L’essence de l’oiseau (Note programmatique)

« Et son reflet dans l’eau survit à son passage [1] ».

 

Avec le champignon [2], l’oiseau est peut-être le vivant qui nous révèle le plus le pneuma. En effet, celui-ci est l’esprit-souffle immanent au monde qui médiatise son unification individualisante. Ce pneuma n’est bien sûr pas à confondre avec l’Esprit-Saint, le Pneuma divin et donc transcendant, même si, selon l’analogie scalaire ici descendante, nous raisonnons aussi à partir de et résonnons à la théophanie baptismale : « L’Esprit Saint, sous une apparence corporelle, comme une colombe, descendit sur Jésus » (Lc 4,22. Trad. liturgique). Ébauchons-en la monstration à partir non pas de cette espèce particulière qu’est la colombe, mais à partir d’un ensemble d’oiseaux très singuliers, très attirants, qui me semblent s’approcher de l’essence de l’oiseau : les oiseaux migrateurs.

 

  1. Le pneuma physique est médiateur de la communication entre les êtres naturels. Il remplit donc tout cet in-between. Voilà pourquoi le fluide a tendance à occuper tout l’espace ou plutôt, selon la méta-loi ontodative du maximum, à se répandre le plus possible: cela est vrai du liquide, comme l’eau à température et pression ambiantes, dont l’espace d’expansion demeure toutefois limité par son poids spécifique ; cela est a fortiori vrai du gazeux, comme l’air à température ambiante, qui s’épanche dans toute l’atmosphère. Alors que le solide a pour caractéristique de n’occuper que son propre lieu (qui, en ce sens, correspond au « lieu propre » des Anciens), le fluide (et toujours davantage quand il gravit les trois échelons de la fluidité), lui, a pour lieu propre la totalité. La raison ultime de l’ontotopie solide réside dans la métaphysique de la substance qui est autopossession, de même que celle de l’ontotopie fluide s’éclaire à la lumière du pneuma, qui est puissance d’autocommunication unissant les substances tout en avivant leur altérité, donc leur différenciation.

Ce qui est vrai de l’espace l’est aussi du temps. En effet, loin d’être une chute ou même seulement un atome d’éternité, la temporalité est cette créature bonne qui donne à chaque être de pouvoir déployer leurs ressources. Or, le lieu est aussi dépliement, donc communication selon un mode propre qu’il n’appartient pas à cette note de déterminer. Par conséquent, à l’instar de l’ubiquité et de l’isotropie qui connecte les étants individués et donc configurés, l’esprit du monde (qui n’est pas sans cousinage avec l’âme du monde, le monisme en moins) se notifie par une propriété de totalité ontochronique.

Enfin, nous avons parlé d’ontotopie et d’ontochronie, car, loin d’être des accidents extrinsèques, temps et espace affectent intrinsèquement la substance. Ainsi, le pneuma présente lui aussi une charge et une configuration ontologique – d’autant que sa mission est de communiquer ce qui, de la substance, est donnable et recevable.

 

  1. Or, nous retrouvons ces trois notes fondamentales constitutives (mais non limitatives [3]) du pneuma cosmique concrétisées de manière incandescente chez l’oiseau migrateur [4].

 

  1. L’ubiquité. « Les oiseaux migrateurs ne sont pas les résidents d’un lieu donné, mais bien les habitants du tout[5]». Autrement dit, nous ne pouvons les comprendre (et les préserver) que si nous avons une connaissance non pas partielle de tel ou tel lieu où ils passent, mais de l’ensemble des étapes de leur vol migratoire.

Deux signes très spectaculaires peuvent en être fournis. Presque tout le monde a entendu parler de la sterne arctique dont on croyait savoir qu’elle migrait sur une distance allant de 35 000 à 40 000 kilomètres par an. Grâce aux géolocalisateurs disposés sur elles (qui pèsent une fraction de gramme et ont révolutionné notre connaissance de leurs itinéraires), nous savons aujourd’hui que « les sternes les moins ‘ambitieuses’ migrent au moins 60 000 kilomètres par an, et que certaines parcourent plus de 82 000 kilomètres par an », voire, pour d’autres, 92 000 kilomètres par an [6] » !!

Plus caché, mais tout aussi impressionnant, les « oiseaux sont partout ». En effet, les oiseaux migrateurs en grand nombre, mais à notre insu, parce qu’ils volent de nuit. Une étude réalisée en Pennsylvanie avec un radar spécialisé a montré que « les oiseaux migrateurs peuvent passer au rythme de 2 millions par heure. Il s’agit sans doute du plus grand spectacle naturel au monde, presque universel, qui se déroule deux fois par an sur toutes les masses continentales, à l’exception de l’Antarctique (où les manchots migrateurs se déplacent à pied, mais qui est caché à notre vue par l’anonymat de l’obscurité [7] ».

  1. Toute proche est une autre propriété des oiseaux migrateurs. Les ornithologues savent depuis les années 1950 que, côté objet connu, ils utilisent le champ magnétique terrestre pour s’orienter. Mais, côté sujet connaissant, ils ont longtemps pensé que les oiseaux possédaient une sorte de boussole magnétique. En effet, nombre d’entre eux possèdent des cristaux de magnétite dans leur tête ; or, ceux-ci sont sensibles au champ magnétique. L’on sait aujourd’hui que leur rôle n’est avéré. Aujourd’hui, les chercheurs penchent pour un processus beaucoup plus intriguant : l’intrication quantique, c’est-à-dire la corrélation instantanée des particules comme les photons [8]. En effet, l’oiseau migrateur voit la lumière bleue du ciel. Or, en frappant l’œil, l’énergie des photons de cette longueur d’onde excitent une substance appelée cryptochrome qui émet deux électrons intriqués, donc corrélés. Or, l’un des électrons frappe une molécule adjacente de cryptochrome et produit une réaction très légèrement hétérogène. Donc, le champ magnétique de la planète produit des réactions chimiques différentes dans des molécules elles-mêmes différentes. Ainsi, « microseconde après microseconde, cette palette de signaux chimiques variés répartis sur d’innombrables paires d’électrons intriqués construirait dans l’œil de l’oiseau une carte des champs géomagnétiques qu’il traverse [9]».

Or, et c’est là pour moi le point le plus signifiant, l’intrication quantique a pour propriété remarquable la communication immédiate (c’est-à-dire sans écoulement de temps) entre deux particules, quel que soit leur éloignement. Autrement dit, elle signale l’unité profonde (et mystérieuse) de tout l’univers matériel. Donc, derechef s’atteste la corrélation entre l’oiseau et l’ubiquité.

 

  1. Tournons-nous maintenant vers le temps. Nous ne disposons pas d’un substantif pour désigner cette propriété d’omnitemporalité. Quoi qu’il en soit, les chercheurs ont aussi récemment découvert une autre particularité très singulière de l’oiseau. En effet, une difficulté considérable se pose aux chercheurs : l’activité de vol est éveillée. Or, le cerveau ne peut durer longtemps en éveil sans s’user, s’endommager et, surtout, s’abandonner au sommeil réparateur. Pourtant, les oiseaux migrateurs ne peuvent effectuer des pèlerinages aussi longs que parce qu’ils ne cessent de voler sans s’arrêter ? De fait, ils peuvent voyager non-stop plusieurs jours durant sans souffrir de la déprivation de sommeil.

Réponse. Ce qu’ils ne peuvent opérer successivement, les oiseaux migrateurs vont le faire alternativement. En effet, pendant la nuit, toutes les une ou deux secondes, la moitié de leur encéphale (avec l’œil correspondant) cesse de fonctionner pendant que l’autre travaille. En quelque sorte, un hémi-cerveau s’éteint et s’allume, s’endort et se réveille à cette cadence très rythmée. Cette propriété si particulière s’étend à la journée, permettant à l’oiseau migrateur de procéder à des milliers de micro-siestes quotidiennes de quelques secondes. Quel humain (précisons : actif) ne rêverait de posséder une telle capacité ? À cette propriété de repos permanente, faut-il ajouter une activité de réparation comme celle observée par l’EMDR qui, justement, se fonde, sur les mouvements alternatifs (des yeux, mais pas seulement) harmonisant les parties droite et gauche du cerveau et, donc aussi, de l’organisme ?

 

  1. Considérons enfin la caractéristique proprement ontologique du pneuma. De fait, c’est l’être même de l’oiseau migrateur qui est modifié par sa mission. Parmi les « dizaines de façons […] extraordinaires par lesquelles le corps d’un oiseau surmonte le stress d’un voyage sur une longue distance », comme la capacité de « prendre de la masse musculaire sans même avoir à faire de l’exercice », notons-en une qui touche la quantité, cette caractéristique qui est au plus près de la substance : « les oiseaux migrateurs peuvent emmagasiner tellement de graisse (dans de nombreux cas, leur poids fait plus que doubler en quelques semaines) qu’ils en deviennent morbidement obèses – en tout cas selon nos critères », de sorte que « leur chimie sanguine a beau ressembler à celle des diabétiques et des patients coronariens, ils ne développent aucune pathologie [10]» !

 

  1. Offrons donc notre « révérence » et un « respect immense » pour cette créature qui fait « confiance au vent » et « rassembl[e] les lieux sauvages dispersés et assiégés du monde en un tout sans faille par la simple action de voler [11]». L’oiseau migrateur, visibilisation du pneuma et vestigium du Pneuma.

Pascal Ide

[1] C’est ce que Verlaine chante de cet oiseau qui vole dans « l’air vif » (Paul Verlaine, La bonne chanson, I, Œuvres poétiques complètes, éd. Yves-Gérard Le Dantec révisée Jacques Borel, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 47, Paris, Gallimard, 1962, p. 142).

[2] Cf. Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104. Texte accessible en ligne gratuitement sur le site de la revue.

[3] Nous n’avons pas parlé ici d’un autre trait capital qu’est la pénétration subtile au sein des substances qui assure le passage du dedans au dehors (et vive versa), donc l’efficacité de la communication-transmission.

[4] J’emprunte mes informations à l’ouvrage très stimulant de l’ornithologue et journaliste américain spécialiste des oiseaux migrateurs Scott Weidensaul, Le monde à tire d’aile. L’odyssée mondiale des oiseaux migrateurs, coll. « Mondes sauvages. Pour une nouvelle alliance », Arles, Actes Sud, 2024. Il est malheureusement sans note, mais il est rigoureux. J’y renvoie pour le détail.

[5] Ibid., p. 29. Souligné dans le texte.

[6] Ibid., p. 25-26.

[7] Ibid., p. 40. Souligné dans le texte.

[8] Cette existence a été mise en évidence en 1935 à partir du paradoxe EPR (Einstein-Podovski-Rosen) qui a conduit aux inégalités de Bell et fut résolu par Alain Aspect.

[9] Ibid., p. 23. Cf. chap. 2.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 485-486.

22.11.2024
 

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