« L’Eucharistie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Annales theologici, 28 (2014), p. 125-138.
2) L’Eucharistie à partir de la surabondance
A côté de la kénose, une autre clé de lecture permet de pénétrer au cœur de la compréhension balthasarienne de l’Eucharistie : la fécondité, précisément sous l’aspect où celle-ci dit la diffusion.
Le Christ introduit dans l’histoire la nouveauté absolue ; mais, à l’instar de toute nouveauté, celle-ci ne peut qu’être une réalité concrète, donc située dans le temps et l’espace, dans une histoire et un milieu. Il se pose donc une question : comment l’inouï du Fils incarné peut-il se communiquer à tous les hommes de toutes les époques et de toutes les cultures ? En termes plus métaphysiques, comment le concretissimum peut-il devenir l’universalissimum ?
Pour répondre à cette question, il faut convoquer les différentes images qu’emploie Balthasar pour déployer sa riche christologie de la fécondité . Allons au cœur. Il se dessine une ligne continue, portée par l’analogie du sôma, allant du plus solide au plus fluide : corps terrestre du Christ dans son status exinanitionis – corps rompu sur la Croix – cœur ouvert sur la Croix répandant les sacrements – corps glorieux stigmatisé pour l’éternité – corps distribué dans l’Eucharistie – corps pneumatisé par l’Esprit – corps mystique de l’Église. Ce que le schème décrit, le concept l’expose : il s’agit d’un processus de diffusion dynamique assurant la continuité entre la source en sa singularité et ses bénéficiaires en leur multitude la plus éloignée. D’ailleurs, la distinction des moments opérée par les images-réalités ne doit pas masquer leur intime articulation et leur complémentarité. C’est ainsi que Balthasar joint la double universalisation opérée par l’Eucharistie et l’Esprit-Saint dans une phrase où les verbes signifiant le don multiplient, par leur préfixe, les assonances en ver : celle-ci, en effet, « don [verleiht] » à l’homme Jésus « la possibilité de se prodiguer [sich verschwenden] de telle manière que, par la puissance du Saint-Esprit, il est “liquéfié” [“verflüssigt”] sur les temps et les espaces, sans perdre son caractère unique [Einmaligkeit] ».
Balthasar le montre de manière complémentaire et enrichissante à partir d’une articulation à laquelle sa double perspective, métaphysique et personnaliste, le rend sensible : la corrélation de la nature et de la personne, ici dans l’acte salvifique du Christ. Il « manque dans la doctrine “classique” », c’est-à-dire scolastique, « un élément [Moment] » « entre l’assomption de la nature (entière) par le Rédempteur, qui le lie organiquement à tous ceux qui sont à racheter, et sa constitution personnelle qui le rend capable d’un mérite unique en son genre en faveur de tous ». Cet « élément » médiateur est apporté par « l’Eucharistie ». En effet, celle-ci « permet de voir les deux éléments mentionnés dans leur plus profonde appartenance [Zusammengehörigkeit] », cela, pour trois raisons évoquées de manière très ramassée : « le réalisme du fait d’être membre [Gliedschaft] du corps du Christ » ; « comme œuvre de l’action de grâces [Werk der Danksagung] envers le Père » ; enfin, « la signification permanente de l’incarnation dans la mission substitutive [stellvertretenden] de Jésus ». Par conséquent, l’Eucharistie permet d’opérer le lien entre la singularité (ici personnelle) et l’universalité (ici liée à la phusis), donc entre la personne et sa mission . Le Christ porte son fruit qu’est l’Église par la médiation de « l’universalisation eucharistique [eucharistischen Universalisierung] » et celle-ci opère par surabondance.
Enfin, cette identification entre Eucharistie et générosité diffusive se vérifie non seulement dans l’économie, mais, une nouvelle fois, jusque dans la vie intra-divine qui la fonde. Ce nouveau développement complète l’analyse du paragraphe précédent. Dans le don du Père, « du côté du donateur [Schenkenden], il peut apparaître comme un “risque” absolu [absolutes “Wagnis”] si ne lui revenait pas en contrepartie, éternelle elle aussi, la reconnaissance infinie [unendliche Dankbarkeit] prête en retour au don [für das Geschenk entgegenkäme] ». Ce bref et riche passage de Das Endspiel corrèle la kénose et la fécondité en les associant aux deux premières Hypostases divines. En effet, le Père est considéré du point de vue du « risque » qui est l’une des images de la kénose , alors que le Fils est envisagé dans la perspective de la « reconnaissance ». Par ailleurs, le texte symétrise ces actes attribués aux deux Personnes du Père et du Fils en les contemplant dans leur vie éternelle et en les sigillant du chiffre de l’extrême (« risque absolu » d’un côté et « reconnaissance infinie » de l’autre). Enfin, le tout s’inscrit dans le cadre général de la dynamique de la donation, dont nous verrons plus loin toute l’importance : l’extrait parle du « don » du Père qui lui-même est présenté comme le « donateur ». Est-ce à dire que Fils s’identifie au pôle récepteur ? Loin de réduire le Fils à cette réceptivité, si active soit-elle, Balthasar considère que celle-ci appelle une réponse : « la réponse du Fils à la possession consubstantielle de la divinité reçue ne peut être qu’une éternelle action de grâces [ewige Danksagung] (eucharistia) ». Voire il qualifie « la réponse [Antwort] du Fils au Père » d’« “eucharistique” [“eucharistische”] ». Comme, en Dieu, il n’y a nulle distance entre l’être et l’agir, l’être du Fils a donc « la forme de l’eucharistie [Form […] der Eucharistie] »,. Autrement dit, « l’Eucharistie du Fils [Eucharistie des Sohnes] » constitue son identité ontologique. Loin de s’égaliser avec la seule réceptivité, l’être du Fils s’identifie donc à cette gratitude eucharistique. La communion patrifiliale n’est pas seulement la rencontre d’une donation totale avec une réception tout aussi absolue, mais l’harmonie chorale d’une double donation où le don éternel du Père à son Fils appelle le don qu’est la réponse du Fils vers son Père, l’éternel retour eucharistique du Verbe « pros ton Théon » (Jn 1,1).
Cette théo-logie eucharistique pourrait inquiéter pour une autre raison que l’objection soulevée au paragraphe précédent. En effet, traditionnellement, l’Eucharistie est le sacrement de la présence du Christ ; alors que « les autres sacrements n’ont leur vertu sanctifiante que lorsqu’on les reçoit », l’Eucharistie présente ceci « d’excellent et de particulier [excellens et singulare] » que, en elle, « on a l’auteur de la sainteté en personne [ipse sanctitatis auctor], avant qu’on ne la reçoive [ante usum est] ». Or, notre exposé souligne la dimension dynamique du sacramentum caritatis. De même que l’être s’oppose au devenir, il faudrait donc opposer la présence eucharistique à sa diffusivité. Et si, tout au contraire, Balthasar invitait à dépasser cette opposition ? À la suite de Grégoire de Nysse, mais aussi de Maxime le Confesseur , il estime que la nouveauté chrétienne invite à élaborer une métaphysique qui dépasse la différence entre stasis et kinésis . De plus, la dynamique de communication ne s’oppose pas à la présence mais la présuppose. Enfin, cette présence est elle-même le fruit d’une conversio, d’un changement – voire s’inscrit dans un enchaînement de transformations .
Non sans résonance avec l’aporie précédente, une autre difficulté ne manquera pas de se poser à partir de la théologie trinitaire : cette relecture de l’Eucharistie ne s’oppose-t-elle pas à la compréhension habituelle de l’être du Fils ? En effet, celui-ci n’est-il pas réceptivité totale vis-à-vis de l’être du Père qui est donation totale ; or, l’Eucharistie est une activité, non une réceptivité. D’abord, Balthasar affirme toujours cette réceptivité filiale. Ensuite, ainsi que nous le redirons, lorsqu’il distingue ce pôle ‘émissif’ qu’est l’action de grâces du pôle réceptif au sein même de la Personne du Fils, il établit un ordre de priorité du second pôle sur le premier qu’il notifie par la catégorie phénoménologique et d’abord biblique de « réponse » dans un passage déjà cité : « La réponse du Fils à la possession consubstantielle de la divinité offerte [geschenkten] ne peut être qu’une éternelle action de grâces [Danksagung : littéralement, « un dire merci »] (eucharistia) vis-à-vis de la source originaire paternelle [väterlichen Ursprung] ». Enfin, et cette dernière réponse boucle avec celle donnée à l’objection antérieure sans qu’il soit possible de détailler, Balthasar ne distingue ce que nous appelons les deux pôles, réceptif et ‘émissif’, au sein de l’être du Fils, que pour mieux les unir voire surmonter leur tension : à l’instar du dépassement divin de la distinction entre stasis et kinésis, il ne cesse de chercher comme une synthèse entre actif et réceptif, dans un registre non plus cosmologique mais proprement personnaliste . L’allemand ne le suggère-t-il pas, dans la désignation même du Fils, lorsqu’il laisse résonner le nom Wort (« Parole », « Verbe ») dans le substantif Antwort (« réponse ») ?
Pascal Ide