Dimanche dernier, la liturgie nous a proposé de suivre la figure de Jean-Baptiste. Aujourd’hui, elle nous propose celle de Marie. Dans son dialogue avec l’ange. Mettons-nous à l’écoute de ses trois réponses.
1. « À cette parole, elle fut toute bouleversée »
La première réponse de Marie semble de prime abord être une non-réponse, puisqu’elle ne dit rien. En réalité, sa réponse est toute affective, elle consiste dans un bouleversement, une parole au-delà de toute parole. Seule une conception cérébrale de la communication minimise ou annule une telle réponse qui est de grande valeur.
Mais comment interpréter ce bouleversement ? L’ange, à qui est donné ici le pouvoir de lire dans les cœurs, nous en donne la clé : « Sois sans crainte, Marie ». Littéralement : « N’aie pas peur, Marie ». Donc, la première réponse de la Vierge est la peur.
Que nous enseigne cette réponse ?
Tout d’abord, la peur n’est pas pécheresse. Elle peut conduire au péché ou en provenir, mais, comme tout sentiment, elle est moralement neutre. En effet, Marie qui est immaculée l’a éprouvée ; elle la ressentira encore plus fortement, comme une angoisse, lors de l’épisode du recouvrement au Temple, qui est une anticipation du drame de la Passion (cf. Lc 2,41-52). Et Jésus lui-même l’a éprouvée au plus haut point à l’agonie : « Mon âme est triste à en mourir » (Mt 26,38).
Ensuite, la peur induit une attitude dont le prix est considérable : la fuite ou la paralysie. Si Jésus avait écouté son angoisse, il aurait fait comme les Apôtres dans leur seul acte collégial avant la Pentecôte : « Ils s’enfuirent tous » (Mc 14,50) !
Enfin, s’il est nécessaire de se mettre à l’écoute de nos peurs pour en conjurer les conséquences si néfastes, il est encore plus bénéfique d’entendre Dieu nous dire, à nous comme à Marie : « N’aie pas peur, Marie ». Je suis là ! « Passerais-je un ravin de ténèbres, Tu es là » (Ps 23,4). Dieu n’a jamais promis qu’il nous éviterait l’épreuve de la peur, mais il nous a promis sa présence pendant cette épreuve. La bienheureuse canadienne Dina Boulanger l’a observé : la présence de Dieu se distingue de la présence diabolique en ce que la seconde induit l’agitation, alors que la première se donne toujours dans un grand calme, dans une paix imprenable.
2. « Comment cela va-t-il se faire puisque je ne connais pas d’homme ? »
Venons-en à la deuxième réponse de Marie. Que veulent dire ces paroles ? Elles sont un décalque de la manière dont l’Ancien Testament dit l’union de l’homme et de la femme. L’hébreu langue concrète, ne sépare pas le corps de l’âme. Le verbe « connaître » signifie ainsi que le commerce intime des corps ne va pas ou ne devrait jamais aller sans la tendre union des cœurs.
Précisons aussi que le mariage juif se déroulait en deux temps, un premier où les deux fiancés ne vivaient pas sous le même toit, et le second qui est le mariage proprement dit, où ils faisaient désormais maison commune. L’ange vient visiter Marie entre ces deux moments.
Surtout, pourquoi Marie prononce-t-elle ces paroles ? Pour répondre à cette question, faisons un bref détour par la théologie. Une première réponse, courante chez les Pères de l’Église et chez les docteurs médiévaux, consiste à dire que Marie a fait en secret une promesse de virginité, un « votum virginatis », dit saint Thomas. Mais, d’abord, elle n’en avait nul exemplaire dans l’Ancien Testament ; ensuite, cela aurait fait de son mariage avec Joseph une mascarade.
Une seconde réponse a surgi pendant les temps modernes, chez les exégètes, affirmant que Marie s’est contenté d’énoncer un état de fait. Mais elle n’est pas plus satisfaisante, parce qu’elle oublie que toute parole, dans l’Écriture, présente une signification théologique – et cela est particulièrement vrai d’un épisode aussi important que l’annonciation, donc que l’incarnation.
Alors, comment entendre la demande de Marie ? Romano Guardini, un théologien allemand au nom italien, professeur avant d’être grand ami du futur Benoît XVI, a proposé l’explication suivante, qui est lumineuse : Marie portait en elle ce désir de virginité au plus profond d’elle-même. Mais, comme tout ce qu’il y a de plus profond en nous, elle ne pouvait l’entendre. Il faut que l’appel et le don de Dieu soient formulés pour que s’éveille en elle ce vœu qu’elle porte sans avoir jamais pu l’expliciter.
Nous est donc dévoilée une grande loi de la vie spirituelle : l’écoute de nos désirs profonds. En effet, « Dieu veut nous combler jusqu’au bout » et « nos désirs sont le lieu privilégié où Dieu veut nous rejoindre dans l’intimité [1] ». Plus encore, Dieu, qui veut tellement nous rassasier de ses dons, ne veut pas les imposer avec violence. Comment concilier ces deux aspirations ? En suscitant notre désir. Un alexandrin résume cette vérité : Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner. Voilà pourquoi le désir est si important dans la vie spirituelle.
Mais comment reconnaître un désir profond ? Bien entendu, cet attrait n’a rien de l’impulsion-compulsion, de la toquade prétendument irrésistible ou de l’envie irrépressible qui nous prend, mais, superficielle, disparaît la minute d’après. Regarder une série télé ou jouer pendant des heures sur son iPhone ne peut pas combler un désir profond. Il s’agit d’un désir durable, au point de traverser toute une vie, de résister à tous nos oublis, voire à nos dénis. Il traduit aussi une valeur élevée : il nous porte vers le bien, le vrai, le beau ; il nous pousse à aimer et nous donner ; il nous ouvre au service de l’autre, de la vie, au bien commun ; il nous unit au Père, au Fils et à l’Esprit. De même, un tel désir est souvent puissant, enthousiasmant, dynamisant. Enfin, il est unifiant, donc pacifiant.
La conséquence concrète est donc qu’il est essentiel d’en vivre chaque jour ou très régulièrement. Si, souvent, nos vies sont tristes et nos actions nourrissent peu notre besoin de sens, cela tient au fait que nous parons au plus urgent, mais que nous accordons peu de temps au plus important. Arrêtons-nous et demandons-nous quels désirs profonds Dieu a déposés en nous. Il aspire tellement à nous rassasier.
3. « Voici la servante du Seigneur, que tout m’advienne selon ta parole. »
La troisième réponse de Marie complète la deuxième. L’écoute de nos désirs ne suffit pas. Nous pourrions croire qu’ils mesurent Dieu. Aussi le désir doit-il être complété par l’obéissance. Certains Pères de l’Église ont cette belle formule : Marie a conçu la Parole en son cœur avant de la concevoir dans sa chair.
Il n’est pas inutile de nous rappeler combien l’obéissance est libre. L’évangile de l’Annonciation que nous avons entendu par une parole apparemment anodine, factuelle : « Et l’ange la quitta ». En réalité, comme la deuxième réponse de Marie, elle est riche de signification théologique : elle veut dire que l’ange attend la libre réponse de Marie. Ce n’est tout de même pas rien ! Elle a dit « oui » au nom de toute l’humanité, explique saint Thomas. Imaginez toute la Trinité attendant à la porte ce « Fiat » qui a fait basculer l’histoire du monde, commentait le père Manteau-Bonamy ! En toute logique, il faudrait donc inverser l’ordre des paroles de l’Angelus : Marie n’a conçu du Saint-Esprit qu’après avoir répondu : « Voici la Servante du Seigneur »…
Dans son Traité de la vraie dévotion, Saint Louis-Marie Grignion de Montfort a cette belle image : « Marie est le grand et l’unique moule de Dieu, propre à faire des images vivantes de Dieu, à peu de frais et en peu de temps ; une âme qui a trouvé ce moule, et qui s’y perd, est bientôt changée en Jésus-Christ » (n° 260). Prolongeant cette image, une personne me racontait qu’elle avait vécu une véritable expérience mystique à la basilique du Puy-en-Velay grâce à un guide inspiré : l’on pénètre par en-dessous dans l’ombre, puis l’on chemine progressivement et l’on arrive au centre qui est aussi le cœur de la basilique ; et cet itinéraire est conçu comme l’entrée progressive dans le sein même de Marie. De même que Marie a façonné Jésus en son sein, de même a-t-elle pour vocation de façonner aujourd’hui son Corps, chacun de ses frères, en son cœur. Telle est la vocation de Marie. Voilà pourquoi la liturgie nous la propose en ce jour.
Si ces images ne vous parlent pas, vous pouvez en adopter une autre. Quelqu’un me disait que Marie, c’est un peu comme la Porte Sainte : elle nous fait passer du monde à Dieu. Il s’agit de la franchir et de nous convertir, c’est-à-dire de nous détourner de notre péché pour entrer dans la vision de Dieu.
Comment Marie devient-elle ce moule transformant, ce sein virginal ou cette Porte Sainte ?
Certains semblent vouloir dire au bon Dieu : « Que ma volonté soit faite sur la terre comme au Ciel » ; « Que tout m’advienne selon ma parole » ! Je multiplie les activités caritatives, mais je ne m’occupe pas assez de mon mari et de l’éducation de mes enfants. Je ne prenais pas soin de moi et je suis tombé gravement malade ; j’ai enfin compris que je dois m’arrêter et faire ce que le médecin me demande. J’étais dans le faire, mais je n’étais pas dans l’être. Je m’agitais, mais je ne me donnais pas à Dieu. Etc.
Ce Noël ne doit pas être un Noël comme les autres ! Notre monde ne changera que si nous changeons nous-mêmes. Dans un tout récent écrit, notre pape François nous le rappelle : la crise mondiale que nous traversons n’aura servi à rien si nous revenons à ce que nous vivions avant. Laissons-nous transformer par l’Esprit-Saint ! Par Marie et en Marie, devenons d’autres Christs !
Pascal Ide
[1] Sophia Kuby, Il comblera tes désirs. Essai sur le manque et le bonheur, Paris, Emmanuel, 2018, p. 19. Souligné dans le texte. Bien que trop peu critique et trop spiritualisant, cet ouvrage-témoignage a fait du bien à plus d’un lecteur.