L’historienne britannique Violet Moller, spécialiste de l’histoire des idées scientifiques, a écrit un ouvrage dont le titre anglais, plus précis que le français, exprime l’intention centrale : montrer comment les idées classiques ont pu être perdues et retrouvées, c’est-à-dire transmises au Proche Orient et en Europe [1]. En l’occurrence, en constituant une carte de la connaissance, à travers l’histoire des sept villes qui ont principalement conservé et communiqué le savoir. Selon l’ordre chronologique : Alexandrie, Bagdad, Cordoue, Tolède, Salerne, Palerme, Venise.
Je regrette le préjugé péniblement antichrétien de l’ouvrage [2], ainsi que sa centration sur la seule transmission de trois savoirs scientifiques : la géométrie, l’astronomie et la médecine.
Demeure l’essentiel pour une philosophie du don : l’ouvrage montre que le savoir ne peut se communiquer à des personnes éloignées dans l’espace et le temps qu’à travers des médiations. En l’occurrence, triple est la médiation (le donum porteur de ce grand bien qu’est le savoir) :
- Quant à la source du savoir
Pour le moderne, le savoir est une discipline objective, neutre, indépendante de son fondateur ou de son pédagogue, donc anonyme. En revanche, pour les Anciens et, plus encore, pour les Médiévaux, le savoir s’identifie d’abord à une figure exemplaire, et celle-ci s’incarne dans une ou plusieurs œuvres faisant autorité, et celles-ci dans des manuscrits plus ou moins corruptibes. Il y a par exemple les ouvrages dans les disciplines de compétence de l’auteur : Les Éléments d’Euclide ; L’Almageste de Claude Ptolémée ; les écrits de Galien. Les œuvres canoniques existent aussi dans les autres champs du savoir comme la logique (par exemple, la rhétorique est représentée par le traité éponyme de Quintillien) ou la philosophie (par exemple, la philosophie première se cristallise dans La métaphysique d’Aristote).
- Quant à la conservation dans le temps, c’est-à-dire la communication dans le temps
Celle-ci suppose l’existence de lieux particuliers où ces manuscrits puissent être conservés, c’est-à-dire protégés le plus possible de la corruption : les maisons et, plus encore, les bibliothèques. Selon l’historien Plutarque, celle d’Alexandrie ne comportait pas moins de 200 000 volumes. Fondée par le roi Ptolémée 1er Sôter, elle était animée par le rôle de rassembler « en un seul lieu l’intégralité du savoir en y regroupant un exemplaire de tous les textes existants [3] ».
Toutefois, comme les supports se dégradent tôt ou tard (un papyrus se corrompt en deux siècles maximum ; le parchemin est plus résistant, mais a de multiples ennemis exigeant des conditions particulières de protection), cette conservation ajoute un acte : le recopiage.
- Quant à la communication dans l’espace
Double est cette communication : matérielle et culturelle. La première requiert le voyage du manuscrit d’un lieu à un autre, avec les dangers que les longs exodes comportent. La seconde convoque un nouvel acte, avec les périls qui lui sont aussi propres : la traduction.
C’est ainsi que, en 1150, Gérard de Crémone a parcouru plus de deux mille kilomètres pour aller de Crémone, dans son Italie natale, jusqu’à Tolède afin de pouvoir dénicher un exemple en arabe L’Almageste de Claude Ptolémée. Une fois rendu sur place, ce passionné d’astronomie a traduit la somme du naturaliste égyptien en latin, pour le plus grand bien des intellectuels médiévaux qui, en grande majorité, ne pratiquaient pas l’arabe. Les soixante-dix autres traductions qu’il accomplira feront de la ville espagnole « le principal centre de transmission des connaissances scientifiques du monde mulsulman au monde chrétien [4] ».
Pascal Ide
[1] Violet Moller, The Map of Knowldege. How Classical Ideas were Lost and Found. A History in Seven Cities, London, Picador-Pan Macmillan, 2019 : Les sept cités du savoir. Comment les plus grands manuscrits de l’Antiquité ont voyagé jusqu’à nous, trad. Odile Demange, coll. « Histoire », Paris, Payot, 2020.
[2] Cf., par exemple, Ibid., p. 31 s, p. 66.
[3] Ibid., p. 43.
[4] Ibid., p. 145.