L’exhortation à la gratitude selon saint Bonaventure

Un passage du commentaire bonaventurien sur le livre de Qohélet (Ecclésiaste) se présente comme un véritable hymne à la gratitude. Lisons-le avant de proposer une divisio textus qui systématise le propos déjà systématique du Docteur Séraphique…

1) Qo 12,1-2

Voici le texte scripturaire :

 

« Souviens-toi de ton Créateur,

aux jours de ta jeunesse,

avant que viennent les jours mauvais,

 et qu’approchent les années dont tu diras :

‘Je ne les aime pas’ ;

Avant que s’obscurcissent le soleil et la lumière,

la lune et les étoiles,

et que reviennent les nuages après la pluie ».

2) Commentaire de saint Bonaventure

 

« Sur le plan spirituel, il exhorte ici chacun à se rappeler les bienfaits de Dieu, et son bienfaiteur lui-même, avant que l’homme ne se livre à son intelligence de mauvais aloi et ne tombe dans l’aveuglement de l’erreur.

À cause de cela, on doit se rappeler Dieu, parce qu’il est le créateur. En premier, assurément, il a donné l’essence : « C’est moi qui ai fait la terre et qui ai créé l’homme à sa surface » (Is 45,12). Pour cette raison, il faut se rappeler Dieu ; et au contraire de cela : « Tu as oublié Dieu, ton Créateur » (Dt 32,18). Il a donné la puissance : « Tu te souviendras du Seigneur ton Dieu, du fait que lui-même t’a attribué des forces pour que tu satisfasses à sa loi » (Dt 8,18). Il a donné la bonne opération : « Dieu met en œuvre en nous le vouloir et l’accomplissement » (Ph 2,13) ; et : « Toutes nos œuvres, tu les as mises en œuvre en nous, Seigneur » (Is 26,12) ; et pour cette raison, il faut s’en souvenir : « J’ai gardé mémoire des œuvres du Seigneur, parce que je garderai mémoire de tes merveilles depuis le commencement » (Ps 76,12). – Parce que pour nous il s’est incarné : « Nous exulterons et nous nous réjouirons en toi, gardant mémoire de tes seins plus que du vin » (Ct 1,3). – Parce qu’il est le rédempteur, qui a souffert pour nous : « Souviens-toi de ma pauvreté et de ma transgression » (Lm 3,19), etc. ; lui qui s’est donné à nous en nourriture descendue du ciel : « Il a fait mémoire de ses merveilles, le Seigneur miséricordieux et plein de commisération, il a donné de quoi manger à ceux qui le craignent » (Ps 110,4-5). – Parce qu’il est le rémunérateur selon le mérite : « Tu rendras à chacun selon ses œuvres » (Ps 61,13) ; à cause de ceci, il est dit ailleurs : « J’ai gardé mémoire de tes jugements » etc. (Ps 118,52). Suivant le vœu : « Ton nom et ton souvenir sont dans le désir de l’âme » etc. (Is 26,8) ; et pour cette raison est ajouté : « Mon âme t’a désiré pendant la nuit » (Is 26,9). Rétribuant au-delà du désir : « Je me souviendrai des commisérations du Seigneur, plus que de tout ce que le Seigneur nous a accordé » etc. (Is 63,7).

« Donc, nous devons nous souvenir de ce Créateur, à la fois en lui rendant grâce et en nous tournant vers lui ; avant que ne s’enténèbrent le soleil, à savoir de justice, le Christ, quand l’homme déchoit de la foi : « Le soleil se couchera pour eux à midi » (Am 8,9) ; et la lumière, de la grâce, quand l’homme déchoit de la charité, en effet, il perd alors la grâce : « Nous nous sommes écartés de la voie de la vérité, et la lumière de la justice n’a pas lui pour nous » (Sg 5,6) ; et la lune, l’intelligence de l’Écriture sainte, à savoir celle qui a reçu sa lumière du Christ : « Une femme enveloppée du soleil, et la lune sous ses pieds » (Ap 12,1). La femme enveloppée du soleil est l’Église des nations, à qui a été donnée la pleine intelligence de l’Écriture sainte. Et les étoiles, images des parfaits : « Les étoiles ont donné leur lumière lors de leurs veilles », à savoir de nuit, « et ont dit : Nous sommes là » (Ba 3,34). Et que les nuages ne reviennent etc., c’est-à-dire que cesse l’enseignement des prédicateurs : « Fils d’homme, je ferai coller ta langue à ton palais » (Ez 3,26) [1] ».

3) Subdivision du texte

Comme d’habitude, nous ajoutons en italiques ce qui est notre commentaire. Le texte se divise en trois paragraphes (nous avons divisé le premier en deux). Le premier énonce le plan en deux parties. Le deuxième (qui est la première partie) expose les dons de Dieu. Le troisième (qui est la seconde partie), la réponse humaine aux dons de Dieu.

a) Énoncé du plan général

Sur le plan spirituel, le Docteur séraphique exhorte ici chacun à se rappeler les bienfaits de Dieu, et son bienfaiteur lui-même, avant que l’homme ne se livre à son intelligence de mauvais aloi et ne tombe dans l’aveuglement de l’erreur.

b) Les raisons de la gratitude : les dons de Dieu

Doubles sont les dons de Dieu que Bonaventure entrelace : les dons eux-mêmes et le Donateur. Et chacun de ces dons se subdivisent : les dons de la création et de la rémunération ; le Donateur se présentant en Personne dans l’Incarnation et se donnant jusqu’à l’extrême dans la Rédemption.

1’) La création

À cause de cela, on doit se rappeler Dieu, parce qu’il est le créateur.

Or, en tant que créateur, il a octroyé à l’homme trois dons (qui suit l’ordre très maximien de l’essence, la puissance et l’agir) :

  1. En premier, assurément, il a donné l’essence : « C’est moi qui ai fait la terre et qui ai créé l’homme à sa surface » (Is 45,12). Pour cette raison, il faut se rappeler Dieu ; et au contraire de cela : « Tu as oublié Dieu, ton Créateur » (Dt 32,18).
  2. Il a donné la puissance : « Tu te souviendras du Seigneur ton Dieu, du fait que lui-même t’a attribué des forces pour que tu satisfasses à sa loi » (Dt 8,18).
  3. Il a donné la bonne opération : « Dieu met en œuvre en nous le vouloir et l’accomplissement » (Ph 2,13) ; et : « Toutes nos œuvres, tu les as mises en œuvre en nous, Seigneur » (Is 26,12) ; et pour cette raison, il faut s’en souvenir : « J’ai gardé mémoire des œuvres du Seigneur, parce que je garderai mémoire de tes merveilles depuis le commencement » (Ps 76,12).
2’) L’Incarnation

On doit s’en souvenir aussi parce que pour nous il s’est incarné : « Nous exulterons et nous nous réjouirons en toi, gardant mémoire de tes seins plus que du vin » (Ct 1,3).

3’) La Rédemption

On doit en faire mémoire parce qu’il est le rédempteur, qui a souffert pour nous : « Souviens-toi de ma pauvreté et de ma transgression » (Lm 3,19), etc. ; lui qui s’est donné à nous en nourriture descendue du ciel : « Il a fait mémoire de ses merveilles, le Seigneur miséricordieux et plein de commisération, il a donné de quoi manger à ceux qui le craignent » (Ps 110,4-5).

4’) La rémunération

Enfin, il faut le rappeler à notre souvenir parce qu’il est le rémunérateur selon le mérite : « Tu rendras à chacun selon ses œuvres » (Ps 61,13) ; à cause de ceci, il est dit ailleurs : « J’ai gardé mémoire de tes jugements » etc. (Ps 118,52). Suivant le vœu : « Ton nom et ton souvenir sont dans le désir de l’âme » etc. (Is 26,8) ; et pour cette raison est ajouté [2] : « Mon âme t’a désiré pendant la nuit ». Rétribuant au-delà du désir : « Je me souviendrai des commisérations du Seigneur, plus que de tout ce que le Seigneur nous a accordé » etc. (Is 63,7).

c) Les actes de la gratitude : la réponse de l’homme

Le troisième paragraphe, introduit par « ergo, donc », se présente comme la conséquence obligée du premier. En l’occurrence, le don ou plutôt la mémoire du don appelle la réponse de gratitude. Bonaventure le nomme en général au tout début (« Donc, nous devons nous souvenir de ce Créateur, à la fois en lui rendant grâce et en nous tournant vers lui »). Puis, il nomme ces dons en particulier en conjurant les obstacles à ces dons (la double négation équivalant à une affirmation). Ces dons, qui suivent un ordre différent de la deuxième partie, sont au nombre de cinq et désignés de manière métaphorique à partir d’images qui sont toutes cosmologiques. Le premier, « le Soleil », symbolise le Donateur divin lui-même, et les quatre autres, les différents dons : intérieur (« la lumière » de la grâce) et extérieurs, les choses (la médiation de « la lune, l’intelligence de l’Écriture sainte ») et les personnes, par leur vie (« les étoiles, images des parfaits ») et leur enseignement (« les nuages »).

 

Donc, nous devons nous souvenir de ce Créateur, à la fois en lui rendant grâce et en nous tournant vers lui ; avant que ne s’enténèbrent le soleil, à savoir [le soleil] de justice, le Christ, quand l’homme déchoit de la foi : « Le soleil se couchera pour eux à midi » (Am 8,9) ;

et la lumière, de la grâce, quand l’homme déchoit de la charité, en effet, il perd alors la grâce : « Nous nous sommes écartés de la voie de la vérité, et la lumière de la justice n’a pas lui pour nous » (Sg 5,6) ;

et la lune, l’intelligence de l’Écriture sainte, à savoir celle qui a reçu sa lumière du Christ : « Une femme enveloppée du soleil, et la lune sous ses pieds » (Ap 12,1). La femme enveloppée du soleil est l’Église des nations, à qui a été donnée la pleine intelligence de l’Écriture sainte.

Et les étoiles, images des parfaits : « Les étoiles ont donné leur lumière lors de leurs veilles », à savoir de nuit, « et ont dit : Nous sommes là » (Ba 3,34).

Et que les nuages ne reviennent etc., c’est-à-dire que cesse l’enseignement des prédicateurs : « Fils d’homme, je ferai coller ta langue à ton palais » (Ez 3,26).

Pascal Ide

[1] Saint Bonaventure, Commentarius in Ecclesiasten, Qo 12,1-2. Exposition spirituelle, Quaracchi, tome VI, col. 92b-93a, Commentaire sur l’Ecclésiaste, trad. Anne-Clotilde Meaudre, Paris, Les Belles Lettres, 2025, p. 585-589. Texte latin :

Spiritualiter hortatur hic, unumquemque recordari beneficiorum Dei et ipsius benefactoris, antequam tradatur homo in reprobum sensum et incidat in caecitatem erroris. Propterea debent recordari Dei, quia creator. Primum quidem dedit essentiam ; Isaiae quadragesimo quinto : « Ego feci terram et hominem super eam creavi », ideo Dei recordandum ; contra quod Deuteronomii trigesimo secundo : « Oblitus es Dei, Creatoris tui ». Dedit potentiam ; Deuteronomii octavo : « Domini Dei tui recordaberis, eo quod ipse tribuit tibi vires, ut impleret pactum suum ». Dedit operationem bonam ; ad Philippenses secundo : « Deus operatur in nobis velle et perficere » ; et Isaiae vigesimo sexto : « Omnia opera nostra operatus es in nobis, Domine » ; et ideo recordandum ; Psalmus : « Memor fui operum Domini, quia memor ero ab initio mirabilium tuorum ». – Quia pro nobis incarnatus est ; Canticorum primo : « Exsultabimus et laetabimur in te, memores uberum tuorum super vinum ». – Quia redemptor, qui pro nobis passus ; Threnorum tertio : « Recordare paupertatis meae et transgressionis » etc. ; qui nobis cibus de caelo datus est ; Psalmus : « Memoriam fecit mirabilium suorum misericors et miserator Dominus, escam dedit timentibus se ». – Quia remunerator secundum meritum ; Psalmus : « Reddes unicuique secundum opera sua » ; propter hoc dicitur alibi in Psalmo : « Memor fui iudiciorum tuorum » etc. Ad votum ; Isaiae vigesimo sexto : « Nomen tuum et memoriale tuum in desiderio animae » etc. ; et ideo subditur : « Anima mea desideravit te in nocte ». Retribuens supra desiderium : Isaiae sexagesimo tertio : « Miserationum Domini recordabor super omnibus, quae reddidit nobis Dominus » etc.

Huius igitur Creatoris debemus recordari et gratias agendo et ad ipsum convertendo : antequam tenebrescat sol, scilicet iustitiae, Christus, cum homo cadit a fide ; Amos octavo : « Occidet eis sol in meridie » ; et lumen, gratiae, cum homo cadit a caritate, tunc enim perdit gratiam ; Sapientiae quinto : « Erravimus a via veritatis, et lumen iustitiae non luxit nobis » ; et luna, intelligentia sacrae Scripturae, quae scilicet lumen recipit a Christo ; Apocalypsis duodecimo : « Mulier amicta sole, et luna sub pedibus eius ». Mulier amicta sole est gentium Ecclesia, cui data est sacrae Scripturae plena intelligentia. Et stellae, exempla perfectorum ; Baruch tertio : « Stellae lumen dederunt in custodiis suis », nocte scilicet, « et dixerunt : Adsumus ». Et nubes revertantur etc., id est, cesset doctrina praedicatorum ; Ezechielis tertio : « Fili hominis, adhaerere faciam linguam tuam palato tuo ».

[2] Isaïe 26,9.

8.11.2025
 

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