaissance intime de l’œuvre par là même qu’il la forme et la construit ». (p. 93) Plus encore, le monde s’humanise : en effet, par le travail des mains, progressivement, « le rythme et l’harmonie de la vie » humaine « imprègnent tout et se laissent percevoir dans l’œuvre totale ». (p. 94) D’où cette unité entre soi et le chez-soi que soulignent des expressions comme « l’âme d’une maison », une « maison habitée ». Siewerth ajoute que c’est cette « unité indivisée », « recueillie de la maison » qui est « à la base [c’est moi qui souligne] de tout ce qui s’appelle prendre soin, servir, aider, donner ». C’est donc que ce chez-soi fonde la donation de soi. Et, nommant expressément le cœur à cette occasion, Siewerth précise que cette unité intérieure est « la vertu du cœur «bien né» ». (p. 94) Dans notre terminologie, il est dit que le don 3 s’enracine dans le don 2 qu’est le cœur et que la maison symbolise.

e’) Conséquences

Enfin, Siewerth déduit deux conséquences. L’une, négative, confirme le danger de la hiérarchie verticale des facultés : en effet, la technè exprime corporellement l’essence spirituelle de l’homme ; or, « pour peu qu’on partage encore l’homme en catégories de facultés disposées en étages », on perd « de vue l’unité essentielle qui s’appelle «l’homme» et la pénétration intime du corps par l’esprit ». (p. 91) A ces deux anthropologies, unitaire ou dualiste, correspondent deux approches historiques de l’œuvre, de l’activité poïétique de l’homme : la technè et la technique. La première, déployée par les Grecs, au Moyen Age et jusqu’à la Renaissance, ne dissocie pas l’œuvre de l’homme qu’elle exprime ; la seconde, qui apparaît avec les temps modernes, contemporaines de l’anthropologie dualiste de Descartes, oppose l’œuvre et l’homme. « Dans la technè, dit un texte dont le début a déjà été cité, c’est la main capable de sentir qui est en jeu et par conséquent aussi le cœur de l’homme, tandis que, dans la technique, la main elle-même, comme instrument qui dirige, se voit supplantée par la machine ». (p. 95) Autrement dit, la technique qu’a favorisée le dualisme corps-esprit, l’entérine et la renforce en retour.

L’autre conséquence, positive, est relative à la connaissance de l’être humain (soi-même ou l’autre) : son œuvre le révèle plus que l’analyse psychologique. En particulier cette œuvre qu’est la maison. En effet, celle-ci exprime son travail, son sommeil, sa relation aux biens, son sens de l’amour. La vie de l’homme imprègne sa propre maison : « Veux-tu donc connaître un homme, regarde comment il habite et ce qu’il appelle son «chez-soi» ». (p. 92)

3’) Le corps comme signe

Le corps est manifestation de l’essence humaine et, plus encore que le corps-instrument, le corps-signe est intimement uni à l’âme ; il forme un être d’essence une. Cela est vrai du signe en général (p. 95-99) et plus encore du langage (p. 99-103).

a’) En général

Souvent, le corps qui fait signe (par les gestes, le langage, etc.) est considéré comme extrinsèque au monde auquel il fait signe. En fait, le corps n’a des expressions que parce qu’il est expressif : en son « acte primitif toujours déjà accompli », il est manifestation (p. 95-96). Cette approche permet de dépasser le dualisme extérieur-intérieur qui n’est pas sans relation avec un autre dualisme, celui du corps et de l’âme. Se fondant sur la capacité expressive du corps, elle manifeste une unité encore plus radicale de l’essence humaine. Pour cela, Siewerth va faire appel à des catégories familières à la phénoménologie, mais sans aucune technicité : l’extériorité du corps est avec l’intériorité de l’esprit dans une relation d’image, de manifestation, de dévoilement (c’est par ce dernier terme que Givord traduit Erscheinung qui veut aussi dire « apparition ») ; il parle même de « «symbole», au sens étymologique de «coïncidence» du fond de la vie et de sa manifestation ». (p. 96) Cette relation s’explicite en deux formules qui sont comme des mouvements : le corps extériorise dans son apparition un fond qui est autre que lui, à savoir l’esprit ; en retour, nul n’accède à l’esprit si ce n’est par la manifestation que, librement, il en donne dans le corps. L’être humain est cette unité épiphanique du révélé et du révélant. Sans le développer, Siewerth adjoint un troisième aspect au procès de manifestation : le corps ne laisse entrevoir la profondeur secrète qui l’habite qu’en l’enveloppant, en la cachant. Enfin, la pensée siewerthienne, plus que la phénoménologie, souligne que la raison d’être du processus de manifestation est la liberté de la manifestation. Le corollaire en est que « prétendre voir immédiatement de l’homme plus que ce qui s’offre dans l’apparition silencieuse de son image qui lui permet une révélation libre de lui-même, serait impudeur destructrice et non connaissance ». (p. 97. C’est moi qui souligne) [3]

Siewerth établit cette conception nouvelle de l’unité d’abord déductivement à partir de l’essence de l’âme : celle-ci est forme du corps et elle l’est « sans intermédiaire » (p. 98) ; or, « si l’âme est vraiment forme du corps, c’est l’esprit lui-même qui apparaît dans la construction et dans l’image du corps ». (p. 96) Et cette apparition corporelle est doublement nécessaire : en son existence, car l’esprit ne peut se passer de la manifestation corporelle (si bien que Siewerth estime que l’ange est « privé d’une manifestation sensible ») ; et en son essence, car l’esprit ne peut se donner une autre image corporelle que celle qui est la sienne : « Tout essai d’attribuer à d’autres figures (à des points lumineux ou à des sphères, par exemple) la fonction de manifester l’esprit profane et vulgarise un mystère divin ». (p. 96)

Il l’établit aussi inductivement, à partir des multiples manifestations que l’image du corps donne de son esprit : « le visage est la liberté même qui apparaît, de même que dans l’œil la puissance d’intuition de la raison, et dans les mains la puissance de synthèse du logos » (p. 97) ; plus loin : « ce qui dans l’esprit dépasse les conditions corporelles se révèle en même temps dans la courbure protectrice du front et de la tête, et celle-ci tient gardée sa profondeur dans l’apparence même du visage ». (p. 98)

Siewerth nuance toutefois sa thèse sur un point : l’homme dispose d’un moyen de connaissance pour avoir accès à l’intimité de l’être sans passer par la médiation du corps : « l’amour », « la puissance d’intuition du cœur ». Notamment l’amour paternel et maternel permet aux parents de voir l’enfant « plus que ce qui se présente librement » (p. 97).

Enfin, l’auteur en déduit une conséquence, négative. Il souligne la « funeste » doctrine « enseignée […] dans tous les cours de religion » de l’invisibilité de l’âme, alors que tout clame que celle-ci n’est telle que parce qu’elle apparaît, nécessairement, dans la forme, l’image du corps. Comprenons bien la pointe du propos. Siewerth ne nie nullement la vérité de la distinction âme-corps ni que l’âme, étant immatérielle, soit, de par sa nature, non visible. Mais ce sur quoi il insiste, au nom de l’unité humaine, c’est qu’il est absurde de penser une âme humaine qui ne se visibilise pas en un corps. Parler d’une âme invisible court le grave danger de la séparer du corps, donc de la concevoir sans son organisme, alors que, nécessairement, c’est-à-dire par nature, l’âme humaine ne peut que se manifester dans l’image corporelle que nous connaissons.

Siewerth conclut en extrapolant la catégorie de manifestation aux deux autres aspects de l’être humain déjà vus, celui qui perçoit et celui qui construit, donc au corps en tant que cognitif et en tant qu’instrument. En effet, la sensibilité est au monde perçu et le corps instrumental est au monde ouvré, ce que le corps expressif est au monde où il fait signe : dans une relation d’extériorisation qui est aussi de manifestation ; en retour, ces extériorisations sont des « signes qui renvoient à l’homme lui-même, des prolongements de l’image de l’homme ». (p. 99)

b’) En particulier le langage

Ce qui est vrai du signe en général par lequel l’homme accomplit sa vie, vaut pour le signe particulier et par excellence qu’est le langage. D’une part, le langage exprime ce que sont les choses : le langage est un son de forme corporelle définie ; mais « il n’est rien d’autre que renvoi à la chose même qu’il désigne » (p. 100). D’autre part, sans langage, il est impossible d’accéder à la signification de la réalité : « l’œuvre la plus haute de l’esprit, fût-ce la connaissance de Dieu et la reconnaissance de l’être, ne se justifie devant elle-même et n’existe véritablement que lorsqu’elle se réalise et s’atteste à l’extérieur dans la parole prononcée ». (p. 101)

En négatif, Siewerth s’oppose à l’interprétation notamment hégélienne (pour qui la représentation est un moment à dépasser) selon laquelle « cette incarnation dans le mot […] pour l’homme » est « quelque chose d’extérieur et d’accessoire » ou « un ‘esprit objectivé’ dans le signe ». (p. 101) Certes, le corps est extérieur : la parole advient par un mouvement essentiel d’extériorisation de l’esprit « s’étendant activement au dehors ». (p. 101) Mais « on fausse l’essence de l’homme lorsqu’on tient «l’extérieur» comme tel pour un complément futile et accidentel ». (p. 102) Pour Siewerth, la parole n’est pas juxtaposée accidentellement à l’esprit s’inventant un moyen de se dire, mais surgit de son fond : un homme qui pense ne peut qu’être un homme qui parle. D’où la belle formule que Siewerth tire d’un de ses autres ouvrages : « C’est seulement à l’origine radicale de la parole que s’ouvrent les commencements [4] ». Le langage témoigne une nouvelle fois de ce que « l’homme est un par essence » (p. 101. Souligné dans le texte) et de ce que l’unité doit s’éclairer à partir d’un enracinement originaire.

Enfin, l’exemple de la musique confirme cette unité. Créée, interprétée ou écoutée, elle est rassemblée toute entière seulement par l’esprit ; or, cette unification suppose son déploiement dans le temps (versus le simul de l’éternité) qui lui-même implique la matière. C’est donc que « le merveilleux travail temporel de l’esprit qui rend présents le passé et l’avenir […], ne pourrait pas «entrer dans la vie éternelle» sans le retour de la corporalité » (p. 102-103).

[1] Sur ce sujet, cf. Gustav Siewerth, « Die transzendentale Struktur des Raumes », Mélanges Maréchal, Paris-Louvain, 1950, tome 2, p. 76-87.

[2] Cette interaction étonne tant qu’on ne perçoit pas combien les exemples de Siewerth privilégient presque exclusivement le toucher. Nous purifiant du primat phénoménologique du voir, le penseur allemand retrouve l’intuition aristotélicienne selon laquelle le toucher est le sens le plus fondamental. C’est à partir du tact que l’unité de l’homme s’expérimente (cf. Jean-Louis Chrétien, « Le corps et le toucher », L’appel et la réponse, coll. « Philosophie », Paris, Ed. de Minuit, 1992, p. 101 à 154).

[3] Dans La phénoménologie de la vérité, un écrit de 1947 antérieur à L’homme et son corps, le seul écrit purement philosophique qu’il ait rédigé, Hans-Urs von Balthasar a généralisé et systématisé ici ces trois aspects que Siewerth se contente d’appliquer au cas de la relation entre le corps et l’esprit. De plus, comme Siewerth, Balthasar fait du processus de manifestation un mouvement libre dont la conséquence négative est l’impudeur. Mais le penseur suisse dépasse Siewerth en affirmant que le mouvement de dévoilement est dû non seulement à la liberté mais à l’amour, un amour qui intègre la pudeur comme élément de protection (sur l’analyse de Balthasar, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Etre et mystère. La philosophie de Balthasar, Namur, Culture et Vérité, 1994).

[4] Wort und Bild, Düsseldorf, Schwann, 1952, p. 38. Cité p. 105. Givord fait remarquer le jeu de mot : Urspruch (parler originaire) et Ursprung (source). Toujours nous sommes renvoyés à l’origine.

24.9.2025
 

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