Une épopée furtive dans la zone d’un dehors surnaturel. À propos de : A. Damasio, Les furtifs (2019) – Recenseur : Pascal Ide NRT 142-1 (2020), p. 113-119
Même s’il est oligographe, Alain Damasio est considéré comme l’un de nos meilleurs – sinon le meilleur – auteurs français actuels de science-fiction pour ses deux romans, La Zone du Dehors (1999) et La Horde du contre-vent (2004), à quoi il faut joindre notamment un volume de nouvelles.
- Damasio, Les furtifs, coll. Imaginaire, Clamart, La Volte, 2019, 15×23, 704 p., 25,00 €. ISBN 978-2-37049-074-2
Même s’il est oligographe1, Alain Damasio est considéré comme l’un de nos meilleurs – sinon le meilleur – auteurs français actuels de science-fiction2 pour ses deux romans, La Zone du Dehors (1999)3 et La Horde du contre-vent (2004)4, à quoi il faut joindre notamment un volume de nouvelles5.
Son dernier roman, Les furtifs6, nous plonge aussitôt dans le cœur de l’histoire. Lorca Varèse, un homme de 43 ans, passe l’épreuve éliminatoire qui va décider s’il sera ou non chasseur des furtifs. Considérés comme des légendes urbaines, ceux-ci sont en fait des animaux prodigieusement véloces et surtout métamorphiques. Il y a 18 mois, Lorca a perdu sa fille, Tishka, 4 ans, qui a mystérieusement disparu. Et une semaine plus tard, sa femme, Sahar, se sépare de lui : autant Lorca est convaincu que Tishka est encore vivante, partie il ne sait comment avec les furtifs, autant Sahar, elle, est assurée de sa mort et il tente de « faire son deuil ». Mais il y a plus. En 2040, les villes sont intégralement quadrillées grâce à la bague mise au doigt des citoyens-clients (« Un Anneau pour les gouverner [ou plutôt les contrôler] tous »), sous un capitalisme insidieux qui n’est qu’un « self-serf service ». Or, les furtifs restent les seuls à ne pas laisser de traces. Ce nouveau livre total tresse épique, romantique, politique, voire métaphysique. L’évaluation d’un roman étant encore plus subjective que celle d’une œuvre spéculative, nous nous permettrons de l’approcher à partir de son retentissement affectif – l’homonyme américain de l’auteur ayant démontré l’étroite connexion entre intelligence et affectivité7.
Au début (chap. 1 à 6), je fus magnétisé par l’histoire qui commence si vite, si fort, si bien. Génialement et immédiatement, ce roman-univers croise la conquête amoureuse de la femme perdue, l’enquête pour retrouver l’enfant disparu, la requête de la liberté face à un pouvoir politique toujours plus subtilement contrôlant, la quête de la vérité sur cette disparition dont les furtifs seraient l’origine, mais qui, beaucoup plus que cela, pourraient être la clé permettant de nous tenir, sans peur, dans la zone du dehors, c’est-à-dire dans l’Ouvert.
Puis (chap. 7 à 10), je fus franchement agacé par ce qui est plus qu’une concession au paradigme à la mode, le monisme, même s’il se fait sur le mode original du Balinais (ah ! les rythmes de Bali qui attiraient tant Olivier Messiaen !), avec son ombre anti-chrétienne encore plus politiquement correcte – même si elle demeure au fond très discrète8. Quoi qu’il en soit, en cherchant son salut vers ce qui apparaîtra de plus en plus comme une large concession au biocentrisme, Damasio se désamarre de la créativité chère à Deleuze et s’attache de la manière la plus réactive, donc naïve, à une autre forme d’aliénation, le bouddhisme. Nous y reviendrons.
Je fus de nouveau saisi, moins enthousiaste, mais vivement aspiré, par la deuxième mission (chap. 11 à 16) : la recherche du symbiote, avec ce sommet de créativité qu’est le déchiffrage de la langue des furtifs, composée de glyphes (chap. 12) – la langue et les sons étant les deux grands amours de Damasio.
Au chap. 17, j’ai craint que, ayant désormais résolu toutes les énigmes qui mettaient le roman en tension, Damasio ne transforme l’épopée linguistico-métaphysique en une simple course-poursuite à retombées politiques. Mais c’est alors que s’est dessiné un élargissement inattendu de la scène, du privé au public. S’appliquant le principe d’autogenèse, voire d’autopoïèse permanente, l’auteur change de genre littéraire. Ce qu’elle perd en jeu (intime), l’intrigue le gagne en enjeu (public). Tant mieux ! Un nouveau suspense en naît (les furtifs seront-ils éliminés, ostracisés ou promus comme promesse de renouvellement social, politique, cosmique ?), même s’il prend un air plus connu pour qui s’intéresse au petit monde très actif et activiste des milieux alternatifs, écologiques, collapsologiques, etc. (chap. 18 à 21).
Enfin, j’ai achevé les derniers chapitres, vaguement ennuyé, alors que Damasio en fait des tonnes émotionnelles en terminant par une originale communauté entre privé et public, sur une péniche, où tout masculin est mort, sans larme ni alarme (chap. 22 et 23).
Comment ne pas se réjouir de la critique aiguë du culte de l’ego, de la société d’hyperconsommation, du mensonge de politiques qui parlent d’autant plus démocratie et transparence qu’ils secrètent de la dictature et de la servitude, des multiples anticipations proposées avec acuité sur notre futur proche, notamment sur la forme doucement enveloppante de l’aliénation soft, relayée par nos multiples complicités (être soi : l’ultime produit de l’hyperconsommation !), et autrement plus inquiétantes que les dystopies post-apocalyptiques ?
Comment, par ailleurs, ne pas aimer les (re)trouvailles sur les glyphes et le langage des furtifs9 (un chap. fascinant et addictif de La horde du contre-vent, admiré de tous les lecteurs, conte un duel oratoire entre l’un des hordiers, le troubadour Caracole et le stylite Sélème), les hypothèses sur la nature des furtifs et, plus généralement, sur la biologie10, le rôle accordé à la musique, notamment au rythme ?
Toutefois, nombreux sont les paradoxes, qui pourraient se transformer en critiques par rétorsion. Nous en avons noté, chemin faisant. Par exemple, par sa fascination pour le rythme en sa puissance morphique, l’héraclitéen devient un néo-pythagoricien, donc un platonicien (horresco referens) qui s’ignore. De même, derrière certaines fractures innovantes (les changements typographiques, la multiplicité, déjà présente dans La Horde du contre-vent, des styles liés aux six personnages principaux), la facture du roman demeure au fond très classique : à la structure en cycles toujours plus larges, se joint une montée-descente autour du chap. central (12), au double sens, narratif et « géométrique », du terme. Nous avons aussi observé le choix, tellement tendance, pour une spiritualité vaguement New Age (même si le « nouvelâgeux » est vitriolé en passant) et l’enthousiasme étrangement acritique de Damasio, via son héros pourtant sociologue, voire ethnologue de métier, pour les multiples aspects de la société balinaise. Comment, enfin, ne pas souligner les bipolarités ingénument manichéennes ? La plus apparente est celle de la liberté vs le pouvoir contrôlant (identifié sans inventivité au monde militaire et, plus encore, à un candidat à la présidentielle dont toute ressemblance avec un président hexagonal rimerait avec coïncidence) – comme si les communautés de base étaient indemnes du péché originaire de violence. La plus profonde, la plus décisive métaphysiquement, est celle du changement vs la stabilité, c’est-à-dire la vie vs la mort – comme s’il n’existait pas un parménidisme de l’héraclitéisme (rien de plus banalement ennuyeux que la rhétorique ou plutôt la ritournelle de l’évolution-révolution permanente). Le meilleur exemple de cette nouvelle contradiction performative réside dans la langue. La créativité lexicale de Damasio est si vertigineuse qu’elle compromet parfois la compréhension. Il est d’autant plus révélateur que, alors qu’elle lui adresse une demande de haute importance, l’héroïne, Sahar, demande à sa fille, Tishka, spécialiste de la polysémie absconse, d’être pour une fois limpide : « Non ou oui ? Essaie de parler aussi droit que possible, s’il te plaît, c’est très important, là » (chap. 22, p. 659).
Comment, ensuite, ne pas s’étonner de la naïveté d’un discours, d’ailleurs bavard et répétitif, qui, bien que se voulant averti de la chose philosophique, est aveugle au cœur du débat, qui est d’ordre éthique. En effet, même si le roman se veut aussi politique, il vrille intégralement autour des trois protagonistes qui sont salués dans la dédicace. Dans l’ordre : Tishka, Sahar, Lorca, soit la fille, la mère et le père. Or, une secrète idolâtrie anime et, en fait, mine toute l’histoire : celle de Tishka et, derrière, celle de la femme qui porte l’enfant. C’est ce que prouvent les fermetures absolutisées et incritiquables de Sahar, au nom de son attachement infini à sa fille : une fois reconnue son erreur à l’égard de Lorca, pire, son rejet radical et agressif, nul pardon ne vient sanctionner son retour ; lors du retour dans leur appartement, son hyperviolence injuste, verbale, puis physique contre son conjoint, n’est là encore suivie d’aucun amendement, pire, semble justifiée par une compréhension abyssale de Lorca (chap. 16, p. 421-423). Enfin, une fois veuve, Sahar est habitée par une paix presque sans ombre, alors que nous nous retrouvons dans une situation en écho dont la similitude semble avoir échappé à Damasio : celle qui ne supportait pas de revoir Lorca parce qu’il lui rappelait trop leur fille (cf., par exemple, chap. 3, p. 70), se réjouit maintenant de la présence de Tishka parce qu’elle lui permet de faire mémoire de son époux : « Lorca me manque évidemment, mais Tishka me le redonne sans cesse » (chap. 23, p. 679). Cet amour, apparemment admirable, pour l’enfant perdu puis retrouvé, outre d’être une concession à l’air du temps11, cache une secrète idolâtrie pour celle qui, furtivement, se présente comme sauveur du couple et, au-delà, de l’humanité à venir. Nous sommes loin de la Béatrice qui, pour être idéalisée (en épouse, d’ailleurs, pas en enfant), n’en demeure pas moins une créature, dépossédée du privilège de conduire Dante jusqu’au ciel empyrée.
Pourtant, l’essentiel est, à mon sens, encore ailleurs (sic !) : le retour sauvage (et donc chaosmotique) du surnaturel qui, comme par hasard, tourne autour des deux questions hantant toute quête ultime : Dieu existe-t-il ? L’homme est-il immortel ? – auxquelles s’ajoute une troisième. Or, à chaque fois, le discours d’Alain Damasio flotte, à la limite de l’invu et, plus encore, de l’inassumé.
Primo, la recherche de Lorca s’inscrit tellement dans le sillage du désir de Dieu qu’il se sent obligé, non sans contradiction, de le raturer dans la même page. En effet, pour justifier sa quête éperdue de sa fille perdue, Lorca doit argumenter contre Sahar. S’affrontent deux logiques bien connues : celle, rationnelle, voire rationaliste, de la déconstruction archaïque de tout désir, en illusion et recherche d’un manque originaire à jamais impossible à combler (même si ce manque est seulement reconduit à celui de Tishka) ; celle, affective, d’un désir qui, dans sa puissance et l’autoconviction qu’il engendre, ne saurait être vain et pointe vers un objet au risque de le créer. Or, Lorca s’avèrera avoir si profondément raison contre Sahar que, non sans ingratitude, celle-ci claquera la porte de son psychanalyste (chap. 14, p. 365). Mais la pointe est autre. Pour une fois, le nietzschéen revendiqué qu’est Damasio est si lucide sur ce qui pourrait sembler être une concession inconcédable aux « hallucinés de l’arrière-monde » qu’il affirme dans une même page à la fois une défense du principe anthropologique qui, conduit à son ultime logique, devrait s’identifier au desiderium naturale (sed inefficax) videndi Deum, et un athéisme confessé (et confirmé plus loin) : « Si tu crois à quelque chose, Sahar, cette chose se met à exister ; si tu crois en Dieu, tu fais exister Dieu – Dieu n’existe pas, mais pourtant il se tient là, debout » (chap. 3, p. 81). Mais, justement, Lorca ne chercherait pas sa fille, si elle ne préexistait pas à sa quête désirante…
Secundo, quand il fait revenir Tishka à la vie, dans un rituel à la fois esthétique et religieux, Damasio est si embarrassé de se retrouver de manière aussi patente face au dogme chrétien de la résurrection que : d’abord, hapax dans son livre, il ne revient pas sur l’événement dont le processus demeure innommé jusqu’à en devenir incompréhensible ; ensuite, il promet d’y revenir sans tenir sa promesse12 ; enfin, il l’affirme dans un vocabulaire dont le flottement révèle sa gêne de la manière la plus patente, oscillant entre « résurrection » et « réincarnation » (chap. 22, p. 602) – comme si les deux événements n’étaient pas hétérogènes du tout au tout.
Tertio, osons poser la question qui dérange : quelle est donc l’identité véritable de ces furtifs ? Même si l’un des protagonistes les plus inédits, le philosophe Varech, critique le spiritualisme naïf de la Cryphe, et veut les matérialiser à toute force, comment ne pas s’interroger sur le point de convergence de leurs différentes caractéristiques : agilité au-delà de toute capacité animale, pure énergie mal configurable, bonté non-violente, protection, joie ? L’on sait combien un auteur de science-fiction et ouvertement anti-chrétien comme Pullmann réintroduit la figure angélique du daemon13 (à ne surtout pas confondre avec le démon, dont traite la tradition chrétienne). L’on sait, plus encore, combien, expulsés de la philosophie et de la théologie, les anges font un retour bruissant et très utilitariste, dans la nébuleuse « nouvelâgiste14 ». Mais comment ne pas se réjouir de voir célébrer ici une nouvelle vision enchantée du cosmos où la coopération prime la compétition, où la beauté requiert une explication indisponible dans le modèle froidement mécaniste, bref où « la nature qui aime à se cacher15 » (chap. 23, p. 687) requiert une médiation par surcroît ? Le fidèle disciple de Deleuze (constamment cité), qui demeure un romancier et non un philosophe (ce qui ne peut que réjouir), ne nous ferait pas vibrer, et si souvent, en des pages profuses et inspirées, s’il ne mettait en scène ce qui est par excellence mouvement et vie : l’amour.
Pascal Ide
1. Nous nous permettons ce néologisme en forme de clin d’œil pour un auteur fertile en trouvailles linguistiques.
2. Il est par exemple considéré par Jérôme Vincent comme « l’un des 10 incontournables de la SF française » (<https://www.actusf.com/detail-d-un-article/article-8071>, consulté le 27 août 2019).
3. A. Damasio, Les Clameurs et La Volte, Paris, Cylibris, 1999, rassemblés et titrés en un seul volume : La Zone du Dehors, Paris, Cylibris, 2001, puis révisé et pour sa première édition chez Clamart, éd. La Volte (maison dont le nom même est inspiré du roman), enrichi d’un DVD de Ludovic Duprez et Erwan Castex : coll. La Volte 9, 2007 ; coll. Folio SF 350, Paris, Gallimard, 2009.
4. Id., La Horde du contre-vent, Clamart, éd. La Volte, 2004, accompagné d’un CD de musique de « bande originale du livre » ; coll. Folio SF 271, Paris, Gallimard, 2007. Grand prix de l’Imaginaire en 2006.
5. Id., Aucun souvenir assez solide, Clamart, éd. La Volte, 2012 ; coll. Folio SF 474, Paris, Gallimard, 2014.
6. Id., Les furtifs, Clamart, éd. La Volte, 2019.
7. Cf. A. R. Damasio, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, trad. M. Blanc, Paris, Odile Jacob, 1995 ; Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. J.-L. Fidel, coll. Sciences, Paris, Odile Jacob, 2003.
8. On ne croise qu’une critique directe, lorsque Lorca-Damasio parle en passant des « Occidentaux, plombés par notre judéo-christianisme », à savoir la culpabilisation (chap. 7, p. 178).
9. Ils ne sont pas sans évoquer l’excellent film de science-fiction américain Premier Contact (D. Villeneuve, 2016).
10. Même si l’on sent vite les limites d’un littéraire passionné de sociolinguistique, mais peu au fait des sciences de la nature.
11. La littérature est abondante en psychologie sur l’enfant-roi. Cf., par exemple, D. Pleux, De l’enfant roi à l’enfant tyran, Paris, Odile Jacob, 2002 ; coll. Poches 169, 2006.
12. « On ne comprit que bien après » (chap. 20, p. 602).
13. Cf. P. Pullman, À la croisée des mondes. 1. Les royaumes du Nord. 2. La tour des Anges. 3. Le miroir d’ambre, trad. J. Esch, Paris, Gallimard jeunesse, 1998 et 2000. « Philip Pullman exprime pour la religion [précisément l’Église catholique] dans sa trilogie » (…) « une haine passionnée » (N. Tucker, Rencontre avec Philip Pullman, trad. F. Gallix, Paris, Gallimard jeunesse, 2004, p. 136. C’est moi qui souligne. Cf. tout le chap. « Science et religion »). Cf. P. Ide, « À la croisée des mondes. Une haine de l’Origine », Il est vivant ! 245 (jan. 2008), p. 44-45.
14. Cf. P. Ide, « Les subversions de la figure de l’ange dans le Nouvel Âge », Angelicum 86 (2009), p. 25-63.
15. Héraclite, Fragment B cxxiii, de Thémistius, Les présocratiques, éd. J.-P. Dumont, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988, p. 173. Cf. le commentaire de P. Hadot dans Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, coll. nrf essais Paris, Gallimard, 2004.