Pourquoi Jésus inaugure-t-il son ministère public par des noces ? Pourquoi Marie intervient-elle ?
- Pour répondre à la première question, rentrons dans le détail du récit (Jn 2,1-11). Dostoïevski dit quelque part que le premier miracle de Jésus n’est pas un miracle de guérison qui cherche à soulager une misère, une maladie. Il se déroule lors d’un mariage. Or, les noces sont une fête, donc un événement gratuit et joyeux. Ainsi, Jésus inaugure sa vie publique par un « miracle de la joie de l’homme ». Il rend à l’homme, menacé par la tristesse, la joie des noces.
Pour comprendre certains détails, il faut connaître le contexte. Ainsi, au temps des Juifs, les noces duraient une semaine et invitaient tout le village. Il est dès lors moins inquiétant de savoir qu’on y a bu 2 fois 600 ou 700 litres de vins [1] ! Il n’empêche que, comme le vin qui coule à flots, la joie est appelée à couler en abondance, d’autant que, comme chez nous, en Israël, le vin est médiateur de la joie. Mais, plus que chez nous, dans la Bible, il exprime la joie et les noces. Dès lors, s’il manque du vin à des noces, c’est vraiment un drame.
Mais, dès le début, il nous est discrètement signalé que nous ne devons pas en demeurer à ce sens littéral. Il est en effet écrit qu’il s’agit du « premier des signes » de Jésus. Or, le mot qui exprime « premier », archè, est aussi celui qui ouvre le quatrième Évangile : « Au commencement était le Verbe » (Jn 1,1). Et il désigne beaucoup plus qu’un commencement temporel : il veut dire « principe », « origine ». Le signe de Cana est donc le signe exemplaire. D’ailleurs, dans la version longue du v. 3 que suit la Bible de Jérusalem, le terme « noces » est répété trois fois dans les trois premiers versets. Ainsi il nous est suggéré que la mission de Jésus se présente exemplairement comme des épousailles.
Mais qui est donc l’époux ? Là encore, lisons attentivement le texte et prenons garde à chaque détail. Malheureusement, la lecture a amputé la première expression : « le troisième jour » (v. 1). Or, si l’on compte les journées de ce que l’on appelle « la semaine inaugurale », depuis le début de l’Évangile, nous nous rendons compte qu’il y a deux ternaires, de sorte que nous sommes ici à la fin du second, c’est-à-dire au sixième jour. Or, l’homme et la femme furent créés par Dieu le sixième jour et Jésus meurt sur la Croix un vendredi, soit le sixième jour de la semaine. La Passion est donc évoquée. C’est ce que confirment d’autres paroles et d’autres gestes : « mon heure n’est pas encore venue » (v. 4), « l’heure » renvoyant à l’heure de sa Passion ; « les jarres de purification » (v. 6) ; « la Pâque des juifs » (v. 13) ; la surabondance ; le jeu des métamorphoses (l’eau transformée en vin, le vin qui le sera en sang, le sang versé pour la Nouvelle Alliance qui deviendra le feu de l’Esprit répandu dans le cœur des fidèles) ; etc. Or, épouser quelqu’un, c’est se donner à lui. L’amour rédempteur de Dieu est nuptial, ainsi que nous le rappelle l’extraordinaire passage du prophète Isaïe que nous avons entendu dans la première lecture (Is 62,1-5), que l’on peut résumer ainsi : « Ton époux, c’est ton Rédempteur » (Is 54,5). Ainsi, Jésus se présente comme l’époux.
Enfin, qui Jésus veut-il donc épouser ? Posez-vous une autre question : il y a un personnage qui n’est volontairement pas nommé, un personnage capital auquel il n’est même pas fait allusion. De qui s’agit-il ? Vous y êtes ? C’est l’épouse. Une seule explication : loin d’être manquant, le dernier acteur de ces noces est déjà bien présent : c’est l’auditeur ou le lecteur, c’est nous-même. Nous sommes l’épouse. Ainsi, Dieu ou plutôt le Christ veut nous épouser. C’est d’ailleurs ce que confirme le chapitre suivant où Jean-Baptiste désigne de la manière la plus explicite le Messie comme « l’époux » (Jn 3,29).
Ainsi, au fur et à mesure que se déroule l’évangile, un renversement total se réalise. Au début, l’on parle des noces à Cana. Au terme du texte, ce ne sont plus les époux qui se trouvent au centre, mais Jésus. C’est Lui le véritable époux, le personnage principal de ce repas nuptial. Et nous sommes son épouse bien-aimée avec qui il a passé alliance. Cet Évangile, cette Bonne nouvelle ne parle donc pas seulement ni d’abord du sacrement de mariage, par conséquent à ceux qui sont mariés. Il parle aussi aux personnes seules : il concerne tout fidèle du Christ.
Dès lors, demandons-nous. L’amour conjugal étant le plus puissant des liens, avons-nous conscience que Jésus nous aime véritablement comme un époux ? Savons-nous que cette surabondance de grâce que signifie le vin est pour nous, pour moi ? Et si nous nous laissons toucher par cette déclaration d’amour, que répondrons-nous ? Les époux véritables ne s’aiment pas seulement une heure par semaine, comme la durée d’une messe. Comment rencontrer Jésus plus longuement ?
- Tournons-nous maintenant vers le deuxième personnage central du récit : Marie. Sans elle, nous n’aurions pas ce premier signe, qu’elle a provoqué avec une rare abnégation. Il convient de mesurer son détachement. En effet, s’il n’est pas fait mention de Joseph, c’est sans doute que celui-ci est décédé. Or, pour une femme veuve, à une époque où il n’y a aucune protection sociale, sa seule sécurité réside dans ses enfants. Donc, en demandant à Jésus, son unique, d’initier sa vie publique, c’est-à-dire de la quitter, elle donne son fils au monde et ce don conduit à un abandon : elle accepte de vivre sans autre sécurité que Dieu même. Quel admirable exemple de confiance totale en Dieu !
Et que l’on se garde de faire de Marie une créature à part. Certes, sa vocation de Mère du Sauveur est unique ; mais sa manière de la vivre dans la foi est commune à l’humanité. Saint Jean-Paul II insiste beaucoup dans son encyclique sur Marie, Mère du Rédempteur, sur le cheminement de la Vierge : « Bienheureuse celle qui a cru » (Lc 1,45). Comme nous, Marie avance dans l’obscurité de la foi. Elle ignore de quoi demain sera fait ; elle croit seulement que Dieu tient tout dans sa main. Elle n’anticipe pas le temps ; elle reçoit chaque jour
Marie nous offre aussi un exemple d’attention à l’autre. Elle est toute décentrée d’elle-même. Non pas que Marie ne sache pas dire « je » (le Magnificat commence par « mon ») ou manque d’amour de soi, mais cet amour de soi est tout au service de l’autre et du Tout-Autre. Ainsi, sa première parole est à Jésus : « Ils n’ont plus de vin », et la seconde est dirigée vers son prochain : « Faites tout ce qu’il vous dira ». Voire, cette dernière phrase étant une citation de l’Ancien Testament qui fait allusion au patriarche Joseph [2], on peut aussi imaginer que, à ces noces, elle songe à son époux défunt. Ainsi, Marie ne cesse d’être présente à tous : à Dieu d’abord ; aux hommes, présents et absents. Elle apparaît dès lors comme un modèle de charité empressée, attentive et attentionnée, s’intéressant même aux choses apparemment les plus superflues comme le vin.
Enfin, Marie est le témoin par excellence de l’espérance. Elle est la Vierge de l’Avent. Je souhaiterais me fonder sur un superbe texte du cardinal Jean Daniélou, où il montre que Marie est celle qui veille et attend. C’est déjà vrai de l’Ancien Testament : « Elle est celle qui, à la veille de la venue du Christ, résume et incarne cette longue attente de vingt siècles qui l’avait précédée [3] ». Ce fait est bien connu. Plus original, le jésuite théologien montre que Marie continue à jouer ce rôle aujourd’hui et pour tous les peuples, y compris ceux qui ne sont pas chrétiens. Marie joue un rôle « spécifiquement missionnaire [4] » : « Le mystère de la Sainte Vierge, c’est qu’elle est là avant que Jésus ne soit là [5] ». Et d’en donner différents signes : « Si les Musulmans ne reconnaissent pas Jésus dans sa plénitude, ils rendent par contre à Marie un grand hommage. Comment alors Marie ne les conduirait-elle pas un jour à Jésus [6] ? ». Plus étonnant, cela est vrai des civilisations orientales. Avec audace, Daniélou tente même une typologie : « En Chine, [Marie] est attendue comme mère ». Et de citer une étudiante chinoise : « La dévotion mariage revêt dans un chrétien chinois la forme de la piété filiale ». Or, « de cette piété filiale, la mère a une large part. Par là, elle a dans la vie familiale une autorité plus grande ». Il conclut donc : « C’est par la Sainte Vierge comme mère que la Chine sera évangélisée ». En Inde, en revanche, « c’est la Vierge que l’on glorifie [7] ». Je n’entre pas dans plus de détail. L’on pourrait étendre les observations de Daniélou à d’autres continents et à notre pays. Ainsi que l’on sait, les cinq grands lieux d’apparition mariale dessinent sur la France un M : Lourdes, Pellevoisin, Pontmain, Paris et La Salette.
Donc, ne désespérons jamais : Marie atteste que Dieu ne nous abandonne pas et qu’elle prépare le chemin. Redisons-le avec le cardinal Daniélou : « Elle est là avant que Jésus ne soit là ». Confions-nous à son intercession et à sa médiation. Ainsi, la parole de l’ange à Joseph vaut aussi pour nous : « Joseph, ne crains pas de prendre chez toi Marie » (Mt 1,20).
Pascal Ide
[1] « Il y avait là six jarres de pierre contenant chacune deux à trois mesures » ; or, une mesure équivaut à 40 litres ; donc, « l’Évangile suggère le chiffre fabuleux de 720 litres : plus de deux barriques d’aujourd’hui » (René Laurentin, Une année de grâce avec Marie pour la connaître, retrouver sa présence et une parfaite consécration à Dieu, Paris, Fayard, 1987, p. 59).
[2] Marie cite aux serviteurs la parole de Pharaon aux Égyptiens : « J’ai confié tous mes biens à mon intendant Joseph. Faites tout ce qu’il vous dira » (Gn 41, 55).
[3] Jean Daniélou, Le mystère de l’Avent. La sphère et la Croix, Paris, Seuil, 1948, p. 99.
[4] Ibid., p. 107.
[5] Ibid., p. 108. Souligné par moi.
[6] Ibid., p. 109.
[7] Ibid., p. 110-111.