Que l’être vivant soit en flux, la biologie actuelle convoque volontiers cette représentation. Déjà, pendant mes études de médecine, les professeurs affirmaient que la cellule ou l’organisme sont traversés par un triple courant de matière, d’énergie et d’information. L’écologie a élargi le modèle à l’environnement, voire à toute l’écosphère qui est structurée à partir de vastes boucles de rétroaction que constituent les différents cycles des molécules plus ou moins complexes que sont, par exemple, l’eau ou le carbone, nouant ainsi l’inerte et le minéral. Nous sommes même prêts à considérer que, du fait des mouvements de convection induits par les hautes températures, les étoiles ou le manteau de la Terre (et la partie externe de son noyau : cf. « La Terre, une merveille ! La structure épiphanique de notre globe terrestre ») sont animés par cette permanente fluidité. Mais étendre celle-ci au monde minéral en sa solidité, par exemple, les rochers de l’écorce terrestre, paraît totalement contre-intuitif. Quoi de plus stable qu’une pierre qui, au pire, se fragmente ou décompose au cours du temps ?
Et pourtant ! Dans son ode à la Provence, Jean Giono qui s’émerveillait de la germination d’une graine vu en accéléré grâce à un procédé filmique se demandait ce que l’on verrait si on appliquait le procédé à une roche [1]. Quatre chercheurs ont proposé l’expérience de pensée pour lui et pour nous :
« Qu’un photographe déclenche l’obturateur une fois par an pendant mille ans, et nous verrions cette roche se creuser, usée par quelque torrent dont le lit se tortillerait, se débattrait. Qu’il déclenche l’obturateur une fois tous les mille ans pendant un million d’années, et la roche s’écoulerait comme une pâte, se plisserait en dômes géants. Qu’il déclenche enfin l’obturateur une fois tous les millions d’années pendant un milliard d’années, et la roche serait avalée dans les profondeurs de la Terre […], avant d’être recrachée à la surface, transformée, renouvelée [2] ».
Le premier ralentissement ne donne à voir que ce qui, évoqué plus haut, est, pour nous, le plus évident : le mouvement qualitatif d’usure, c’est-à-dire d’altération des roches. Le deuxième, sur le plus long terme, nous montre de manière beaucoup plus étonnante comme une fluidification d’un solide avéré. Demeurons sur place avec encore plus de patiente persévérance, et nous observerons alors que cet écoulement s’intègre dans une translation plus globale, celle même qui provient de la tectonique des plaques et qui, par la convection, épouse la dynamique du flux.
Ainsi, que l’être soit flux est une loi qui, de manière analogique, se vérifie aux différents degrés de l’être matériel, inerte ou organique. Elle vaut aussi pour les êtres d’esprit qui vivent de ce commerce incessant, mais s’en reçoivent dans une dépendance ontologique pour lui répondre dans une interdépendance éthique. Voire, cet universel flot créé trouve sa prime concrétisation ou plutôt constitue une participation de l’éternelle périchorèse des Hypostases trinitaires. Cette intériorisation de la chorégraphie divine dans les étants créés qui ne cessent de se recevoir de leur origine pour la refléter en l’intériorisant et enfin l’exprimer par débordement dans leur fécondité, c’est ce que le grand théologien de l’ordre franciscain, saint Bonaventure a merveilleusement contemplé et admirablement transmis [3]. L’on peut donc affirmer que le fluxus est un transcendantal (coextensif à l’être), à condition que l’on équilibre le « tout est lié » continu et fluide par le « tout est un (unum) », « chose (res) » et « autre (aliquid) » discret et solide. Ou, mieux, du point de vue de la logique ontodative qui est aussi une ontologie trinitaire, que l’on harmonise le « tout est connecté » ou « en communion » pneumatique par le « tout se reçoit » paternel et le « tout se possède » filial…
Pascal Ide
[1] Cf. Jean Giono, Arcadie, Arcadie ! Bois de Lucien Jacques, s. l. [Manosque], L’Artisan, 1953 : précédé de La pierre, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 2001.
[2] Étienne Guyon, Jean-Pierre Hulin, Frédéric Moisy et Marc Rabaud, L’impermanence du monde. La physique de l’éphémère, Paris, Flammarion, 2022, p. 4 et 5.
[3] Cf., par exemple, Laure Solignac, La voie de la ressemblance. Itinéraire dans la pensée de saint Bonaventure, coll. « De visu », Paris, Hermann, 2014.