Le livre de Calogero Peri, L’homme est un autre comme soi-même [1], s’inscrit dans le prolongement de sa thèse de philosophie dirigée par Peter Henrici, L’altérité, question fondamentale de l’anthropologie. Une relecture de la philosophie du corps de C. Bruaire [2]. Toutefois, il en élargit ambitieusement le propos, non seulement à toute l’anthropologie mais à toute l’histoire de la philosophie. Je n’en retiendrai que la thèse doctrinale. Elle est résumée de manière limpide par le titre : l’altérité caractérise l’homme en propre, plus encore elle en constitue la définition.
Peri pose la question fondamentale : qu’est-ce que l’homme ? Pour y répondre, il revient au débat au fond toujours essentiel du monisme et du dualisme : l’homme n’est-il qu’un corps, s’identifie-t-il, purement et simplement, à son corps (le monisme), ou bien est-il un composé de corps et d’esprit (le dualisme) ? Disciple de Bruaire, le philosophe sicilien affirme fortement la présence de la dimension spirituelle. De prime abord, il semble donc choisir l’un des deux membres, le dualisme. En réalité, tout l’effort de l’auteur, toujours dans le prolongement du philosophe français, est d’éviter ce piège. Il propose pour cela le concept d’altérité.
Le raisonnement de Peri semble se résumer ainsi. L’homme est un être essentiellement un ; il est plus que l’individualité somatique qui est la sienne. En effet, selon Bruaire, l’existence humaine se déploie en trois grandes actes : le désir, la liberté et le langage. Or, le désir est irréductible aux besoins physiologiques, la liberté aux mécanismes psychologiques et le langage à une simple organisation de signaux. Donc, l’homme ne se réduit pas à son corps, il est esprit.
Or, l’altérité exprime à la fois la distinction et l’union, c’est-à-dire une différenciation interne au sein d’une unité. Mais l’usage de ce terme ne contredit-il pas cette assertion ? En effet, aujourd’hui, parler d’altérité, c’est parler d’autrui, de l’autre homme. Mais Peri parle non point d’une altérité extérieure, mais d’une altérité immanente. Cette affirmation dépasse la mise au point lexicale ; elle contient une affirmation anthropologique essentielle : l’altérité de l’autre homme est seconde par rapport à cette altérité intime. Précisément, autre ou autrui dit une distinction externe, alors qu’altérité exprime une différenciation interne au moi.
Une fois admise cette mise au point lexicale, on peut donc affirmer que l’homme est altérité. Un passage de l’introduction résume l’intuition de l’auteur : « L’altérité est un terme concret pour indiquer ce qui se présente comme autre que le corps, tout en se manifestant dans le corps ; ce qui n’est pas désignable comme une chose (res) tout en étant quelque chose (aliquid) ; ce qui reste à définir quand l’approche physiologique s’est épuisée ; ce qui présente une consistance ontologique différente de la consistance matérielle [3] ».
Mais une difficulté pourrait poindre : qui dit altérité dit diversité, et au minimum dualité d’éléments. Définir l’homme comme altérité, n’est-ce pas subrepticement réintroduire le dualisme que l’on a voulu congédier à si grands frais ?
Précisément, l’être humain est autre comme soi-même. Pour Peri, l’homme se définit par une forme d’être autre que la seule individualité organique. Il se positionne contre certains penseurs avec qui il consonne sur bien des points. Il s’oppose notamment à ce qu’il appelle – un peu rapidement – la perspective personnaliste (Marcel, Nédoncelle, Berdiaef, Buber, Levinas) : ce courant l’autre après le même, le Tu à partir du Je ; or, Peri affirme que le même est au cœur de l’autre. Ne se positionne-il pas aussi à distance de Paul Ricœur ? Le titre de son livre rappelle celui du chef d’œuvre ricœurien, Soi-même comme un autre. Mais il le retourne : là encore, l’altérité est première ou en tout cas contemporaine du soi-même.
Mais allons plus loin. Le philosophe italien s’interroge sur l’origine de cette altérité. Se refusant à une approche seulement phénoménologique, il propose une ontologie, donc une métaphysique. Et, toujours dans le prolongement de Bruaire, il trouve cette ontologie dans le don. En effet, l’existence d’une altérité au sein du corps est une nouveauté gratuite ; or, qui dit nouveauté gratuite, dit don. Peri propose à ce sujet de traduire le néologisme français de Bruaire « ontodologie » par dorontologia. Les deux termes sont construits à partir des deux paroles grecques désignant l’être et le don [4] ; mais cette initiative présente l’avantage de ne pas désarticuler le terme « ontologie » et de le faire précéder du préfixe « don ». Quoi qu’il en soit du lexique, cette donation, loin d’être transcendante, est immanente : « Il est requis une ontologie différente pour l’homme » : « une ontologique de l’altérité, de l’esprit, ontologie du don, ou simplement ‘dorontologie’ parce que le corps animé par l’esprit ou l’esprit incarné dans un corps constitue une nouveauté ontologique à considérer [5] ».
L’appel à l’altérité interne risquait de sombrer dans le dualisme. L’introduction du don conjure ce péril. On pourrait toutefois se demander : pourquoi Peri a-t-il troqué le don contre l’altérité ? Est-ce véritablement un enrichissement ? En revenant principalement – mais non exclusivement – à l’ouvrage de 1964 (La philosophie du corps), le philosophe honore-t-il les développements ultérieurs de Bruaire qui prend de plus en plus en compte le don ? Son positionnement critique à l’égard de ce qu’il appelle le courant personnaliste est lui-même éloquent : à trop souligner l’altérité, c’est l’unité (et pas seulement le même) qui s’affaisse.
Pascal Ide
[1] Calogero Peri, L’uomo è un altro come se stesso. Saggio sui paradigmi in antropologia, Facoltà Teologica di Sicilia « S. Giovanni Evangelista », Salvatore Sciascia Editore, 2002.
[2] Roma, 1985. Cf. du même, « L’altérità questione fondamentale dell’antropologia », Ho Theológos, 3 (1984), p. 455-498.
[3] Calogero Peri, L’uomo è un altro come se stesso, p. 15-16. Souligné dans le texte.
[4] Ibid., p. 295.
[5] Ibid., p. 339. Souligné dans le texte.