Présentation [1]
Clotilde Troll est connue comme la plus belle et la plus excentrique des héritières de Nevaslippe, la plus exaspérante aussi aux yeux du comte Filimario Dublé qui, lui, passe pour le plus riche et le plus têtu de la même ville. En fait, il ne peut être que l’un ou l’autre à l’heure présente : sa mère vient de lui léguer six cents millions à condition qu’il boive le verre d’huile de ricin refusé par lui à l’âge de six ans et cause de leurs vingt-quatre ans de brouille. Plutôt que de céder, il s’apprête à ne plus avoir d’argent et mourir de faim quand il reçoit de Clotilde une invitation à une croisière. Plutôt que de mourir de faim, il s’embarque sur le Delfino. Il y rencontre deux autres célébrités de Nevaslippe, Settembre Nort et Pio Pis, et surtout apprend que Clotilde a décidé de les déporter dans une petite île déserte. Ils y débarquent en pleine tempête, sont capturés par la belle contrebandière Ketty et emmenés sur le Jeannette, sont emprisonnés par la douane américaine comme trafiquants d’opium. Mais ce n’est que le début de leurs tribulations…
Commentaire
L’extravagante mademoiselle Troll [2] est une excellente introduction à l’univers drolatique, souvent poétique, et parfois féerique, sans oublier d’être éthique, voire mystique, si caractéristique de Giovanni Guareschi. Probablement ne connaissez-vous pas le nom de ce romancier. En revanche, vous connaissez presque à coup sûr les deux plus fameux personnages (aux deux sens du terme) qu’il a inventés : Don Camillo et l’inséparable Peppone.
Quoi qu’il en soit, on retrouve dans le roman cette capacité assez unique à croiser les genres le plus souvent disjoints, notamment l’amour et l’aventure, ainsi que le sous-titre nous en avertit.
On y rencontre aussi ces personnages forts sans être caricaturaux, autant masculins que féminins – ce qui n’était pas une telle évidence à l’époque (1952) et dans le milieu (l’Italie) où notre auteur écrivait : que l’on songe à cette contrebandière fort sympathique, Ketty, qui a tout d’une pirate au féminin.
On y retrouve plus encore ce style inénarrable qui s’offre le luxe d’une digression sur l’auteur qui fait pas moins de 30 pages sur les 210 que comporte le roman, ne cesse de passer en « méta », adresse des clins d’œil complices au lecteur, multiplie les allers et retours, donne en passant une petite leçon d’écriture, compâtit avec le lecteur de l’embrouillaminis de l’intrigue, puis se félicite de sa limpide mise au point…
Mais le plus passionnant, qui ne cesse pas pour autant d’être distrayant, me semble résider ailleurs. Et il est bien dommage que le titre français l’ait inconsidérément escamoté : Il Destino si chiama Clotilde, « Le destin s’appelle Clotilde », Clotilde étant le prénom de mademoiselle Troll (pourtant, il y a 70 ans, les trolls de J. R. R. Tolkien n’étaient pas aussi fameux qu’aujourd’hui). Comme dans Le mari au collège (voir l’évaluation sur ce même site), l’histoire nous parle de l’apprentissage de l’amour, c’est-à-dire de personnes qui, engoncées dans leur orgueil et leurs préjugés (oui, vous avez bien lu : Pride and Prejudice), non seulement ne se décident pas à aimer (et donc, pour Guareschi, à se marier), mais finissent par ignorer qu’ils sont amoureux ! Or, s’invite un autre thème original : celui de la Providence qui, laïcisé, s’appelle destin – ce qui, soit dit en passant pour les théologiens, offre une excellente analogie en creux pour penser ce qu’est l’authentique Providence divine.
En effet, l’héroïne est amoureuse du héros qui lui n’est pas amoureux d’elle (du moins le pense-t-il). Et celle-là veut décider du destin de celui-ci. Pour deux raisons contraires. Dans un premier temps, Clotilde l’écarte au plus loin, non point pour le faire souffrir d’être le seul homme indifférent de tout Nevaslippe – la mimésis est un thème constant chez Guareschi –, mais simplement pour, elle, ne pas souffrir de risquer de croiser tous les jours l’amour inaccessible de sa vie. Toutefois, son plan non seulement échoue, mais a failli courir à la catastrophe en faisant mourir le beau Filimario ou, pire encore, en le faisant rencontrer Ketty, la belle contrebandière célibataire.
Clotilde décide alors, dans un deuxième temps, de tendre des pièges machiavéliques pour obliger l’indifférent à l’épouser. Traduisons en termes philosophiques : elle veut forcer sa liberté pour aboutir à ses fins, qui est la fin (le mariage). En fait, c’est ainsi que font les mauvais romanciers qui préfèrent l’intrigue aux personnages, dont Julien Green donne comme exemple Alexandre Dumas, n’en déplaise à ses zélateurs : subordonnant la logique intime des personnages à celle de l’histoire, ils finissent par réduire ceux-ci à des marionnettes sans liberté, à des automates téléguidés. Or, c’est souvent ainsi que l’on se représente la prescience ou la prédestination divine : plus Dieu agit en ma vie, mieux il me connaît, moins je suis libre. Conviction qui peut très bien cohabiter avec l’assurance que Dieu veut vraiment mon bien.
Or, non seulement Clotilde échoue de nouveau lamentablement, mais elle aboutit derechef à un contraire presque pire que le premier (se marier avec l’autre belle, Ketty) : le héros se met à la haïr (Clotilde, pas Ketty, si vous suivez toujours !). Toutefois, dans cette cuisante défaite se prépare une victoire plus haute. D’abord, parce que, sans doute pour la première fois de son existence, Mademoiselle Troll s’humilie et reconnaît son erreur. Ce qui touche le fier comte lui-même rigidifé dans le point d’honneur familial selon lequel, une décision prise une fois, ne doit plus jamais être abandonnée. Oui, si la problématique de Clotilde s’appelle pride, celle de Filimario se nomme (aussi et davantage) prejudice.
Ensuite, parce que c’est au moment où Clotilde lâche sa volonté de façonner le destin de Filimario et lui offre enfin toute sa place, que celui-ci trouve la sienne et découvre qu’il l’aime. Autrement dit, c’est au moment où elle abandonne que lui se donne. En l’occurrence, le comte Filimario qui refusait de se marier, prend conscience qu’il refusait en fait de la marier, elle, Clotilde, à l’exclusion de toutes les autres [3]. Cette défense (au double sens, éthique et psychologique) était donc l’autre face de son attrait pour la bellissime (et supposée richissime) solo de Nevaslippe. Voilà pourquoi c’est au nom de l’amour et seulement de l’amour que Fil accepte de boire son verre d’huile de ricin, sans même se rendre compte qu’il a la couleur de celui que lui prépara sa mère voici un quart de siècle…
Le roman atteste donc que l’amour ne jaillit jamais que d’un cœur libre : affranchi des contraintes imposées par l’autre, mais surtout des multiples obstacles intérieurs qu’il s’interpose. Autrement dit, un cœur ne se donne – ce qui est l’autre nom de l’amour d’autrui – que si d’abord, il se possède – ce qui est l’autre nom de l’amour de soi. Ainsi, l’amour propre est l’ennemi de l’amour qui en retour peut seul le vaincre définitivement [4].
Pascal Ide
[1] Sur le site Babelio, consulté le 30 août 2022 : https://www.babelio.com/livres/Guareschi-Lextravagante-mademoiselle-Troll/277710
[2] Giovanni Guareschi, L’extravagante Mademoiselle Troll, roman d’amour et d’aventure, avec une importante digression de nature toute personnelle mais qui néanmoins s’insère admirablement dans l’action et la corrobore, trad. Gennie Luccioni, Paris, Seuil, 1952.
[3] « Pourquoi Filimario Dublè oubliait-il constamment qu’il pouvait épouser une autre femme que Clotilde Troll ? Grave oubli, monsieur Dublé. Et, disons-le, étrange oubli… » (Ibid., p. 166).
[4] Mais pourquoi avoir ajouté dans le final du final (« Et enfin l’épilogue ») que l’héroïne, de surcroît téléguidée par sa mère, était mue depuis l’origine par unr torpide cupidité, donc rongée par une morbide utilitarisme, ce que rachète à peine la parole : « Je suis tombée amoureuse pour de bon » (Ibid., p. 219) ? Ici, le comique, c’est-à-dire le désir de plaire au lecteur, c’est-à-dire l’esthétique l’emporte dommageablement sur l’éthique…