L’évangile de ce dimanche fait claquer une parole de Jésus qui est un diagnostic autant qu’un remède : « Les grands font sentir leur pouvoir » (Mc 10,42). Que veut-il dire ? Comment ne pas l’entendre en résonance avec l’actualité brûlante du rapport de la CIASE ? Qu’en faire ?
- En affirmant avec toute son autorité : « Les grands font sentir leur pouvoir », Jésus condamne les fausses autorités. Reprenons ses mots. Le Christ parle non pas de ceux qui ont un commandement, mais de ceux qui « paraissent commander [dokountes archéin] », ce que l’on pourrait aussi traduire : ceux qui ont la réputation [doxa] de commander.
Bien sûr, spontanément, nous pensons aux politiques. De fait, Jésus parle de ceux qui commandent « aux nations ». Et, de son temps, le pouvoir de Rome est écrasant et violent. Pour mémoire, dans cette petite nation remuante des extrémités de l’empire qu’est Israël, se trouvent à demeure en permanence deux légions romaines (pas moins de dix mille soldats). Surtout, comme le rappelle Newman dans ses sermons sur l’Antichrist, en deux cents ans, avant la paix constantinienne, les chrétiens ont connu pas moins de dix persécutions d’une extrême férocité de la part de ceux qui se vantaient d’établir la pax romana (l’enfumage médiatique exercé par le politique ne date pas d’aujourd’hui !). En prétendant servir, les Romains ont d’abord asservi.
Mais, regardons plus près de nous. Il n’y a pas que les puissants de ce monde à faire « sentir leur pouvoir ». Il y a par exemple, le pouvoir du savoir, le pouvoir de celui que l’on appelle aujourd’hui le sachant.
Il y a le pouvoir plus subtil de celui qui, en aidant l’autre, le prend en ôtage, de celui qui, en donnant de la main droite tend aussi la main gauche et exige un retour : « Ma femme est généreuse, me disait un jour un homme. Mais je peux vous dire qu’elle envoie toujours la facture ». Il y a le pouvoir plus secret encore de celui qui se dit malheureux et qui va satelliser tout son entourage sur son malheur, en ne cessant de se plaindre et de se victimiser.
- Mais, plus encore, balayons devons notre porte. Comment ne pas relire la parole du Christ à la lumière des événements récents : le rapport indépendant Sauvé sur les victimes d’abus sexuels au sein de l’Église de France ? Il ne s’agit pas de revenir sur le détail de ce rapport accablant. Je ne peux qu’inciter à lire au moins le résumé et quelques témoignages de victimes. Et comme ces lectures sont éprouvantes, voire, peuvent faire remonter des souvenirs traumatiques enfouis, je ne peux aussi que vous inviter à le faire soit en petits groupes, soit en bénéficiant d’une écoute (le diocèse de Paris a mis en place de tels lieux d’écoute).
Je souhaiterais revenir sur l’une des causes de ces abus : le cléricalisme, c’est-à-dire l’abus de pouvoir venu des prêtres et des religieux dans l’Église, dont parle tant et à juste titre le pape François. Permettez-moi un souvenir personnel. En 2010, Benoît XVI a décrété une année sacerdotale. Or, contre toute attente, c’est cette même année qu’ont été révélés les abus commis par les prêtres et, très courageusement, le pape en a ouvert et instruit le dossier. Le vendredi 11 juin, fête du Sacré Cœur, il a clôturé cette année sacerdotale. Je le vois encore arrivant sur la place Saint-Pierre où il était attendu. Or, grand choc, il se rend compte que ces prêtres, venus du monde entier, sont rien moins que quinze mille (presque deux fois plus que pendant le rassemblement sacerdotal du grand Jubilé de l’an 2 000). Benoît XVI s’est arrêté, interdit, bouleversé devant un tel nombre. Et le grand écran a montré que les yeux de cet homme si pudique brillaient de larmes. Et c’est alors qu’il a prononcé ces mots inoubliables. Cette Année sacerdotale, nous voulions rendre grâce à Dieu pour le don du sacerdoce,
« cette audace de Dieu qui se confie à des êtres humains et qui, tout en connaissant nos faiblesses, considère les hommes capables d’agir et d’être présents à sa place – cette audace de Dieu est la réalité vraiment grande qui se cache dans le mot sacerdoce […].
« Et il est ainsi arrivé que, proprement au cours de cette année de joie pour le sacrement du sacerdoce, sont venus à la lumière les péchés des prêtres – en particulier l’abus à l’égard des petits, où le sacerdoce chargé de témoigner de la prévenance de Dieu à l’égard de l’homme se trouve retourné en son contraire. […] Si l’Année sacerdotale avait du être une glorification de notre prestation humaine personnelle, elle aurait été détruite par ces événements. Mais il s’agissait pour nous exactement du contraire : devenir reconnaissant pour le don de Dieu, un don qui se cache ‘dans des vases d’argile’ et qui toujours de nouveau, à travers toute la faiblesse humaine, rend concret son amour en ce monde. Nous considérons ainsi que ce qui est arrivé est un devoir de purification, un devoir qui nous porte vers l’avenir et qui, d’autant plus, nous fait reconnaître et aimer le grand don de Dieu [1] ».
L’erreur serait de croire que l’on ne parle que de l’autre, de l’abuseur. Ou seulement de la compassion, si nécessaire, pour l’abusé. Quand j’ai entendu M. Sauvé, quand j’ai lu (une partie) du rapport, je me suis demandé : et toi Pascal ? Quand est-ce que tu fais sentir ton pouvoir ? Quand est-ce que tu es tenté par le cléricalisme, voire que tu y succombes ? Un accompagné me disait récemment, lors d’un accompagnement que je ne l’écoutais pas assez, que je répondais trop vite à ses questions en donnant l’impression de tout savoir. Est-ce que je me justifie ? Ou est-ce que je vais entendre ce reproche et, plus encore, avec la grâce de Dieu, changer d’attitude ?
- Mais Jésus n’en reste pas au diagnostic, il ouvre un chemin.
Cette semaine est sorti un film à la gloire d’une des plus géniales réalisations du génie français et parisien : la tour Eiffel. Bien évidemment, le film éponyme parle de cette réalisation qui, défi à la gravité et aux éléments météorologiques autant que géologiques, est une hymne à la grandeur de l’œuvre et à celle, technique, de son inventeur. Pas moins de 300 mètres, deux millions et demi de rivets, 300 millions de visiteurs, etc. Mais, le scénario raconte surtout une autre histoire, celle de l’ingénieur Gustave Eiffel et d’une femme, qui atteste une grandeur toute différente, non plus spectaculaire, mais intérieure, et beaucoup plus féconde : celle de l’amour. Sans « spoiler » l’intrigue, celle-ci montre combien le sacrifice, donc le don de soi, et le dépassement du chagrin d’amour dans la sortie de soi, est le secret de l’amour véritable et donc la plus authentique grandeur de l’homme.
Revenons aux paroles de Jésus. Il ne condamne pas toute la demande de Jacques et Jean ni leur désir de grandeur. Au contraire, il repart de celui-ci : « Si quelqu’un veut être grand parmi vous… ». Et il l’oriente différemment. Et tel est le premier pas du chemin : non pas écraser nos grands désirs, mais les accueillir. Il y a une apologie du misérabilisme qui est une caricature du christianisme. Mgr Gauchet, le spécialiste de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, rappelait volontiers que la « petite voie » ouverte par la Carmélite de Lisieux n’est pas ce que l’on croit : « Ce n’est pas avoir un petit appartement, une petite voiture, une petite voie… » ! Thérèse elle-même écrit dans une de ses lettres à Céline qu’elle a des « désirs infinis » (LT 106). Et, conscieusement, en l’éditant, sa sœur (Marie), a effacé l’adjectif et remplacé par « immenses ». Quelle erreur ! Dans la Somme de théologie, saint Thomas d’Aquin se demande si la charité peut croître à l’infini, et il ose répondre affirmativement. Car nous sommes à l’image de Dieu qui est infini. Quand il cherche à classer ses différentes pensées, Pascal les répartit en deux groupes : « Misère de l’homme sans Dieu ; grandeur de l’homme avec Dieu ». Amenuiser l’homme ne fait pas grandir Dieu ! Donc, ami, n’arrête pas ton désir ! Laisse toute leur place à tes grands désirs !
Le premier pas est donc : quels sont tes grands désirs ? Maintenant, et c’est le deuxième pas, vers qui tournons-nous ces désirs ? Mettons-nous à nouveau à l’écoute du Christ : « Celui qui veut être grand parmi vous se fera votre serviteur ». Tourné vers moi, le désir ne peut être que fini, comme la boucle ; tourné vers l’autre, il sera infini, comme la ligne droite. La grandeur chrétienne, c’est le service. Il se dit ici une vérité aussi simple que profonde. Saint Paul la résume au tout début de son énumération des quinze actes caractéristiques de la charité : « La charité est serviable », c’est-à-dire rend service. Voulons-nous savoir si nous aimons ? Demandons-nous : Sommes-nous, dans notre tête, en train de calculer si l’autre nous rend service, nous rend tout ce que nous donnons prétendument de manière désintéressée ? Ou bien, sommes-nous, dans notre cœur, d’abord gratuitement tournés vers l’autre pour lui, pour son bien ? Comptons-nous ou rendons-nous service ? Tous les jours ?
Mais Jésus dit plus, et c’est le troisième pas. Il ne parle pas seulement de « serviteur », mais d’esclave : « celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous ». Et il donne son exemple, celui du « Fils de l’homme ». Sa grandeur infinie est d’avoir aimé infiniment et donc sauvé tous les hommes. C’est ce que disent les autres lectures. Affirmer que la vraie grandeur est celle de l’esclave qui sert chacun n’est pas là seulement un paradoxe. Elle révèle une vérité profonde. Ce qui caractérise l’esclave est qu’il sert sans que personne ne le reconnaisse. De fait, Jésus meurt ignoré de tous, sauf de Marie. Il a abandonné toute sa fécondité à l’Esprit-Saint. Il a donné sans retour, sans attendre de reconnaissance autre que de son Père, « dans le secret » (Mt 6).
Laissons-nous enseigner par la nature. Les singes anthropoïdes mâchouillent des feuilles en moyenne cinq heures par jour, parce que leur alimentation est crue. Avec l’apparition des hominidés vient la gestion du feu qui transforme le cru en cuit. Désormais, se nourrir ne prend plus qu’une heure par jour, la mâchoire n’a plus besoin d’être aussi puissante et, le museau se raccourcissant, le visage apparaît et bientôt le cortex préfrontal. Il restera à Dieu à infuser l’âme spirituelle pour que l’homme surgisse. Ainsi, c’est par le plus humble, l’alimentation, qu’est venu le plus grand, la pensée et la liberté.
Laissons-nous, surtout, enseigner par les Saints. Faisons appel, pour finir, à la « petite » Thérèse qui nous donne un merveilleux moyen pour vivre de cet esprit de service qui mesure notre authentique grandeur [2]. En effet, au lieu d’être la propriétaire avare de son temps, la Carmélite le considérait comme un don de Dieu et estimait donc que ses temps libres appartenaient à ses sœurs tout autant qu’à elle-même. Application : elle regardait comme un fait normal d’être dérangée dans ces moments-là. Ainsi, quand on venait la quérir pour un service, loin de le rendre avec un sourire conventionnel qui aurait mal dissimulé son ennui ou sa mauvaise humeur, elle s’y rendait volontiers, avec un sourire absolument sincère, signe merveilleux de sa disponibilité. Or, c’est justement cela l’esclave : celui qui ne peut disposer de son temps. Voici par exemple ce que sainte Thérèse conseille à Sœur Geneviève pour l’encourager à répondre sur-le-champ aux appels parfois capricieux de ses malades :
« Lorsqu’on vous demande un service ou que vous remplissez un emploi auprès de malades qui ne sont pas agréables, il faut vous considérer comme une petite esclave à laquelle tout le monde a le droit de commander et qui ne songe pas à s’en plaindre puisqu’elle est esclave ».
Pascal Ide
[1] Benoît XVI, Homélie, conclusion de l’année sacerdotale, solennité du Sacré Cœur de Jésus, Place Saint-Pierre, vendredi 11 juin 2010.
[2] Cf. Pierre Descouvemont, Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et son prochain, Paris, Lethielleux, 1970, p. 193.