Les mains sales ou une liberté pleinement humaine

(Cette analyse est la reprise d’un exposé oral qui en garde justement l’expression orale)

 

Nous allons partir d’une pièce de Jean-Paul Sartre pour exposer sa théorie de la liberté. Les mains sales est un exemple extraordinaire où le philosophe expose de manière concrète ce qu’il dit de manière théorique dans L’être et le néant. De plus, dans ses drames, Sartre en dit plus que dans ses œuvres spéculatives.

Quel en est le sujet ? Évitons le contresens qui a justifié que Sartre ait demandé de retirer le film admirable de 1950 (interprété par Claude Brasseur dans le rôle de Hœderer et Daniel Génin dans celui de Hugo). Olga représente les exigences nouvelles du Parti (communiste) et explique ce qu’elles sont à Hugo. Or, dans la dernière scène qui est d’une vraie grandeur, le public a ricané, sans comprendre la beauté de l’acte de liberté de Hugo ; de plus, il s’est moqué de la prise de position idéologique de Sartre.

Or, le véritable sujet de la pièce est : qu’est-ce qu’un acte vraiment libre ? Sartre identifie la liberté à l’existence et l’existence à la temporalité. Pour lui, il n’existe pas d’essence de l’homme. Il y a le fait que l’homme agit, vit, existe. Il traduit le Dasein heideggérien par le refus de la nature humaine, de traiter l’homme comme une res, même si c’est une res cogitans. L’homme est originellement un pro-jet. Il est essentiellement tourné vers, n’ayant rien derrière elle qui n’est déjà. L’homme est un « être qui a de l’avenir », qui a devant soi des possibles.

Appliquons ces notions à la pièce, notamment aux personnages d’Hugo et d’Hœderer. Un autre contresens doit être écarté. Souvent, l’on croit que cette pièce nous dit que l’action (au sens d’action politique, engagée, qui agit sur l’événement) ne peut se faire qu’à condition de se salir les mains, de s’éloigner des principes que l’on évoque. Ce n’est pas l’action engagée opposée à la pensée théorique. C’est l’acte lui-même qui est l’objet. C’est la tragédie qui est importante. Il s’agit d’être profondément ému par la beauté unique de cette fin.

J’appellerai volontiers cette pièce Le dernier acte : au sens scénique de dernier acte de la pièce et au sens de dernier acte qui met fin à une vie, acte se prenant au sens aristotélicien d’achèvement, d’énergéia. Or, ici, pour un homme qui n’a jamais agi librement, il réussit à s’accomplir.

1) L’enfant dépendant

Hugo est un être jeune qui n’arrive pas à sortir de l’adolescence, à être un homme, à être libre. Il vit intérieurement une impuissance, un obstacle de l’ordre de la névrose. En cela, il ressemble à Hamlet. Il souffre d’une impuissance à faire ce qu’il sait qu’il devrait faire. Et cette impuissance est intérieure. Et cette impuissance à agir est une impuissance à être. C’est seulement à la fin qu’il deviendra libre.

Comment se dessine le chemin ? Cet homme est généreux. Il vit une rupture avec sa classe sociale le jour où il est entré dans le Parti, le jour où il a compris l’exploitation de l’homme par l’homme. Par un acte de liberté, il a rompu avec les siens et sera éduqué par les hommes de son parti. Mais une fois rentré dans le parti, il va souffrir. De sorte que Sartre va parler de lui, de ses souffrances. Dans le Parti, il rédige le journal, il exprime la pensée du Parti.

2) L’adolescent contre-dépendant (donc toujours non libre)

Hœderer lui dit : « Tu devais te ronger. Comme tous les intellectuels, tu voulais faire de l’action directe », c’est-à-dire tuer, faire sauter un pont. Pour être un homme, il faut que tu aies commis un crime. Hugo demande à ses camarades de faire une action directe. Or, quel rapport à l’autre vit cet adolescent ? Il a essentiellement besoin de reconnaissance par les adultes. Enfant, il n’a jamais été considéré comme un homme, ni dans le Parti. Il a senti qu’on ne le considère pas comme un militant. Il a donc besoin d’être reconnu par ses camarades comme un des leurs. Ce besoin est émouvant : l’on ne devient pas un homme car on ne nous fait pas confiance. Hugo va demander à ses camarades de lui faire confiance pour aller chez le chef du Parti, Hœderer, parce qu’il ne suit pas la ligne du Parti, amenant à une politique de compromission. Hugo est convaincu de la nécessité de le tuer, mais il n’y arrive pas. Il demande la tâche la plus difficile : si je la fais, je serai un homme.

Il part chez Hœderer avec Jessica, sa jeune femme. Elle est aussi un enfant. Ils jouent tous les deux, au sens non pas sérieux mais névrotique. Ils vivent : comme des enfants, ils rêvent qu’ils vivent. Ces deux personnages ont joué à s’aimer, à être des adultes. Ils veulent faire partie du monde des « durs », des forts, qui vivent hors du rêve : bref, le Parti. Et à la fin, ils vont se réveiller. L’un et l’autre partent à la campagne. Hœderer sait qu’il est menacé par le Parti, entouré par ses gardes du corps. Hugo s’installe. Habité par un impérieux besoin de reconnaissance, Hugo n’a pas encore dit à Jessica qu’il doit tuer Hœderer. Et il donnera la raison alors : « J’ai besoin que Jessica croie en moi ». Réponse de Hœderer : « Tu n’y crois pas encore ». Le projet est ici plus un rêve qu’une réalité.

Comment Hugo qui a vingt-et-un ans va-t-il se réveiller ? Il croit que c’est en tirant sur la gâchette du pistolet. Or, de fait, il le tuera. Et pourtant, il ne le tuera pas. En effet, il tue Hœderer et il ne le tuera pas, car ce n’est pas un acte, il n’y a pas mis sa pleine liberté. Il prendra conscience de ne pas avoir tué, car il n’est pas sorti de son rêve.

Pourquoi Hugo n’est-il pas libre ? Jessica prend cela comme quelque chose de très drôle : « J’ai toujours rêvé d’être une aventurière ». Hugo, au fur et à mesure où les jours passent, va se prendre à admirer et à aimer Hœderer. Car celui-ci est la liberté pacifiée, capable de faire ce qu’il a voulu, d’engagement de tout son être : « C’est un homme vrai ». Plus les jours passent, plus Hugo devient incapable de tuer. En un mot : Hœderer est ce qu’il admire, ce qu’il a rêvé d’être. Alors, il se prend à désirer être reconnu par Hœderer.

Il prend conscience que c’est difficile de tuer. Plus les jours passent, plus on pense à ce qu’on veut faire et plus la force l’abandonne, moins il se sent capable. « Philosopher nous rend lâche », dit Hamlet. Voilà pourquoi Hamlet se termine mal, par une tuerie générale.

Mais Les mains sales se termine par un acte de pleine liberté. Ce qui est très rare dans la vie. Jessica et Hugo ont le sentiment de se réveiller, de sortir de leur rêve.

Les jours passent. « Tu n’as encore rien fait ». Et Hugo dit toujours que ce n’est pas le moment, le jour : « Bien sûr je vais le faire ». Jessica s’amuse follement, elle est dans l’enfantillage. Hugo diffère toujours. Il y a chez lui une impuissance très profonde à agir qui relève de la psychothérapie. C’est là un cas de névrose. Comment en guérir ? Hugo croit que lorsqu’on a tué une fois, on en sort.

« Est-ce pour aujourd’hui que tu vas tuer ? Sinon, c’est moi, je me donne à lui et je le tue ». Elle s’imagine dans le rôle de Judith.

Hugo est dans la nuit. Là encore, on peut faire allusion à ce que François Mauriac fait dire à un de ses personnages parlant de Thérèse Desqueyroux : « Elle était de cette espèce d’être qui ne sortiront de la nuit qu’en sortant de la vie [1] ». Il ne sortira de la vie que par un acte de pleine et entière liberté, mais cela ne se laisse pas prévoir.

Première tentative avortée

Cet aujourd’hui va être tragique. Hœderer va recevoir deux personnages qui sont des ennemis : un représentant d’un parti bourgeois que Hœderer aide et que Hugo hait, et un prince régent. Ces deux êtres sont détestés par le Parti et le plus opposés à sa philosophie. Hœderer veut s’entendre avec eux. Communiste convaincu, il veut passer à l’acte, car il veut vivre dans la réalité, efficacement, faire passer les idées dans les choses. Et pour cela, il faut s’entendre, au moins provisoirement, avec ses ennemis : se salir les mains est nécessaire à l’action.

Hugo, comme son secrétaire, va assister à quelque chose dont il se souviendra : un conseil à trois, une tractation avec les ennemis du Parti. Alors, Hugo bondit, exprime violemment son horreur. Il tient la main dans sa poche le pistolet. Porté par son indignation, donc par quelque chose de superficiel, à savoir une colère : « J’avais la chance d’être en colère », dira-t-il. Il a besoin d’une drogue pour agir. Or, on lui vole son acte à ce moment. On tire du jardin. Des camarades du Parti, se disant qu’on ne peut plus rien pour eux, décident de tirer sur les trois négociateurs. Aussitôt, les trois s’aplatissent, très courageux : ils en ont l’habitude. L’un d’eux est blessé. Dès lors, Hugo ne cesse de boire pour oublier. Il est au bord du suicide. Or, s’il avait tiré ce jour-là, il aurait été dans les mêmes sentiments que la seconde fois où il sera en colère.

Seconde tentative avortée

Cette fois-là, Hugo se met en colère, dit son désaccord avec Hœderer. Mais celui-ci voit qu’il n’en est pas capable. Il voit pourquoi il meurt dans son « petit ». Hugo aime de plus en plus profondément Hœderer. Et celui-ci aussi l’aime. Les deux sont des êtres généreux. Hugo sent que dans les deux cas, qu’il tire ou non, il aura les pires ennuis avec le Parti et lui-même. Hœderer prend son temps pour faire son café. Il laisse une chance à Hugo qu’il ne saisit pas : il ne peut pas tirer dans son dos. Comme Hamlet qui ne veut pas tirer sur le roi en prière. Hœderer lui laisse constater son impuissance à tuer. Alors, Hœderer parle longuement, lui explique pourquoi il fait fausse route. « Comme beaucoup d’intellectuels, tu croyais que l’action directe te sauverait. Tu n’es pas fait pour cela. Tu es bon pour écrire, alors fais-le ». Alors, comme Hamlet à Ophélie, Hugo dit : « Des mots, des mots ». Hugo malade de la générosité de Hœderer, malade d’être indécis s’entend dire qu’il prenne l’air dehors. Et Hœderer dit qu’on le laisse

Alors dehors, Hugo décide : « Formez-moi pour que je sois votre véritable collaborateur ». Or, montant l’escalier, il voit Jessica dans les bras de Hœderer. Elle aussi s’éveille : elle n’aimait pas, même embrasser. Elle dit : « Tous les deux, hier, je vous ai admirés. Vous êtes un homme vrai ». Pour la première fois, elle est émue par un homme. Alors, elle tombe dans ses bras. Et aussi pour la première fois, elle ne rit pas. Dans son baiser, elle découvre cet homme dans sa mâle beauté. Elle s’est réveillée.

Alors, Hugo se met à colère ; certes, c’était un spectacle trivial. Il dit : « J’ai tiré pour sauver la tragédie ». Il a la chance d’être en colère. Il se donne alors le bonheur de dire à Hœderer dans les yeux : « Je tire, parce que je sais ce que vous pensez ». Hœderer, le plus généreux par lâcheté, lui dit : « Ne fais pas cela. Ne gâche pas ». Ce n’est pas la fin pitoyable qu’il faut à ton histoire. Hugo tire. Les gardes du corps entrent et braquent Hugo pour le tuer : « Ne tirez pas sur le petit. Il a tué par jalousie. Je couchais avec Jessica ».

3) La cruelle mais libérante prise de conscience de son absence de liberté

Face à cette histoire pitoyable, Hœderer dit en mourant : « C’est con, c’est trop con ». Il aurait voulu en faire « Pitoyable humaine », dit un personnage du Diable et le bon Dieu. Ce n’est pas une histoire d’amour. Or, Hugo va passer aux yeux de tous pour un criminel passionnel. Il passera quelques temps en prison. C’est une triste histoire humaine, c’est ainsi que Hugo va le vivre. En prison, il va souffrir effroyablement : « Je n’ai pas tué Hœderer. La preuve, c’est que quelques minutes avant, j’aurais poussé la porte et je ne l’aurais pas tué ». Ce spectacle n’a suscité qu’un sentiment de surprise. Il dit à Hœderer : « Vous m’avez délivré ». Hœderer lui a donné l’occasion de ce mouvement instinctif.

Il n’a pas été librement, vraiment la cause de son acte, il n’a pas été un avec ses motifs. Or, Hugo a été équivoque dans ses motifs, il fut impulsif. Il a presque agi par hasard. Il ne peut pas assumer, revendiquer cet acte. De même, dans le roman de Mauriac, La fin de la nuit, Thérèse Desqueyroux réfléchit à son acte et se demande : « Quand les choses ont-elles vraiment commencé ? » En effet, la liberté est toujours un vrai commencement. Or, Thérèse n’a pas agi vraiment librement.

4) La vraie liberté

Mais une occasion va être offerte à Hugo d’être en pleine liberté. Ce dernier acte est tellement beau que l’on peut envisager ce moment comme une grâce : Dieu s’est penché sur Hugo. La liberté est pro-jet, elle est ce par quoi la réalité humaine assume son passé à la lumière de son avenir. Ce que l’on trouve dans beaucoup de vie qui s’achève en son dernier moment. Il est faux de croire qu’on est limité par son passé. Mais, au dernier instant, il peut y avoir une occasion offerte, Dieu donne l’occasion d’être pleinement soi. On peut poser un acte où l’agent est tout entier.

Ici, la liberté va vivre son passé librement, ramasser ses pauvres actes qui n’en ont pas été. Olga lui dit : « Le Parti a changé. Il ressemble à Hœderer ». Les gens ricanent. Hugo est stupéfait. Il se transforme en éclat de rire vainqueur ? Une merveille. « C’est une face votre histoire. Vous me demandez de ne pas le tuer ». Je l’ai trop aimé pour en faire un grand homme, pour en faire un cadavre anonyme, inscrit sur toutes les places. Il méritait de mourir, d’être assassiné, de mourir pour Je l’ai trop aimé pour ne pas l’avoir tué ».

Qu’est-ce qui est proposé à Hugo ? Être ou n’être pas celui qui a tué Hœderer. Il choisit son passé. Ce qui est essentiel n’est pas d’avoir vécu, mais d’assumer sa vie passée. Voici une extraordinaire exemple de potestas ad opposita.

Puis, après une très courte délibération : « Attends, Olga, j’ai besoin de réfléchir ». Il est déjà profondément décidé, au fond. On délibère sur les moyens, non sur les fins. On me propose de choisir. « Donne-moi quelques minutes ». Et il dit : « Non, je ne travaillerai pas avec vous ». Olga est affolée. « Je n’ai pas tué Hœderer. Je vais maintenant le faire. Et moi avec lui ». Nous sommes ici au sommet de la tragédie. J’ai rarement été aussi ému qu’en voyant pour la première fois le film. Il ne s’agit pas d’un sacrifice. 

Hugo est sauvé, car il est vraiment pleinement lui-même. En effet, Sartre définit la liberté à partir des possibles, de la primauté de l’avenir. Comme quelqu’un qui n’est pas déterminé par son passé, mais qui donne sens à son passé à partir de son avenir.

« Je voudrais Hœderer et moi avec lui ». En se tuant, il signe l’importance de son acte. Son suicide n’en est pas un. C’est un acte de fidélité à soi.

Hœderer méritait de mourir pour ses idées. Pour Sartre, la vie est moins importante que la vérité, les idées, le non-renoncement à soi. Néanmoins, il ne s’agit pas d’un suicide, car c’est bien les autres qui veulent le tuer.

Que signifient les dernières paroles et les derniers gestes de Hugo ? Après, Hugo fait quelques pas décidés vers la porte, donne un coup de pied dans elle. Car il sait que ses camarades l’attendent derrière la porte.

« Non récupérable ». Les camarades savent qu’il ne peut plus travailler pour lui et ils tirent sur lui. Par conséquent, il ne se tue pas. Il assume pleinement son acte. Il rature ce moment de son passé. Ce n’est pas un suicide, absolument pas, car c’est une affirmation de soi ; il connaît les conséquences immédiates de son acte. Il signe par sa mort ce qu’il a fait et voulu faire.

Pascal Ide

[1] Thérèse Desqueyroux.

10.12.2025
 

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